L'élaboration du règlement technique, la définition des critères de fabrication et du droit d'utilisation des différentes dénominations au sein de l'appellation, ne vont pas de soi. Le décret et le règlement technique qui le complète sont de plus en plus détaillés. Au sein du SIR, un technicien administratif précisait que "le décret avait re-spécifié l'approvisionnement des laits, la séparation des laits, conformes, non-conformes, avec séparation des ateliers. Et puis on a été plus loin dans la technologie de transformation, c'est-à-dire qu'on va jusqu'au pressage, temps de pressage, salage. On a mis des garde-fous à toute la technologie. Le pré-affinage aussi est défini." Plusieurs producteurs que nous avons rencontrés s'accordaient à dire que "la fabrication avait peu évolué d'une génération à l'autre." Elle a peu évolué car il demeure un noyau dur : lait emprésuré avec peu de temps de report, le décaillage se fait de la même manière en dessinant des "huit" dans la cuve, c'est toujours le fromager qui juge de la bonne tenue du caillé en pressant plusieurs grains dans ses mains et secouant ensuite la boule ainsi obtenue. En outre, les méthodes d'affinage ont peu changé, ni dans sa durée, ni dans ses pratiques ; la coloration orange des reblochons est ancienne101 et existe encore grâce à l'utilisation de carotène. Les changements résident essentiellement dans la forme : la transformation fromagère s'est mécanisée : machine à traire, brassage mécanique, brossage et lavage en cave. Ils résident également dans les ingrédients, en particulier pour l'emprésurage et l'ensemencement. D'après un producteur fermier du Grand Bornand, "les changements viennent plutôt de l'environnement : trop de quantité, trop lavé, trop propre, il faut réensemencer, le fromage n'a plus de goût. Ce sont les nouvelles normes qui ont imposé des changements de pratiques." Ce producteur fait référence à deux registres différents mais pourtant liés au moins indirectement : d'une part l'augmentation des volumes de production qui exige de sécuriser les fabrications et d'autre part l'accroissement des normes sanitaires et d'hygiène. Dans le premier cas, l'augmentation des volumes de production a conduit à l'élargissement des zones de commercialisation et au renouvellement des relations avec les acteurs de l'agro-alimentaire : un producteur, fermier, fruitier ou industriel, ne peut pas se permettre de prendre le risque de perdre une fabrication ; les conséquences économiques sont trop importantes. Ainsi, un des moyens de sécuriser une fabrication est d'utiliser des ferments issus de souches sélectionnées par des fabricants spécialisés ou d'acheter des yaourts dans le commerce. Ces pratiques sont récentes102 ; elles résultent également de la demande des distributeurs (les intermédiaires commerciaux et les grandes et moyennes surfaces) pour un produit régulier quantitativement et qualitativement. Parallèlement, dans le second cas, très lié au premier car signes de protection ou de qualité, politique agricole commune, marché commun, les normes en matière sanitaire se sont considérablement durcies. Dans les années soixante-dix, l'utilisation de ferments rimait avec problème de fabrication : les producteurs avaient honte, se cachaient et niaient avoir recours aux ferments. Aujourd'hui, les ferments sont associés à la transformation industrielle. D'après un producteur fermier de la Clusaz,
‘"le ferment fait perdre du goût mais sécurise la fabrication. Les agriculteurs sont pris dans un engrenage : le fromage se plaisait dans le bois, ces fromages-là sont ceux qui ont le meilleur goût (...). Le lait est tellement tellement tellement propre qu'il ne sent plus rien, le fromage n'a plus de goût. On recherche la quantité de lait mais on perd tout le reste. D'ailleurs, j'étais à un concours récemment : le meilleur fromage était bourré de staphylocoques."’Les producteurs, fermiers et laitiers confondus, parlent de "lait mort" parce qu'il n'y a "plus rien dedans", "on utilise trop de détergents, on tue tout, bonnes et mauvaises bactéries." Ceux "d'en-haut" ont un discours unanime : "nous en fermier, on travaille une matière vivante, parce que le lait est vivant ; le problème, c'est les industriels, ils ensemencent tout et trop, c'est plus facile, mais au bout du compte notre fromage est mauvais, ça ne ressemble plus à rien." Les industriels laitiers expriment une autre conception de la production : d'une part ils transforment des laits de mélange, c'est-à-dire qu'ils collectent des laits sur plusieurs exploitations qu'ils mélangent ensuite pour la fabrication ; d'un point de vue sanitaire, le mélange des laits et la transformation de volumes importants comportent des risques auxquels les industriels répondent par " la mise en place de démarche d'assurance qualité et la sécurisation maximum de toutes les phases de la fabrication notamment par l'utilisation de ferments." D'autre part, leur logique de production les conduit à fabriquer plusieurs fromages pour "commercialiser un plateau des fromages des Alpes, stratégie indispensable aujourd'hui pour être référencé et pour intégrer les circuits de la grande distribution." L'ouverture du premier supermarché à Paris en 1956, puis celle du premier hypermarché, à Sainte-Geneviève des Bois (Essonne) en 1963, était annonciatrice du grand bouleversement des modes de commercialisation que vont connaître l'ensemble des filières industrielles, du textile à l'agro-alimentaire. Les industriels laitiers occupent une place importante dans le système de production du reblochon : ils pèsent 13700 tonnes de fromages par an, soit près de 80% du volume total. En outre, 90% de la production totale est commercialisée en grandes et moyennes surfaces. Cette situation met en lumière les choix des modes de fabrication des différents fabricants.
