3.2.3.6. Des coopératives ouvertes au public

Parmi les acteurs du système de production du beaufort, une autre catégorie joue un rôle important, même s'il est indirect : les touristes. Ils sont des consommateurs potentiels du fromage, ils sont des usagers de la montagne. Dans les entretiens menés avec les agriculteurs, les techniciens et les responsables interprofessionnels, ils étaient souvent présents. La perception du tourisme est assez hétérogène même si on note une différence entre la vallée de la Tarentaise d'un côté et le Beaufortain et la Maurienne de l'autre, où selon les agriculteurs, "le tourisme est un atout, il permet de commercialiser les produits." Les techniciens, d'une manière générale, se sentent tous concernés par l'hospitalité et l'accueil, estimant que "c'est par là que passe l'image du produit." Selon un ancien contrôleur laitier,

‘"les touristes sont des acheteurs potentiels et ce sont eux qui vont colporter les messages sur le beaufort, l'image et qui achèteront par la suite ou feront acheter. Ces gens là, on n'a pas le droit de les décevoir. La coopérative de Beaufort, ou l'office de tourisme, a mis une publicité pour la Semaine du Goût 1998 : cette affiche montre un vieux savoyard avec un béret, tenant une vache avec des cornes à la pachonnée : est-ce que ce n'est pas une publicité mensongère ? est-ce cette image que l'on veut montrer du beaufort ? n'y a-t-il pas dans ce cas un décalage fort entre la réalité et ce qui est montré ? On peut s'interroger ; moi je regrette que le beaufort cautionne une telle image."’

D'ailleurs, des producteurs de lait de la zone beaufort font aujourd'hui visiter leur exploitation : "je fais visiter tous les mardis matin mon exploitation à des touristes ou des habitants de Maurienne : financièrement, ce n'est pas intéressant, cela fait partie de l'animation de la commune, fait connaître le produit, fait connaître notre métier. Le fromage est mis en valeur dans son environnement, par la race, l'alpage, la fabrication, etc. Ce qui a fait la publicité du beaufort, c'est ça, c'est pas la publicité à la télévision." Les agriculteurs justifient également certains choix par les conséquences sur les consommateurs : par exemple, à propos du maintien des cornes, ils estiment que "si les vaches n'ont plus de corne, le touriste parisien va dire que ça ne ressemble pas à une vache", alors même que dans les exploitations en Ile de France, les vaches sont aujourd'hui dans des stabulations libres où l'écornage est indispensable. Les agriculteurs savoyards semblent projeter leurs représentations sur les touristes parisiens. Ils ajoutent que "si elles sont mal coupées, que ça fait des bouchons, c'est dégueulasse." En outre, ils sont très attachés aux cloches et à l'habillage des vaches, à la fois parce que cela donne sens à leur métier et au système agro-pastoral mais également parce qu'ils ressentent une fierté à se montrer de cette façon : "il y a des vaches qui les font mieux sonner que d'autres, alors on met les plus belles cloches à celles qui les portent bien, à celles qui les font bien sonner ; et les touristes ils aiment bien, c'est beau de voir monter un troupeau en alpage" ; d'autres ajoutent que "sans les cloches, la montagne est sans vie. On n’a plus les cornes, il faut au moins qu’il reste les cloches. Aujourd’hui, l’aspect pratique des cloches en alpage est moindre, avant ça servait surtout à retrouver des vaches dans le brouillard au moment de la traite. Mais on en met encore, on y est attaché, ça donne de la vie."

