4.1.2. Elevage, transformation fromagère : des techniciens spécialisés pour chaque activité

Les agriculteurs sont confrontés à des services techniques de plus en plus spécialisés, multipliant ainsi le nombre de leurs interlocuteurs. Tout d'abord, nous distinguons le technicien de secteur : conseiller polyvalent, il est rattaché au Service d'utilité agricole et de développement (SUAD), service de chambre d'agriculture. Ce technicien joue un rôle prépondérant car il est animateur dans son secteur soit d'une Société d'intérêt collectif agricole (SICA) en Haute-Savoie, soit d'un Groupement de développement agricole type GEDA ou GIDA en Savoie117. Il intervient dans l'exploitation au moment de l'installation ou de la modernisation de celle-ci pour apporter une approche globale du système de d'exploitation ; il intervient également ponctuellement lors de situations difficiles. Selon les secteurs, le technicien a acquis une notoriété importante, il est responsable d'une zone, il est incontournable pour toute action de développement agricole. Le technicien de secteur est proche des agriculteurs, au quotidien, et il est rattaché à une chambre d'agriculture, il est l'interface entre une logique plus technicienne et des pratiques plus culturelles.

Par ailleurs, le contrôleur laitier ou conseiller d'élevage, rattaché au Contrôle laitier, parfois lui-même intégré dans une chambre d'agriculture (cas de la Haute-Savoie), est également très présent sur les exploitations. Le contrôleur laitier travaille sur un secteur bien précis, par zone. Son travail consiste à récolter des échantillons de lait pour les analyser (Taux Protéique, Taux Butyreux) et faire des pesées de lait (11 visites par an et par exploitation). Les contrôleurs laitiers travaillent en alternance, c'est-à-dire un mois le matin, le mois suivant le soir118. La pesée est faite vache par vache dans l'objectif de la sélection des taureaux et de l'augmentation des performances laitières. Progressivement, les agriculteurs ont demandé un suivi de l'alimentation des animaux, donc le contrôleur laitier élabore également des rations personnalisées pour chaque exploitation. En Savoie, les coopératives fabriquant du beaufort incitent les producteurs de lait à être adhérents au contrôle laitier119 : les collecteurs de lait, tels que les coopératives, ont demandé aux contrôleurs laitiers d'analyser les taux de leucocytes par vache car, suite à une directive européenne, le seuil est limité à 400 000 cellules : si un producteur se trouve au-dessus de ce seuil trois mois consécutifs, il peut y avoir un arrêt de collecte120 de son lait.

Un autre technicien en charge de l'élevage, l'inséminateur artificiel, est rattaché à une coopérative d'insémination ; c'est l'Union des coopératives qui décide des programmes de sélection à l'échelle nationale. Il assure l'insémination artificielle. Toutefois, nous avons noté que plusieurs agriculteurs, bien que faisant appel à l'insémination artificielle, possèdent toujours un taureau : la plupart n'ont pas su nous expliquer pourquoi ils combinaient les deux. Mais en croisant différents entretiens, il semblerait que la raison principale vienne du fait l'inséminateur n'intervient pas tous les jours de la semaine. Or, les chaleurs ne peuvent pas être contrôlées, elles peuvent arriver un jour férié. De même, tous les inséminateurs ne montent pas en alpage, or certaines vaches ont leur chaleur à ce moment de l'année. Ainsi, avoir un taureau sur l'exploitation permet la monte naturelle sans dépendre de l'inséminateur. Par ailleurs, nous avons noté et observé que la présence d'un taureau, animal pourtant dangereux, renforçait l'identité de l'éleveur et ses compétences aux yeux des autres agriculteurs. Parallèlement, les orientations de l'UPRA abondance depuis 20 ans ont fait naître des confusions et n'apparaissent pas clairement aux éleveurs : certains préfèrent travailler sans l'inséminateur. On peut également traduire ces discours en terme de préservation de savoir-faire : les éleveurs ont le souci de rester maîtres de la sélection de leur troupeau.

D'autres techniciens interviennent également sur les exploitations : techniciens de la Direction des services vétérinaires, de la commission d'agrément, etc. Mais leur rôle est plus répressif que conseiller et ils sont moins impliqués localement. C'est pourquoi nous avons choisi de ne pas détailler leur implication. Nous n'avons pas non plus travaillé avec les conseillers de gestion : ceux-ci interviennent dans les exploitations une fois par an pour commenter les résultats comptables et faire des analyses de gestion à partir de quelques repères technico-économiques. Malgré tout, on note l'hétérogénéité et la multiplicité des intervenants techniques sur les exploitations.

Enfin, l'Institut technique du gruyère occupe une place importante dans le tableau agricole des Alpes du Nord. Créé en 1967, c'est le Syndicat interprofessionnel du gruyère, lui-même créé en 1965, qui est à l'origine de la constitution de l'ITG121 : les membres sont les syndicats des fromages emmental, comté et beaufort ; l'ITG travaille sous contrat avec d'autres syndicats, notamment la tomme, l'abondance, le chevrotin, le bleu du Vercors. Cet organisme technique assure des travaux de recherche et développement (par exemple au sein du Groupement d'intérêt Scientifique des Alpes du Nord), du contrôle qualité (tel que le partenariat avec l'Union des producteurs de beaufort pour le classement technique des fromages) et de l'assistance technique en fromagerie (notamment pour l'abondance qui ne bénéficie pas d'un service technique interprofessionnel). En ce qui concerne l'assistance technique, les techniciens de l'ITG interviennent soit dans l'urgence en cas de problème, soit sur la longue durée avec l'implication du technicien sur le terrain.

Dans notre problématique, nous avons privilégié les techniciens d'élevage et en fromagerie dans la mesure où ils sont directement impliqués dans l'élaboration et le suivi des règlements techniques. Cette forme d'encadrement interfère dans les processus de patrimonialisation : les critères retenus dans les barèmes de notation, qui supposent que l'on en exclut d'autres, et les conduites d'élevage sont l'objet notamment de nombreux débats car se confrontent dans ces discussions des logiques et des représentations différentes selon que l'on est technicien, technicien interprofessionnel, agriculteur ou responsable de syndicat. Ainsi nous allons analyser dans le détail et illustrer dans le chapitre qui suit le poids des préconisations techniques dans ces processus.

Notes
117.

On pourra se reporter à l'ethnographie du beaufort pour approfondir l'impact des groupements de développement agricole.

118.

Sauf pour les petites exploitations, qui sont au contrôle B, puisqu'elles font la pesée elles-mêmes.

119.

Les incitations sont financières : les coopératives prennent en charge une large partie du coût de l'adhésion au contrôle laitier : environ 400 FF par vache plus une part fixe par étable.

120.

Cette procédure pour le traitement des laits hors normes s’applique depuis le 01 avril 1998.

121.

L'Institut Technique du Gruyère, dont le siège social est à Bourg-en-Bresse (Ain), s'appuie sur plusieurs délégations territoriales et laboratoires d'analyses sensorielles : Franche-Comté (instruments lourds), Bretagne (approche consommateur, attitude fromage du lait, criblage des bactéries d'intérêt technologique, test de produits nouveaux), Paris (approche consommateurs), Rhônes-Alpes (approche produit avec le criblage des bactéries d'intérêt technologique).