3.2.4.5. L'encadrement et le conseil techniques en reblochon

Créé en 1981, le service technique interprofessionnel (STI) du syndicat du reblochon propose aux producteurs un appui en fabrication. Il a pour vocation d'aider les professionnels à "maîtriser au mieux les étapes traditionnelles de fabrication pour améliorer la qualité des produits. (...) Des visites régulières de techniciens qualifiés permettent d'instaurer le dialogue entre fabricants et spécialistes, de résoudre les problèmes éventuels et de conserver et codifier certaines pratiques fromagères anciennes nécessaires au respect de la qualité traditionnelle de l'AOC reblochon106". Parmi ses activités, le service technique, sur la base d'études portant sur l'analyse des flores de surface, a constitué un souchier "spécifique" au reblochon, aujourd'hui mis à la disposition de tous les fabricants107. Les producteurs ont d'une manière générale intégré ce nouveau ferment et estiment que "c'est quand même mieux pour l'image que d'utiliser des yaourts. Mais même si ce ferment assure plus de régularité c'est au détriment du goût et de la diversité, on va trop vers une standardisation". Ils s'inquiètent également de la fromageabilité du lait, car "si on enlève tous les germes, ça va devenir difficile de fabriquer, ça va être risqué, car les laits sont fragiles." Ce ferment du STI, même s'il est dit spécifique et si les producteurs n'ont pas l'obligation de l'utiliser plutôt qu'un autre, pose problème ; ils craignent une homogénéisation de la production. En outre, les relations avec les techniciens ne sont pas simples, même au travers d'un service interprofessionnel. Selon un producteur du Grand Bornand, "si un technicien doit venir pour dire ce qui ne va pas, c'est que le producteur doit changer de boulot. Sur une exploitation, il faut être capable de soigner ses vaches, de voir où sont les problèmes et les régler soi-même. C'est à force de fabriquer qu'on arrive à maîtriser." Faire appel au technicien demeure une preuve d'incompétence ; avoir recours à l'appui technique révèle les lacunes d'un producteur à maîtriser le vivant, tant pour la transformation fromagère que pour le soin aux bêtes ou pour les conduites d'élevage. Les agriculteurs "d'en-haut" ont des vaches abondances alors que ceux "d'en-bas", laitiers et fermiers, ont des montbéliardes. Les premiers ont "des abondances bien sûr, et elles font l'alpage108." Ils choisissent "des bêtes jolies, bien violettes, avec de belles cornes". Elles sont vendues beaucoup plus cher si elles ont des belles cornes, ça vaut moitié prix sans cornes, même si elle fait beaucoup de lait (...). C'est quand même beau une jolie vache avec une jolie cloche qui descend de l'alpage (...). On est dans des pays touristiques, donc on doit en tenir compte, c'est important." D'autres ajoutent qu'ils "aiment quand elles sont coquettes, bien habillées. Les cornes, ce sont des antennes : les montbéliardes qui sont écornées ne savent plus s'orienter, elles sont bêtes. Et sans les cornes, ça leur enlève leur cachet." Les montbéliardes sans corne sont-elles bêtes ou ne correspondent-elles pas la logique de production des fermiers d'en-haut ? En bas, les laitiers et les fermiers disent que "les montbéliardes sont bonnes laitières, c'est une race d'ici, adaptée à nos régions ; avec l'abondance, l'UPRA a fait n'importe quoi, le croisement avec la holstein a râté. Avec la montbéliarde, on sait où on va." De nombreux éleveurs sont adhérents au contrôle laitier, même si les fermiers lui reprochent une "logique trop technique, trop tournée vers l'augmentation des performances laitières" : "C'est indispensable si on veut suivre un peu ses bêtes, surtout pour les taux de leucocytes et les temps de caillage individuel. Le contrôleur laitier fait les rations de base mais il faut les adapter à son troupeau." Mais en ce qui concerne les soins aux bêtes, les producteurs ont souvent un discours mitigé sur l'intérêt de faire appel au vétérinaire et "préfèrent autant que possible donner aux vaches un traitement homéopathique. De toute manière, une fois qu'on l'a vu faire, on est capable soi-même d'identifier le mal et de la soigner. Il faut prendre le temps de s'investir sur son exploitation."

Les relations qu'entretiennent les producteurs, fermiers et laitiers, avec l'encadrement technique ne sont pas simples. Pour certains, même ceux que l'on peut définir comme des producteurs traditionnels, vivant dans la Vallée de Thônes, dont l'exploitation s'est transmise d'une génération à l'autre, le conseil technique est indispensable. Il faut qu'une collaboration durable s'établisse. D'ailleurs, le service technique du SIR passe des conventions d'appui technique avec des producteurs, où il s'engage à venir au moins 6 fois par an ; mais en cas de problème, les techniciens sont à la disposition des fermiers pour se déplacer plus fréquemment. Après chaque suivi, le technicien explique oralement ce qu'il a noté, propose parfois des changements, même à titre expérimental. Dans les jours qui suivent, il envoie un rapport écrit, complété d'analyses spécifiques d'échantillons prélevés. Les producteurs, y compris ceux qui refusent l'appui technique, reconnaissent qu'il est préférable d'avoir un service technique interprofessionnel, car les techniciens sont à proximité, "ils vivent avec les gens, il faut qu'ils soient sur place sinon on ne les voit jamais, c'est plus compliqué". Toutefois, les producteurs sont conscients que ces relations ne sont pas simples à établir, notamment parce que les techniciens embauchés sortent d'écoles d'industrie laitière ou d'écoles d'ingénieurs. Ils ne connaissent pas les spécificités du reblochon. Pour essayer de remédier à cette difficulté, un groupe de 6 agriculteurs de la vallée de Thônes s'est constitué pour créer une commission technique avec des techniciens fromagers et des contrôleurs laitiers. Cette commission semble jouer le rôle de médiation : les espaces de confrontation et d'échanges entre les différents acteurs du système de production sont peu nombreux. Selon une agricultrice, "on aide les techniciens à connaître, tous les mois on se réunit ou on va sur le terrain, chez des producteurs qui ont des problèmes. Il faut tout le temps être avec eux, on leur dit ce qu'ils peuvent faire. Si ça se passe mal avec un technicien, s'il refuse de dialoguer, de changer ses méthodes, il faut qu'il parte, ça veut dire qu'il n'a rien à faire ici. Il faut les faire dialoguer."

Notes
106.

Document SIR. Ce texte expose une grande partie des éléments qui font l'objet de cette thèse. En effet, cette démarche interpelle l'ethnologue quant aux relations entre les différentes formes de savoirs en présence au sein des systèmes de production : que signifie "maîtriser les étapes traditionnelles", "instaurer un dialogue" (y a-t-il des objets communs, médiateurs du dialogue ?), "fabricants et spécialistes" (termes manifestement préférés à producteurs et techniciens) "codifier certaines pratiques traditionnelles" ? L'orientation prise par le SIR de créer un service technique interprofessionnel soulève de nombreuses questions anthropologiques que nous traiterons dans les parties d'analyse.

107.

L'élaboration de ce souchier et l'incidence de la diffusion de ce ferment sont un point clé de l'analyse des relations entre producteurs et techniciens.

108.

Phrase leitmotiv dans tous les entretiens menés dans la Vallée de Thônes.