3.2.4.2. Pour une dénomination "reblochon fruitier" ?

La controverse sur la mention "reblochon fermier" rejoint le projet d'une troisième dénomination au sein de l'appellation : "reblochon fruitier". Un entretien avec un responsable interprofessionnel a permis d'éclairer la teneur du projet :

‘"A l'heure actuelle, il n'y a qu'une seule appellation qui est reblochon. Dans cette appellation, il y a une spécificité qui est le reblochon fermier. Donc aujourd'hui il n'y a rien d'autre que le reblochon ou le reblochon fermier. Même s'il y a une volonté des producteurs de la vallée de Thônes d'avoir une zone plus spécifique, tout est au point mort. Nous en discutons, notamment de la mise en place un peu comme dans les vins d'un cru particulier. Mais pour ça il faut avoir des spécificités bien particulières et peut-être des contraintes supplémentaires à ce qui existe déjà. Maintenant, il y a aussi la typicité des ateliers laitiers qui est la fruitière et il y a un certain nombre d'entreprises qui ont utilisé le mot fruitier parce que c'était porteur au niveau commercial. On estime que ça n'a pas d'incidence au niveau des consommateurs mais plus dans les négociations commerciales avec la grande distribution. En fait, il y a eu presque un abus de cette utilisation, parce que certaines entreprises ont mis un cahier des charges mais qui ne voulait rien dire parce qu'il n'était pas contrôlable. Et donc on a un certain nombre de professionnels qui ont pris les choses à bras le corps en disant : « soit on définit un reblochon fruitier comme on a définit le fermier, soit on l'interdit à tout le monde ». Donc aujourd'hui, nous avons essayons de définir les critères de la production fruitière."’

Un détour historique contribue à mettre en lumière les discussions sur le projet "fruitier". Dès la fin du XIIIème siècle, au moment où s'achèvent les grands défrichements, les alpages de la vallée apparaissent régulièrement exploités durant l'été par des fermiers qui louent ces terres aux moines du Reposoir, d'Entremont, de Talloires ou à des familles nobles habitant la région. Cette location acquittée en nature correspondait pour les propriétaires au droit d'auciège96. Certains historiens ou érudits locaux affirment que le reblochon est issu d'une pratique frauduleuse : en effet, afin de réduire la production laitière d'une traite, base de calcul de l'auciège lors de la visite du propriétaire, les agriculteurs ne trayaient pas complètement les vaches. Ils effectuaient donc une seconde traite, dont le lait était destiné à un fromage, le reblochon, appelé "tome grasse" car le lait était transformé sans écrémage.

Progressivement, dès le XVIIème siècle, le reblochon perd son caractère clandestin, parallèlement à la disparition de l'auciège au profit de redevances en argent ou en fromages, et apparaît dans les contrats de location de terre. L'idée d'une origine frauduleuse est aujourd'hui utilisée par des responsables du développement pour mettre en valeur la culture et le caractère fort des habitants de la Vallée de Thônes : elle sert notamment les intérêts touristiques de la vallée et plus spécifiquement la promotion du reblochon. Ce fromage était donc issu d'une seconde traite, dont le lait était transformé à la ferme en Haute-Savoie.

Dans ce département, les fruitières étaient nombreuses et fabriquaient des gros fromages, en particulier l'emmenthal97. Celui-ci était considéré comme le produit fiable par excellence. L'augmentation de la production laitière dans le département au XVIIIème et XIXème siècle, liée à la mécanisation de l'agriculture, fut à l'origine de la construction de nouvelles fruitières, qui connut son apogée en 1907 avec 437 fruitières comptabilisées. Un ancien fromager, lui-même fils de fruitier, explique que "les gens venaient aider à la fruitière, souvent les ouvriers étaient des membres de la famille. Ils aidaient à mettre les couvercles de bois ou les poids sur les reblochons. Ils s'occupaient aussi parfois des comptes." La fruitière jouait un rôle important dans une commune, elle était le lieu où les habitants – et pas seulement les producteurs – se rencontraient. C'était un lieu de sociabilité très fort.

Tableau 4 - Nombre de fruitières en Haute-Savoie entre 1820 et 1907
1820 1840 1860 1880 1890 1900 1907
20 26 95 260 297 417 437
(Sources : Données issues de Louis Vuichard, 1989 – Nos fruitières, nos fruitiers, Savigny).

Entre les deux guerres, 1919-1939, la production fruitière du reblochon s'intensifia car plusieurs furent construites dans les villages du canton de Thônes et dans la Vallée Verte. Au début, elle ne fonctionnait que du 15 septembre au 15 juin car les agriculteurs emmontagnaient ou mettaient leurs vaches en montagne.

