4.1.1. Les groupements de développement agricole : des dispositifs locaux comme relais entre agriculture et société ?

La Fédération régionale des groupements d'études et de développement agricole Rhône-Alpes (FRGEDA) a encouragé très tôt une stratégie de qualité des produits, allant ainsi à contre-courant du modèle productiviste. Dans les Alpes du Nord, ces groupements se sont ainsi développés de façon distincte des autres régions françaises. Les groupements de développement agricole en Savoie115 ont joué dès les débuts un rôle prépondérant grâce à leur approche horizontale de l'agriculture, travaillant en collaboration étroite avec les acteurs du tourisme, des commerçants, des élus, etc. Ils ont participé à l'enracinement de l'agriculture dans l'espace, dans le temps et dans la société. C'est sous l'impulsion de certains techniciens, animateurs de ces groupements, que des coopératives laitières ont vu le jour dans des zones difficiles où l'élevage demeurait l'activité principale. En Savoie, les groupements de développement agricole sont animés par des techniciens qui ont réaffirmé l'entrée locale, c'est-à-dire que l'entrée technique a perdu de son importance au profit d'une entrée plus d'aménagement, fonction de l'espace, préservation du tissu agricole, en renforçant la participation des collectivités territoriales. Ils ont une approche horizontale, ce qui signifie qu'ils prennent en compte l'ensemble des acteurs susceptibles d'intervenir dans le développement local. Ces groupements se sont développés dans les années soixante-dix car il y avait une urgence face à la déprise agricole. C'est à cette époque que la filière beaufort s'est reconstruite. En Savoie, les groupements sont des GEDA (Groupement d'études et de développement agricole) ou des GIDA (Groupement intercantonnal de développement agricole) selon les vallées. Ils sont animés par les techniciens de secteurs du SUAD116. Ils regroupent un grand nombre d'adhésions, quelles que soient les tendances techniques et politiques, ils sont donc puissants : ils sont des interlocuteurs crédibles pour toutes sortes d'opérations : par exemple, ils peuvent être maîtres d'ouvrage pour des opérations de gestion de l'espace. D'une manière générale, ils sont très marqués par leur technicien - animateur : la coopérative de Saint-Sorlin d'Arve, telle qu'elle existe aujourd'hui, a été construite sous l'impulsion d'un technicien de secteur, qui en est encore actuellement le directeur. Chacun a orienté son secteur selon ses compétences.

Toutefois, on note des limites : tout d'abord, ces groupements assument aujourd'hui moins leur mission de départ, qui était de former des gens à prendre des responsabilités. Par ailleurs, les GEDA ou GIDA sont devenus de petites institutions locales et on constate un processus de notabilisation des responsables : ce sont des zones à enjeux qui ne favorisent pas la remise en cause, la réflexion et le recul. Les femmes notamment se sont retirées de ces groupements car elles ne s'y retrouvaient plus : les groupements ne vont plus suffisamment de l'avant, elles estiment qu'il n'y a plus suffisamment de débats internes. "C'est surtout devenu une affaire d'homme", selon un responsable de chambre d'agriculture. Ceci pose problème au sein du SUAD : il se composerait maintenant d'individualités plus que d'un collectif. La personnalité des techniciens et leur implication locale renforcent leur singularité les uns par rapport aux autres. Ils sont très engagés dans les groupements. Mais cette situation est un atout prépondérant pour le développement et la valorisation de l'agriculture de montagne. Elle permet de rapprocher techniciens et agriculteurs. On peut suggérer que les groupements sont des interfaces et des médiateurs entre des savoirs, des compétences, des perceptions. Ils sont des lieux où différents acteurs sont amenés à débattre de projets tels que l'évolution de la coopérative fromagère, de la gestion de l'espace, des activités touristiques à développer avec de nouveaux partenaires, de la mise en place d'une filière viande pour valoriser un secteur de l'élevage consubstantiel de la production laitière.

On voit ainsi à quel point les groupements de développement agricole en Savoie entretiennent des relations très fortes avec les coopératives de transformation fromagère ; leurs actions s'inscrivent dans une cohérence locale, bien qu'ayant leur propre autonomie d'action. En revanche, dans les zones abondance et reblochon, dans le département de la Haute-Savoie, les systèmes d'action locaux (de Sainte-Marie et alii. 1995) se sont développés en dehors des règles collectives d'action et se trouvent aujourd'hui en décalage notamment avec les orientations des syndicats interprofessionnels.

