4.2.1. Le règlement technique : au nom de quels savoirs distingue-t-on les savoirs ?

4.2.1.1. Délimitation des zones et dénominations particulières

Si nous articulons "délimitation des zones et dénominations particulières", c'est qu'il s'agit bien là d'un enjeu double et une même question. Délimiter une zone, que ce soit celle de l'aire de production d'AOC, d'un alpage, d'un terroir, d'un cru, correspond toujours à la construction et la justification d'un lien au temps et à l'espace. L'appellation d'origine contrôlée répond à des facteurs humains et naturels. Ces derniers ne sont pas toujours faciles à caractériser pour les productions fromagères et l'on s'appuie le plus souvent non sur un terroir mais sur un territoire, au sens d'un espace historiquement construit, socialement et culturellement inventé et institutionnellement régulé. Il s'agit d'un espace naturel sur lequel les hommes agissent, qu'ils transforment et organisent par le biais de pratiques spécifiques, à l'aide d'instruments ou d'éléments médiateurs, telle que la domestication animale. Mais au sein de l'AOC et de la zone, d'autres limites existent, qui régissent des conditions de production particulières. Dans le cas de l'appellation abondance, nous avons montré dans la description du système le cheminement et la construction du dossier. Du Haut-Chablais initialement demandé, la zone couvre aujourd'hui la majeure partie du département de la Haute-Savoie, "niant – selon les producteurs porteurs du projet – l'antériorité historique, l'origine, les spécificités de l'abondance comme fromage de la vallée, fromage d'alpage et de garde", mais "répondant – pour d'autres – à des exigences économiques indispensables pour développer la production, en assurer la pérennité et l'inscrire réellement dans l'activité agro-alimentaire des Alpes du Nord". Cette situation pose aujourd'hui beaucoup de problèmes aux responsables professionnels car elle suscite des tensions vives entre les acteurs du système de production. En 1996, les producteurs fermiers de la vallée d'Abondance avaient réfléchi à une mention "alpage" ou "lait d'alpage" pour mieux distinguer la production fermière et surtout pour éviter que de grosses exploitations ne s'installent dans l'avant-pays en production fermière. A l'heure actuelle, ce projet n'a pas abouti. Il est symptomatique des difficultés que rencontrent ces producteurs : penser le collectif n'est pas chose facile, surtout lorsqu'il s'agit de justifier une telle démarche, de la rendre cohérente par rapport à l'appellation. Le danger repose sur la propension au repli sur soi et à l'exclusion alors même que l'enjeu est d'élaborer un projet reconnaissant des spécificités s'appuyant sur un lieu et une origine : la production fermière de l'abondance, liée à l'élevage et à la fabrication du vacherin en hiver, correspondait à un besoin de conserver du lait en altitude et de pouvoir le transporter plus tard dans la vallée. Aujourd'hui, la production d'abondance s'est déplacée sur toute l'année, l'élevage et la fabrication de vacherin ayant quasiment disparu.

Un autre exemple illustre particulièrement bien cette idée. Le volume annuel de reblochon en 1998 est de 17416 tonnes, dont 3717 tonnes en fermier. La production fermière a connu une augmentation de près de 60% de son tonnage en dix ans, ce qui d'une part représente une croissance importante et d'autre part soulève des questions quant à la gestion d'une telle évolution : comment expliquer cette augmentation ? Qui transforme aujourd'hui en fermier ? Y a-t-il de la place sur le marché pour la production fermière, ne risque-t-on pas de le saturer ? Comment garantir les prix ? La production fermière est-elle suffisamment bien définie pour éviter les dérives et avoir des reblochons de qualité très différente commercialisés sous la même dénomination ? Toutes ces interrogations ont conduit le syndicat de défense du reblochon à limiter la dénomination "fermier" aux exploitations de moins de 500000 kg de lait122 car il redoutait une banalisation de la production fermière. Mais les producteurs fermiers des zones de montagne, principalement dans le canton de Thônes, ont critiqué ouvertement cette limite : ils estimaient qu'une exploitation qui transforme 500000 kg de lait correspondait plus à une fabrication fruitière qu'à une fabrication fermière : un tel volume de lait à transformer nécessite plusieurs cuves, plusieurs fromagers, et souvent d'ailleurs ces grosses exploitations fermières fabriquent plusieurs fromages (reblochon, tomme, abondance). Ils regrettent que la pratique de l'alpage n'ait pas été choisie comme critère discriminant, car selon eux, le lien au lieu ne se caractérise pas exclusivement par la quantité de lait produite mais également par des pratiques spécifiques. L'alpage cristallise aujourd'hui les tensions, les controverses, les débats, il cristallise les valeurs traditionnelles du système agro-pastoral des Alpes du Nord. Même si la perception du sens des pratiques et des éléments significatifs de ce qu'est la production fermière divergent entre les protagonistes, le rapport de force entre les acteurs impliqués n'a pas permis de modifier les critères : la pression de l'association départementale des GAEC de Haute-Savoie, majoritairement situés dans l'avant-pays a été telle que la limite de 500000 kg de lait en reblochon fermier demeure.