Toutes les coopératives ont aujourd'hui une pièce réservée à l'accueil des touristes et la plupart ont réalisé un film d'une trentaine de minutes retraçant les activités agricoles de la vallée (production laitière, production de miel, autres productions fromagères), les coutumes et fêtes locales et la fabrication du beaufort. Dans cette pièce sont accrochées des panneaux explicatifs sur la fabrication, sur l'origine du fromage beaufort, sur la vie des agriculteurs de la vallée et sont exposés divers instruments anciens liés à cette activité. Les différents entretiens et observations que nous avons menés montrent qu'il existe une ambiguïté entre ce qui est fait pour préserver l'identité et les spécificités de la production et ce qui est fait pour promouvoir une image. En effet s'entrecroisent les choix techniques destinés à garantir la qualité du fromage et les choix culturels et patrimoniaux. Actuellement, les professionnels débattent du nouveau règlement technique du beaufort, précisant le nouveau décret d'appellation paru au Journal Officiel en 1993. L'un des principaux enjeux de ces débats repose sur l'alimentation animale. Dans le précédent décret, le type d'alimentation autorisé était peu détaillé à l'exception de l'obligation de la mise à l'herbe durant la période estivale. Aujourd'hui, parallèlement à la crise de l'ESB et les questions soulevées autour des mesures d'hygiène et de santé animale, les responsables professionnels du beaufort ont décidé de mieux réglementer les aliments de complément et la composition de la ration de base des vaches laitières. Nous ne rentrerons pas dans les détails des préconisations parce que trop complexes et surtout encore en discussion⁹⁴. Toutefois, les orientations générales vont dans le sens d'une diminution des apports en aliments concentrés en alpage, ce que l'on nomme localement "les croquettes". Cette évolution mérite que l'on s'y attarde car elle est le résultat d'une conjonction de phénomènes. En premier lieu, depuis plusieurs années, les responsables du beaufort, responsables du syndicat, responsables de coopérative, préconisent une augmentation du "lait d'herbe", c'est-à-dire privilégier la production laitière estivale. Le lait d'été est mieux valorisé (le beaufort d'été est plus prisé donc vendu plus cher que le beaufort d'hiver) et parallèlement les alpages sont mieux occupés par les différents troupeaux permettant l'entretien des paysages, eux-mêmes liés au tourisme. En second lieu, pour avoir du lait, comme n'importe quel mammifère, les vaches doivent avoir un veau⁹⁵. Les producteurs qui souhaitent produire plus de lait durant l'alpage, font vêler les vaches en février ; les chaleurs réapparaissent 3 semaines après, permettant d'inséminer à nouveau l'animal. Le pic de lait intervient mi-avril, période de la mise à l'herbe qui stimule la production de lait. Ce double phénomène peut poser des problèmes pour couvrir les besoins corporels des animaux, problèmes accentués durant l'alpage car il est plus difficile de gérer l'alimentation. Durant l'été, les vaches inséminées au printemps sont dites "gestantes". Le fait d'attendre un veau permet d'atténuer la baisse progressive de la production laitière. Ces vaches sont taries à l'automne et vêlent en janvier ou février. Faire le choix du lait d'herbe est une sorte de pari que l'éleveur fait car il comporte des risques importants : durant l'alpage, la qualité de l'herbe n'est pas homogène d'une parcelle à l'autre et les amplitudes thermiques peuvent être importantes (surtout en cas de neige, phénomène pas rare en juillet dans les Alpes) alors que les vaches se trouvent dans leur meilleure période de production. Si un problème survient, la production baisse, et malgré les apports complémentaires, la production ne retrouve pas son niveau initial. Le lait d'été est mieux payé, de l'ordre de 50 centimes de plus au litre de lait. Mais les éleveurs prennent un risque contrairement à ceux qui décident de faire leur quota durant l'hiver : dans ce cas, les vaches vêlent à l'automne. Ils assurent un bon niveau de production et il est plus facile de maintenir la lactation en exploitation car les perturbations éventuelles sont rares. Ces éleveurs à ce moment là mettent "les vaches en pension" l'été, c'est-à-dire que le groupement pastoral ou un producteur individuel les prend dans son troupeau. Ces vaches produisent peu de lait durant l'estive, parfois même elles coûtent de l'argent à leur propriétaire. Aujourd'hui, des grosses exploitations, généralement des GAEC, articulent deux périodes de vêlage, l'une en février et l'autre en novembre, permettant de "faire le quota mais dans le même temps de mettre des vaches en alpage qui produisent suffisamment de lait pour une bonne rentabilité." Ainsi, faire du lait d'herbe, garantir la production et limiter les risques ont conduit les éleveurs à augmenter l'apport en concentrés en alpage. Cette évolution pose problème dans un contexte où l'alimentation animale est l'objet d'interrogations de la part des consommateurs, devenus méfiants et suspicieux. Le fromage beaufort, dont la communication s'appuie sur une image de produit traditionnel, d'alpage, naturel et respectueux des savoir-faire ancestraux, peut-il prendre le risque de délaisser une alimentation locale (foin et herbe fraîche) au profit d'aliments énergétiques complémentaires ? Parallèlement à une volonté de ne pas aller vers une intensification du système de production, les responsables professionnels défendent l'idée d'une limitation de ces apports en concentrés, en particulier en alpage. Les touristes que nous avons interrogés, sortant d'une coopérative ou dans le cadre de manifestations organisées par le syndicat du beaufort, disent que le système "s'appuie sur des vaches particulières tout le temps sur des alpages, qui n'ont pas le droit de manger de granulés." Un directeur de coopérative nous confiait lors d'un entretien "qu'un touriste – randonneur en vacances en Tarentaise avait pris une photographie d'un sac Sanders sur un alpage qu'il avait ensuite envoyé à la coopérative. Il avait écrit au dos du cliché : « c'est ça votre produit de terroir ??? »" Les responsables du beaufort sont soucieux de l'image du produit, et selon l'un d'entre eux, "cette image doit être irréprochable. Les contraintes sont strictes, c'est un investissement à long terme, ça a un coût."