La Haute-Savoie est marquée par des CETA plus que par des GVA, même si aujourd'hui la tendance s'inverse. Les CETA regroupaient des agriculteurs intéressés par les innovations techniques, l'augmentation des performances des animaux, la modernisation de l'agriculture. Mais aujourd'hui, les CETA ont perdu leur caractère innovant, leurs activités se sont considérablement réduites. Lorsque les techniciens ont intégré les chambres d'agriculture et ont été mis à disposition pour les groupements, des Sociétés d'intérêts collectifs agricoles (SICA) ont été créées. En Haute-Savoie, il existe la SICA du Haut-Chablais, la SICA du Pays du Mont Blanc, la SICA des Bornes et la SICA Arves-Giffre-Risse. Les SICA ont une approche plutôt verticale du développement agricole, c'est-à-dire qu'elles raisonnent en terme de filière. Les thèmes de travail sont pour exemple les mises aux normes, les bassins versants, la production fermière, l'amélioration des alpages. La Haute-Savoie a subi une forte pression foncière, notamment due au tourisme, ce qui a contribué au renfermement de l'agriculture sur elle-même. En outre, l'avant-pays haut-savoyard a un pouvoir supérieur à la montagne, il innove, il intègre des nouveautés techniques, il a une orientation semi-productiviste, c'est-à-dire de nombreux GAEC avec des quotas de 300 000 à 400 000 kg de lait, qui, malgré leur taille importante, assurent une production fermière. Certains GAEC ne produisent pas seulement du lait, ils fabriquent également des fromages, en particulier des reblochons, des tommes et un peu d'abondance. Ils sont un poids très important dans les décisions des interprofessions concernées.

Les GVA féminins, après une période creuse, sont aujourd'hui à nouveau actifs : ils rassemblent les femmes qui produisent à la ferme. Les activités principales recouvrent des thèmes aussi divers que la mise aux normes des bâtiments, l'éducation des enfants, les innovations techniques, les problèmes de fabrication, l'agro-tourisme, ainsi que des activités de loisirs et de sociabilité au travers de sorties de ski ou de voyages. Lorsque les agricultrices ont besoin d'être informées sur un point précis, elles font intervenir un technicien (service technique interprofessionnel, direction des services vétérinaires, SUACI montagne, ITG), et les hommes sont invités à y participer s'ils le souhaitent. Les GVA permettent aux femmes d'échanger autour de thèmes qui ne concernent que leurs propres activités, en particulier la fabrication fromagère et les visites à la ferme. Ces groupements de vulgarisation agricole sont des lieux d'échanges et de confrontation de points de vue, mais également d'initiatives et d'innovations pour mieux valoriser leur travail et les produits. Les femmes ont souvent été à l'origine de l'introduction des nouveautés techniques sur les exploitations. D'après un ancien responsable régional du développement agricole,

‘" les femmes jouent un rôle très important. C'est elle qui répond au téléphone, c'est elle qui prend rendez-vous, c'est elle qui va voir le fils. C'est déjà tout un secteur. C'est elle également qui s'occupe de l'éducation et de la formation des enfants, c'est par là-même qu'elle oriente ou décourage les enfants dans l'agriculture. Elles ont un rôle énorme. En plus, elles innovent, elles introduisent des productions nouvelles. Et ce qui concerne l'agro-tourisme ... C'est la femme qui accueille, quand il y a des repas à faire ... Tout ce qui concerne la cuisine, le repas à faire, le bouquet de fleurs quand les touristes arrivent. Si la femme ne veut pas l'agro-tourisme, ce n'est pas la peine de le lancer sur une exploitation. En général, les relations sociales de l'exploitation passent par la femme : c'est elle qui va faire les courses, c'est elle qui va porter la pièce à réparer, donc le contact du couple, la socialisation du couple, se fait par la femme. C'est pour ça que les groupements féminins sont très importants, et c'est pour ça qu'ils demeurent."’

Ces exemples montrent que les dispositifs locaux ont construit leur propre logique d'action, leurs propres stratégies et leurs propres modes de légitimation. Ces dispositifs, permettant la négociation entre les différents groupes d'acteurs impliqués, correspondent aux systèmes d'action locaux tels qu'ils ont été développés par de Sainte-Marie et alii. (1995). On notera par ailleurs que s'entrecroisent plusieurs réseaux puisque les agriculteurs, outre leur engagement dans des groupements de développement agricole, participent également à des comités de pilotage d'actions spécifiques (valorisation du patrimoine rural, développement d'une filière viande), à des conseils d'administration (écomusée, centres d'interprétation), à différentes associations, qui contribuent à les inscrire dans le local et dans le territoire. Par ces intermédiaires, ils échangent et confrontent leurs points de vue dans des débats impliquant un nombre croissant d'acteurs dont les sphères d'activités et les responsabilités sont distinctes.

Notes
115.

Les GDA de Savoie ont défendu dès les années soixante une position distincte des structures nationales, fondée sur le maintien et la mise en valeur de l'organisation traditionnelle agricole : la dynamique des fruitières, coopératives à gestion directe, renforce le rôle des agriculteurs dans la définition des orientations collectives.

116.

Ce service de chambre d'agriculture a, en Savoie, une orientation décentralisante. Mais ceci pose des difficultés pour insuffler une politique départementale.