Ces deux exemples sont significatifs de l'entrechoquement des enjeux culturels et économiques de la délimitation des zones et de la définition des dénominations particulières au sein de l'appellation d'origine contrôlée. Dans la zone beaufort, il existe trois dénominations : "beaufort", "beaufort d'été" et "beaufort chalet d'alpage". Le syndicat des alpagistes, qui regroupe à la fois des transformateurs individuels et des éleveurs, s'oppose aux critères définis pour la mention "chalet d'alpage", limitant son utilisation à la transformation en alpage (au-dessus de 1500 m durant la période estivale) deux fois par jour le lait d'un seul troupeau. En outre, le soutirage sous-vide est interdit : le fromager a l'obligation de soutirer le caillé à la toile. Au-delà de la volonté de préserver des pratiques jugées par le syndicat comme "traditionnelles", les enjeux économiques poussent les éleveurs transformant en fruitière d'alpage a dénoncé ces critères : le "beaufort chalet d'alpage" peut être commercialisé jusqu'à 120 FF le kilogramme, d'autant que sa production est très restreinte (moins de 6% de la production totale). Or, à partir du moment où l'on mélange le lait de plusieurs troupeaux, les producteurs n'ont pas le droit de commercialiser leur fromage avec la mention "chalet d'alpage" mais "été", même s'il est produit en alpage. Dans ce cas, le fromage se trouve à la même enseigne que les beauforts fabriqués durant la période estivale dans les coopératives permanentes situées dans les vallées.