La question de l'ensemencement n'est pas simple ; le terme même de ferment pose problème : selon un technologue fromager, "c'est un terme ancien, employé pour désigner tout ce qui aidait à la fermentation. On utilisait aussi les termes de diastase ou enzyme. Aujourd'hui, ces termes ont évolué : un ferment est un produit issu de la sélection, produit maîtrisé, connu, par opposition au levain naturel, où l'on réserve un lactosérum ou un lait d'une fabrication précédente." Parmi les producteurs qui transforment à la ferme, on distingue deux discours, distinction qui recoupe les différences avant-pays / montagne. Dans l'avant-pays savoyard, les agriculteurs ont une formation technique scolaire forte et la revendiquent ; ils sont demandeurs de conseils et d'appuis techniques et mettent en oeuvre une technologie basée sur leur apprentissage scolaire. En revanche, les agriculteurs de la vallée de Thônes dénoncent l'utilisation abusive de ferments, affirmant "qu'autrefois on n'avait pas besoin de ferments pour faire de bons fromages ; le lait était vivant, les fromages avaient du goût ; il y avait le bois. Maintenant, ils ont tous le même goût, neutre, ils sont standardisés." Les producteurs de lait abondent eux aussi dans le même sens : "aujourd'hui tout est devenu très chimique, ce n'est plus assez naturel, on utilise trop de lessives pour nettoyer les outils, sous prétexte de faire propre, mais à la fin c'est le consommateur qui mange ça. Les laits sont neutres, la preuve il faut réensemencer pour fromager." Par ailleurs, ils distinguent les yaourts des ferments : "maintenant, pour la fabrication, on utilise des yaourts, pas des ferments industriels ; les ferments, c'est de drogue, on ne sait pas ce qu'il y a dedans." Les yaourts sont achetés dans le commerce ; pourtant, ils ne sont pas assimilés à des ferments, ni à une pratique "industrielle". Il semblerait que les producteurs fassent cette distinction car ils savent fabriquer des yaourts, certains le font encore, même pour la transformation fromagère, alors qu'ils ne maîtrisent pas la fabrication de ferments lyophilisés. Les technologues fromagers s'accordent à dire qu'un ensemencement est indispensable pour la fabrication ; toutefois, cet ensemencement peut être très varié. Jusque dans les années cinquante, les producteurs de reblochon fabriquaient eux-mêmes leur présure103 et par leur mode de fabrication ils stimulaient un "ensemencement naturel". L'un deux nous explique la façon dont ils fabriquaient la présure : "lorsqu'on tuait un veau, les femmes conservaient toujours la caillette104, qui était lavée et salée pour être conservée. Pour faire la présure, on cousait pour faire comme une poche, parfois on cousait une caillette femelle et une caillette mâle. On remplissait la poche de gros sel et on laissait macérer dans la recuite105. Parfois on rajoutait un peu de vinaigre si la présure n'était pas assez forte. Il fallait recommencer souvent, tous les 10 jours, la caillette et la recuite." Maintenir ainsi une bonne présure exigeait beaucoup d'expérience : la présure évolue, elle pouvait s'altérer et s'affaiblir. les producteurs âgés disent qu'il fallait "la goûter le matin pour connaître sa force. On ajoutait parfois du vinaigre si elle n'était pas assez forte." Cette méthode, encore utilisée dans la fabrication du beaufort, est appelée présure naturelle sur recuite. Elle a disparu progressivement avec la généralisation de la présure industrielle, qui a engendré des bouleversements dans les pratiques des producteurs. La présure naturelle sur recuite bénéficiait de la flore naturelle et ambiante, forme d'ensemencement, comme c'est le cas en beaufort. Cette technique ayant disparu, les ferments yaourts ou lyophilisés ou liquides sont devenus indispensables. Devant la difficulté d'avoir des ferments satisfaisants pour la fabrication, certains producteurs les produisent eux-mêmes : l'un deux "achète des souches pour 50 FF auprès de l'UPRF qu'il utilise pendant 2 semaines : souche mère la première semaine et souche fille la seconde. Il prend du lait de vache – il précise que "certains utilisent du lait en poudre", il le fait bouillir pendant 30 minutes, puis le baisse à 45°C, introduit et mélange la souche, met en pot d'un litre qu'il laisse incuber dans son incubateur. Il utilise parfois en dépannage des baïkos : mais les fromages sonnent quand on tape dessus car ils ont des trous. Parfois en descendant d'alpage, il n'a pas pu préparer de ferments, alors il utilise les yaourts."
Les formes d'ensemencement interrogent les catégories du sauvage et du cultivé, croisant dans le même temps la question prégnante du sanitaire. Elles sont très variées et pourtant déjà en partie codifiées et intégrées au règlement technique. Il s'agit d'un point nodal dans les relations entre les acteurs du système de production, sur lequel nous reviendrons dans le développement de la problématique.
Les producteurs utilisent aujourd'hui du carotène. Auparavant, certains employaient de l'ocre ou du jus de carottes râpées.
L'utilisation de ferments lactiques a notamment été fortement encouragée dans les années soixante-dix pour des redressements de fabrication ; cette pratique s'est ensuite généralisée.
Des documents d'érudits locaux évoquent l'utilisation de décoction d'orties plongées dans le petit-lait pour emprésurer le lait. Cette méthode se retrouve dans d'autres régions fromagères françaises mais aucun producteur n'en a fait état dans les Alpes au cours des entretiens.
La caillette correspond au quatrième compartiment de l'estomac des ruminants, qui sécrète le suc gastrique. Petit Robert, 1986, p. 235.
La recuite ou cueta est le liquide restant après une fabrication, chauffé et écrémé.