4. Impact de l'AOC dans les processus de patrimonialisation : un compromis à construire et une mise à l'épreuve du collectif

4.1. Une hétérogénéité d'acteurs impliqués

Entrer dans une logique de demande d'appellation d'origine contrôlée nécessite de se regrouper : l'ensemble des demandeurs, producteurs fermiers, producteurs laitiers, affineurs grossistes, responsables de coopératives, etc., doit se réunir au sein d'un syndicat interprofessionnel et constituer un dossier comportant les informations nécessaires à l'évaluation de l'antériorité du produit, des caractéristiques du terroir et des savoir-faire et pratiques techniques. Elaborer une AOC nécessite de réfléchir aux éléments caractéristiques susceptibles d'être consensuels, donc sur lesquels on peut faire fonctionner un patrimoine collectif. Le processus de patrimonialisation suppose de distinguer ce qui fait sens pour l’ensemble des acteurs, et d’établir à partir de ces éléments un cahier des charges qui rassemble et condense les points de vue, les intérêts, les logiques. En d'autres termes, ce travail exige une prise de conscience des éléments identitaires et traditionnels de la communauté en question. Les acteurs sociaux impliqués apportent des définitions propres à leurs conceptions de l'objet qui devient par-là même un enjeu majeur dépassant le cadre strictement agricole, le champ d’action et les compétences de ces acteurs s’élargissant du même coup. La multiplicité et l'hétérogénéité des acteurs, de leurs savoirs et de leurs représentations, sont une source d'incompréhension et de tension. Entrer dans une démarche d'AOC favorise les échanges mais les relations entre les groupes d'acteurs sont complexes. Elle met à l'épreuve le collectif.

La constitution du dossier de demande d'appellation abondance illustre bien le décalage qui peut naître entre le projet initial et la réponse finale : les critères d'acceptation de l'AOC ont introduit une rupture entre les différents groupes d'acteurs impliqués. Les producteurs fermiers de la vallée d'Abondance, à l'origine de la demande et porteurs du projet, se sont sentis dépossédés des attributs identitaires de leurs fromages.

Le développement des productions abondance, beaufort et reblochon les a inscrites dans le marché agro-alimentaire : elles sont ainsi aujourd'hui au coeur des enjeux et sont soumises à la même réglementation que les autres produits agricoles et alimentaires commercialisés. De ce fait, les acteurs impliqués dans ces systèmes de productions se sont multipliés et diversifiés. Les syndicats de défense entretiennent des relations tant avec les organismes techniques (contrôle laitier, institut technique du gruyère, coopérative d'insémination artificielle, UPRA) qu'avec des OPA (chambres d'agriculture, centres de gestion) ou des structures administratives (DDAF, DSV, DDCCRF). On notera que la normalisation croissante et les exigences sanitaires conduisent à accroître le poids des techniciens : ils sont pour certains le relais de la réglementation, ils mettent en oeuvre les directives, qu'elles émanent d'orientations européennes ou nationales.

En outre, les responsables professionnels ont également affaire à des acteurs dépendant d'organismes non agricoles, mais culturels, touristiques, économiques et politiques, qui interfèrent dans la définition des fromages, dans les orientations des syndicats, dans les projets de développement. Les systèmes abondance, beaufort et reblochon sont insérés dans la vie locale, les activités agricoles se lisent dans le paysage (architecture vernaculaire, inalpage, pâtures). Du coup, les productions intéressent très directement d'autres acteurs qui perçoivent dans l'agriculture des éléments de ressource pour un projet touristique ou culturel. Les agriculteurs eux-mêmes ont fait évoluer leur métier : la production n'est plus la seule activité agricole définissant le métier, preuve en est le développement de l'agro-tourisme dans les Alpes du Nord.