La définition de ces critères est le produit du rapport de force entre acteurs, critères discutés, critères négociés. Toutefois, lorsque les tensions sont trop fortes et la situation semble inextricable, la décision finale est déplacée dans le registre technique ou normatif. Redéfinir la mention "reblochon fermier" à partir des savoirs et des savoir-faire vernaculaires ne va pas de soi et le recours à la norme permet de se dégager de la responsabilité de la décision. De quelle production fermière veut-on ? Au-delà des aspects techniques et économiques, c'est le sens qui est convoqué par les producteurs fermiers de la vallée de Thônes pour étayer leur argumentation : quel sens peut-on donner à une transformation fermière de 500000 kg de lait, en reblochon, tomme, abondance, sur des exploitations qui portent une attention particulière à l'élevage (génisses de testage, sélection génétique) en montbéliardes sans pratiquer l'alpage ? Que protège-t-on finalement ? La prise en compte du vernaculaire dans les procédures de protection, lors des demandes d'appellation d'origine contrôlée ou au moment de la révision des décrets, pose problème. Les exemples que nous avons développés montrent que l'on se réfère à des définitions génériques qui permettent d'occulter les difficultés à prendre en compte les facteurs humains dans la délimitation d'une zone. La question du terroir est au coeur des enjeux de l'appellation d'origine contrôlée puisque "l'AOC ne saurait exister sans terroir123" : pour l'INAO, la délimitation d'une aire d'appellation doit reposer sur des facteurs naturels et sur des facteurs humains : toutefois, la procédure de délimitation n'a jamais été fixée dans un texte législatif ou réglementaire. Les facteurs naturels sont constitués par l'ensemble des éléments naturels caractérisant une entité géographique, à savoir principalement la géologie, la pédologie, la climatologie, la topographie, la flore naturelle, le réseau hydrographique d'un lieu ; les facteurs humains sont constitués par l'ensemble des éléments qui requièrent l'intervention de l'homme : usages de production et usages du nom. La notion de terroir a fait l'objet de nombreux travaux de recherche, notamment menés par des historiens, des agronomes, des juristes, des technologues et des géographes, mais cette notion intéresse également l'ethnologue. En 1990, Roger Dion, dans son ouvrage sur le paysage et la vigne, prenait à contre-pied la conception classique du terroir, qui le présente comme immanent : l'auteur remet en question le poids des facteurs naturels et souligne que la qualité des vins est l'expression d'un milieu social et du "vouloir humain". L'espace renvoie au contenu du lien au lieu et nous invite à poser la question suivante : qu'est-ce qui fait qu'un fromage provienne d'ici et non d'ailleurs ? Le cas de la définition de la mention "reblochon fermier" témoigne de la nécessité de prendre en compte le sens du système de production. Outre les revendications liées à la place de l'alpage dans ce système de production, la notion même de "fermier" ne peut être limitée à "une transformation bi-quotidienne du lait sur le lieu de traite" : la production fermière dans les Alpes du Nord repose sur des caractéristiques plus complexes liées à la relation aux animaux, à la vie familiale (co-habitation des générations), à l'organisation sociale (telle que la place de l'école pour les enfants qui accompagnent les parents en alpage dès le mois de mai). Ainsi que l'expliquent Laurence Bérard et Philippe Marchenay (1995), selon que le terroir intègre ou non la dimension humaine, il prend en compte l'épaisseur du temps et donne un autre sens à la relation au lieu. La zone d'appellation du fromage abondance soulève de façon récurrente depuis 1990, année d'obtention de l'AOC, des débats et alimente les tensions entre les acteurs de la production : fromage d'alpage, la zone finalement retenue reconnaît son caractère de gruyère de montagne et établit la délimitation sur les critères de la DATAR. Mais ce qui est dans les textes classé "zone de montagne 1, 2 ou 3 ou piémont" ne correspond pas à la conception de la montagne des producteurs porteurs du projet d'appellation. La montagne, selon eux, ne se réduit pas à "une altitude ou des caractéristiques pédo-morphologiques, mais correspond surtout à des pratiques", des façons de s'arranger avec l'environnement naturel et de l'exploiter. En outre, le législateur semble embarrassé par la place à accorder à chacun des facteurs, naturels et humains. A l'heure actuelle, l'INAO octroie un poids plus important aux facteurs naturels, appliquant le cas des vins à l'ensemble des produits : la commission "Délimitation" de 1998 précise ainsi "qu'en l'absence de facteurs naturels, la zone ne peut être classée en appellation d'origine (...). Les facteurs naturels sont primordiaux : en effet, les usages peuvent se perdre, se modifier et se recouvrer." Toutefois, la transformation du lait en fromage traverse de nombreuses phases qui atténuent le poids du "terroir" : la spécificité de ces productions soulève des difficultés pour le législateur tout autant que pour les responsables professionnels dans le cadre des révisions de décret.

Notes
122.

Le Syndicat interprofessionnel du reblochon a pris l'initiative, lors de la révision du décret d'AOC, de limiter la production fermière aux exploitations ayant un quota de 500000 kg de lait maximums, par crainte de voir s'installer des GAEC plus importants, notamment dans l'avant-pays. Ce seuil correspond par ailleurs déjà à un règlement concernant les aménagements pour les établissements transformant un volume annuel maximal de 500000 litres de lait ou équivalent : article 23 de l'arrêté du 30 décembre 1993 relatif aux conditions d'installation d'équipement et de fonctionnement des centres de collecte ou de standardisation du lait et des établissements de traitement et de transformation du lait et des produits à base de lait modifié par l'arrêté du 2 août 1996.

123.

Propos de Hubert Bouteiller (président de la Commission "Délimitation" au sein de l'INAO en 1998) publiés dans Qualité Infos, 111, mai 1998.