3.2.4.1. Producteur laitier, fermier, "d'en-haut", "d'en-bas" : une production diversifiée

Le système de production du reblochon regroupe des professionnels très divers dont la manière de concevoir l'appellation d'origine contrôlée diverge parfois. Selon une productrice qui a contribué à la construction de l'appellation, aujourd'hui retraitée mais participant toujours à l'activité de l'exploitation avec son fils, "l'AOC reblochon, c'est une bonne chose parce qu'elle a protégé le fromage. Sans l'AOC, le reblochon n'existerait plus aujourd'hui". En revanche, elle estime que "certaines normes, certains règlements vont trop loin, au détriment du produit." Les producteurs plus jeunes, pour certains nouvellement installés, manifestent les mêmes inquiétudes : "les normes, c'est aberrant, mais c'est aussi indispensable : il faut des contraintes, il faut respecter les critères, mais c'est dommage de mettre de côté certains matériaux pourtant très bien pour la fabrication, tels que le bois." Dans le même temps se révèlent les tensions entre les différents producteurs puisque les fermiers de la vallée de Thônes affirment que " les producteurs de lait ne sont pas responsables : le lait sale est quand même pris car il y a une forte demande de la part des industriels. Ils n'ont pas la conscience du produit, du fromage." Ces producteurs de lait expriment de leur côté "leur rôle dans la filière puisqu'ils produisent de lait proprement, et contrairement aux fermiers d'en-haut ils produisent, eux, tout leur foin sur place ; ils ne l'achètent pas en dehors de la zone." Les antagonismes sont aussi présents entre producteurs fermiers, entre ceux "d'en-haut" et ceux "d'en-bas", entre montagne et avant-pays. Les fermiers "d'en-haut", situés dans la vallée de Thônes, disent que "le produit aujourd'hui est standardisé, qu'il a moins de goût, ça n'a plus de sens, et en plus les gros GAEC de l'avant-pays font du tort au produit, ce sont des petites fruitières." Ce témoignage s'inscrit dans le large débat de la définition de la dénomination "reblochon fermier". Lors de notre rencontre avec un responsable du SIR, il nous expliquait que "dans le nouveau décret, en production fermière, on a toujours l'obligation de transformer deux fois par jour, par contre on a une limite, celle de la taille de l'atelier : la production annuelle de lait doit être inférieure à 500 000 kg. Si un gros GAEC produit 600 000 kg de lait, il peut fabriquer du reblochon mais il n'a plus le droit à la dénomination reblochon fermier pour la totalité de sa production. On s'est aperçu qu'au-dessus de ce seuil, les méthodes mises en place font que ça ressemble plus à un reblochon artisanal qu'à un reblochon fermier." Au volume de production sont liées des technologies et des instruments particuliers, notamment le soutirage sous vide, l'utilisation systématique de ferments, une forme de mécanisation globale du procès de transformation. La limite à 500.000 kg de lait pour la mention fermier n'a pas de sens selon les producteurs fermiers de la vallée de Thônes : "ça ne tient pas debout." Ils soulignent que "le reblochon se vendait beaucoup mieux au début des années quatre-vingt : 40 à 41 FF le kg. Aujourd'hui, il se vend à 35 FF le kilo et en plus les charges dues aux mises aux normes notamment ont augmenté et plus encore pour ceux qui ont un alpage, c'est un double investissement." D'une manière générale, ils expriment unanimement que " la mention fermier devrait s'appliquer pour une production à la ferme, d'un couple (30 laitières maximums, 150000 kg), sans report de lait et avec un alpage" et ajoutent que "les meilleurs systèmes, c'est 30 ou 40 laitières, sinon après les fromages n'ont plus de goût. Dans les concours, ce sont les petits producteurs qui sortent." Nous avons interrogé un responsable interprofessionnel, producteur de lait livrant dans une fruitière, très impliqué dans plusieurs organisations agricoles, à propos de l'histoire de cette limite à 500 000 kg de lait, car cette question était prégnante dans les entretiens :

‘"J'ai proposé en 1990, quand il y a eu une exploitation qui a démarré avec 500 000 kg de lait en quotas fermier et 400 000 en laitier sur la même exploitation, de limiter – alors que j'étais en coopérative – la taille des ateliers fermier. J'avais proposé 300 000 kg de lait parce qu'à l'époque les montagnards disaient « avec 100 000 kg de lait bien transformé, un couple vit ». Il faut permettre à un couple d'avoir une vie associative, une vie normale, donc de permettre de travailler à plusieurs, soit salarié soit associé. Cette proposition m'a valu la risée et les foudres de l'ensemble des producteurs. Maintenant ils commencent à se poser des questions. Et il y a un autre volet important, c'est la délocalisation du reblochon : ce fromage, il est par essence fait dans les vallées traditionnelles, dans les montagnes, la vallée de Thônes, de Manigod, des Aravis. Mais c'est des régions difficiles, les coûts de productions sont élevés. Aujourd'hui, le reblochon fermier est produit sur toute la zone. Par ce biais là on délocalise la production et on va revivre ce que ma génération a vécu pour l'emmental. Avant on l'appelait « le fromage », c'était le sommet des sommets. Et il y avait des gens qui disaient « il faut qu'on le protège ». On commençait à parler de la Bretagne. Quand j'avais 25 ans, c'est l'époque où Entremont a construit sa première usine à Emmental. Je me souviens de ce qui se disait : « oh les Bretons jamais ils ne pourront faire de l'emmental, jamais ils ne pourront faire le fromage que l'on fait ». En effet, l'emmental breton ce n'est pas l'emmental savoyard qu'il avait à l'époque et ce n'est pas l'emmental savoyard qu'il y a aujourd'hui. Mais il y a une telle densité d'emmental breton que le consommateur moyen ne sait plus ce que c'est l'emmental savoyard. Le consommateur est habitué à cette espèce de caoutchouc pâte à nourrir qu'est l'emmental breton, vendu à 60% râpé, mais du coup ils ne savent plus ce qu'est le vrai et bon emmental. Et bien demain, on ne saura plus ce que c'est le reblochon fermier, le vrai reblochon fermier."’

Toutefois, les producteurs fermiers "d'en-haut" semblent résignés ; selon plusieurs d'entre eux, "ce n'est plus possible de revenir en arrière : les fermiers installés dans l'avant-pays ont investi, ils rentrent dans les clous, ils sont dans la zone, la montbéliarde est autorisée, ils produisent 100% de foin de pays et ils ont un quota : on ne peut pas leur dire maintenant on ne veut plus de vous même si c'est plus du fruitier que du fermier."