La recherche d'un référentiel commun est une des difficultés principales de l'élaboration du règlement technique dans la mesure où le poids de chacun des acteurs impliqués n'est pas le même. L'élaboration d'une appellation d'origine contrôlée nécessite d'établir un ensemble de références communes, qualifiant le produit et correspondant à des règles collectives, et donc de construire un dialogue, soit à partir de dispositifs, soit par l'intermédiaire d'un tiers. A partir des normes générales (règlements nationaux et européens), un ensemble d'acteurs participe à cette construction ; on peut distinguer principalement trois catégories : les scientifiques, les techniciens et les professionnels agricoles. Les acteurs du processus de qualification développent leur argumentation à partir des différentes façons de produire : la spécification des savoir-faire et des pratiques techniques est la base du référentiel commun et induit une certaine logique d'action. Pour illustrer, limiter à deux races animales, tarentaise et abondance, la production laitière pour le beaufort, correspondrait à un choix particulier d'agriculture. Ce qui semble dénué de sens pour les uns correspond au contraire à des pratiques cohérentes, significatives, pour les autres, possédant leurs propres formes de contrôle. La dimension immatérielle de ces productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles revêt un poids important, souvent sous-estimé lors des procédures de protection. Les savoirs et savoir-faire empiriques sont partie prenante dans l'identité du produit et des producteurs locaux. Il paraît essentiel de prendre en considération tous ces éléments et de montrer que les processus de qualification, et en particulier la production d'un référentiel commun, nécessite de faire des choix, issus d'un rapport de force entre les groupes d'acteurs impliqués. C'est sur la base de l'articulation des trois formes de connaissances, scientifique, technique et vernaculaire, que s'élaborent les règles communes d'action. Le choix des éléments retenus dans les décrets d'application se fait au détriment d'autres. Les savoirs technico-scientifiques laissent peu de place aux savoirs vernaculaires dans un contexte de normalisation ainsi que nous le développerons. La variabilité, la malléabilité, l'empirisme, sur lesquels reposent les savoirs vernaculaires, sont considérés comme un poids par les instances chargées de l'évaluation et du contrôle des systèmes de production et cette situation conduit à édulcorer et vider de leur substance et de leur sens les critères discriminants. En outre, ceci pose la question de savoir qui établit les limites entre ce qui est admissible et ce qui ne l'est pas et sur quelle base - donc quelle logique – on construit ces critères. Le poids des savoirs scientifico-techniques dans un cadre normatif est important : nous montrerons l'élasticité des grilles d'interprétation des normes, en particulier des normes sanitaires, où le "zéro défaut" est l'objectif à atteindre.

Les acteurs des systèmes de production ne mènent pas d'actions individuellement ; ils s'insèrent dans des groupes au travers desquels ils participent aux activités collectives. Ces structures correspondent à des syndicats interprofessionnels, à des groupements de développement agricole, des coopératives, des comités de pilotage tels ceux existants au sein du GIS Alpes du Nord, c'est-à-dire des dispositifs qui régissent et qui donnent un cadre aux discussions et à la conception de projets, qui agissent comme des interfaces entre les groupes. Leur participation à ces structures favorise la reconnaissance et la légitimation de leur système de production. Ainsi, nous voulons montrer que ces dispositifs sont impliqués dans le processus de qualification des produits, puisqu'ils reconnaissent certaines pratiques, certaines formes de savoirs, et contribuent à la production de connaissances et de représentations. M. Maurice soulevait en introduction du colloque sur les cultures populaires113 une question centrale : "les cultures dites "populaires114" doivent-elles être interprétées en référence à la culture dominante, c'est-à-dire comme culture dominée, ou bien peut-on leur reconnaître une autonomie relative, par laquelle s'exprime l'identité collective de groupes particuliers ? Autrement dit, les cultures populaires sont-elles condamnées à être interprétées comme des "équivalents fonctionnels" antinomiques par rapport à la culture dominante, ou bien se définissent-elles selon leur propre logique ?" (1983 : 29). La participation des acteurs à ces dispositifs les inscrit dans des processus cognitifs collectifs, en partie à l'origine de leur statut, dont ils mobiliseront les connaissances dans la qualification des productions.

Notes
113.

Colloque à l'Université de Nantes, Les cultures populaires. Introductions et synthèses, organisé par la Société d'Ethnologie Française et la Société Française de Sociologie, 9-10 juin 1983.

114.

Le terme populaire est pris dans son sens le plus large. Il recouvre à la fois des savoirs locaux, vernaculaires, voire localisés, des savoirs ouvriers, etc.