Au fur et à mesure du développement de la production, de sa zone et de ses conditions de productions, les professionnels de Haute-Savoie ont senti la nécessité de se regrouper pour structurer la filière. Le 11 décembre 1932 était créé le "Syndicat des expéditeurs de véritables reblochons", puis le 16 avril 1938 naissait le "Syndicat des producteurs de lait et de reblochons du canton de Thônes et des communes limitrophes".

Après la Seconde Guerre Mondiale, la production fruitière de reblochon a diminué, notamment du fait de l'augmentation de la production fermière. En 1949, il restait 73 fruitières en Haute-Savoie qui produisaient 750 tonnes de reblochon par an. Inquiets de l'extension de la zone de production, les professionnels ont établi des conditions de production et limité la zone. C'est le 7 août 1958 que le syndicat du reblochon obtiendra l'appellation d'origine contrôlée délimitant l'aire de production à 15 cantons en Haute-Savoie et 2 en Savoie98.

Les producteurs de lait qui livrent en fruitière sont très sensibles à ce débat qui pose problème : entre petits ateliers de transformation et industriels, les discussions sont vives. Certains responsables professionnels sont inquiets devant le peu de mobilisation des producteurs de lait qui se dirigent vers la livraison de lait aux industriels, attirés selon eux "par le profit à court terme et délaissant l'outil de production". Les débats sur la définition des critères du fruitier furent – et sont encore – âpres et conduisit même le président de l'Union des producteurs de reblochon fermier à la démission, qui regrette que "les fruitières n'aient plus pris conscience de leur poids et de l'image du reblochon fruitier, au moins par rapport à leur poids commercial dans les relations entre producteurs et grande distribution." Un producteur laitier nous confiait qu'ils avaient du mal à définir la mention "fruitier" : "moi ça me désole parce que je m'aperçois de plus en plus qu'on est bridé et contrecarré par les grosses boites et ça ça m'interroge énormément pour l'avenir du reblochon, pour l'avenir du SIR et pour l'avenir de toute la filière. Là on est contrecarré en permanence par les industriels qui représentent plus de 80% du reblochon. C'est dangereux, moi je suis inquiet au niveau du partage de la plus-value. On est en train de perdre notre pouvoir, nous les paysans. Et de le perdre la fleur au fusil comme on dit. Les industriels "venez donc chez moi" font des ponts d'or aux paysans (...). Aujourd'hui les agriculteurs ne voient que le lait bien payé et pas de problème. Il y en a qui réagissent. On est en train de perdre nos outils, on est en train de perdre notre pouvoir. En plus on laisse s'industrialiser le reblochon, parce que qu'est-ce qui fait la valeur du reblochon, c'est bien sûr sa qualité, parce que c'est un bon fromage mais c'est aussi l'image d'un produit traditionnel, sain et qui n'est pas un produit industriel." A l'heure actuelle, le syndicat de défense du reblochon semble s'orienter vers le règlement suivant : un des critères mis le plus souvent en avant consistait à limiter à 2 millions de litres de lait la transformation. Mais ceci autorisait les entreprises à vendre avec la mention "fruitier" les deux premiers millions de litres de lait puis le reste en "laitier". Ce critère était jugé trop farfelu par les responsables interprofessionnels. Jusqu'à présent, cette question n'est pas réglée. Les propositions actuelles vont dans le sens d'une fabrication bi-quotidienne et d'une limitation du tonnage par fromagerie. Une limitation à 2 millions de litres de lait, la définition d'une aire de collecte, 2 fabrications par jour, un emprésurage plus rapide et un affinage plus long, peuvent, selon les responsables du syndicat, faire réfléchir les industriels pour sauvegarder des zones de fruitières.

La définition d'une dénomination "reblochon fruitier" pose les mêmes questions que celles soulevées pour le qualificatif "fermier" : comment prendre en compte la dimension culturelle des productions dans le cadre d'un dispositif de protection ? On voit les problèmes auxquels sont confrontés les professionnels agricoles, qui cherchent à les éviter en se référant à des normes génériques ou en justifiant leurs choix par des critères techniques.

Notes
96.

L'auciège (aussiège ou ociège) était un droit que percevait le seigneur (propriétaire) sur 'l'exploitation de l'alpage. Cette redevance était basée sur la quantité de fromage produite en un jour par l'ensemble du troupeau et mesurée en pots de lait dont on savait la quantité de beurre, de sérac ou de fromage qu'ils pouvaient donner. L'auciège pouvait être fixé à un ou plusieurs jours de production de l'alpage.

97.

Jusque dans les années soixante-dix, l'emmental s'écrivait avec un "h". Ce serait pour différencier l'emmenthal suisse et l'emmental français que le "h" aurait disparu en France.

98.

Les communes de Savoie faisant partie de la zone AOC reblochon vont disparaître dans le nouveau décret.