Les barèmes de notation constituent une composante importante des règlements techniques. Ils sont élaborés conjointement par les acteurs directement impliqués dans la production (producteurs, responsables professionnels) et par des organismes techniques, en particulier l'Institut technique du gruyère. Quatre critères sont répertoriés et notés pour les fromages abondance, beaufort et reblochon : la forme (2/20), le croutage (3/20), la pâte (5/20, 7/20 en beaufort) et le goût (10/20, 8/20 en beaufort). Une commission de contrôle (ou commission d'agrément produit) exerce le contrôle de la qualité : elle est composée de représentants administratifs, sanitaires, techniques et professionnels. Les professionnels faisant partie de cette commission nous ont confié qu'ils "n'étaient pas toujours très à l'aise d'aller contrôler ce qui se fait chez le voisin", mais reconnaissent malgré tout "la nécessité de ces contrôles et de la présence des professionnels." Elaborer un barème de notation exige dans un premier temps d'identifier les principales caractéristiques du produit d'un point de vue esthétique et sensoriel, en définir la typicité. Cette phase préalable convoque plusieurs disciplines, telles que la technologie laitière et l'évaluation sensorielle, etc. Dans le cadre d'un programme européen sur la caractérisation des produits de terroir en Europe du Sud, un laboratoire d'analyses sensorielles124 était partenaire de la recherche et avait notamment travaillé sur l'approche spécifique à mettre en oeuvre pour l'évaluation sensorielle des produits dits de terroir. Jean-François Clément notait que "l’analyse de cette variabilité organoleptique au sein d’une même appellation est particulièrement utile d'une part en préalable à la constitution d’un échantillonnage représentatif, en vue de décrire sensoriellement une appellation et d’éviter que l’observation ne dépende que d’un produit ou de quelques produits marginaux, d'autre part dans le but d’étudier l’incidence de différents facteurs de production sur les qualités sensorielles des produits finis et enfin dans la perspective de définir les contours de la qualité admise dans le cadre des signes de qualité (AOC, Label...)." En outre, il soulignait que "dans de nombreux cas, il est quasiment impossible de trouver un représentant type d’une appellation dans la mesure où celle ci n’est constituée que d’éléments particuliers, hétérogènes sensoriellement. Cette hétérogénéité peut être recherchée ou subie."
La construction du barème de notation de l'appellation d'origine contrôlée abondance est un exemple intéressant car, datant des années quatre-vingt, nous avons pu rencontrer les acteurs qui y ont participé. Du point de vue du goût, critère qui demeure le plus important mais également le plus difficile à caractériser, l'abondance doit avoir un "goût franc, agréable, salé sans excès, caractéristique de l’abondance, sans arrière goût". On constate immédiatement la difficulté à dégager les principales composantes sensorielles ; les termes employés sont flous et pourraient être appliqués à de nombreux autres fromages. D'ailleurs, les "goût salé" (comté, la fourme d’Ambert, l’osso iraty ou le bleu de Gex ) ou "pâte ferme" (selles sur cher, le salers, le laguiole, le cantal ) se retrouvent dans plusieurs produits très différents les uns des autres. Ces descripteurs s'appuient sur des références génériques qui pourraient laisser croire que l'on accepte la variabilité des fromages. Pourtant, ces descripteurs vont dans le sens d'une standardisation et d'une banalisation des produits. En effet, à titre d'exemple, les fromages abondance et raschera 125 (fromage du Piémont italien, AOC depuis 1982) présentent traditionnellement une pointe d'amertume, recherchée par les producteurs fermiers et les consommateurs - connaisseurs, gommée par les organismes techniques la considérant comme "un grave défaut" ; la démarche technique consiste, selon un technicien, "à identifier les défauts et de trouver des solutions pour les gommer." Dès lors que des producteurs s'engagent dans une logique de protection, ils doivent se conformer aux critères retenus, comme dans le cas des barèmes de notation, souvent réducteurs face à la variabilité de ce type de production que l'on observe sur le terrain. Le processus de protection contraint à une concentration sélective d'éléments caractéristiques au détriment d'autres. C'est dans ce contexte que les logiques et les intérêts des différents acteurs se confrontent. Dans le cas de l'AOC beaufort, les descripteurs du goût ne sont pas plus explicites que pour le fromage abondance puisqu'ils indiquent "un goût franc, un peu salé, sans amertume ni rance, goût caractéristique du beaufort, rappelant celui de la noisette." Le manque de précision dans ces barèmes de notation met en exergue l'importance de la présence des professionnels dans les commissions de contrôle : c'est l'expérience du produit qui permet de le juger au sein d'une grande variabilité. Toutefois, nous avons participé à plusieurs jurys de concours de fromages (soit pour les produits supports de cette recherche mais également sur d'autres fromages) et il apparaît clairement que les techniciens occupent une place prépondérante aujourd'hui dans le jugement des fromages. La part prise par les aspects esthétiques des produits explique en partie cette évolution. Deux constats tout d'abord : d'une part la grande distribution a accru son rôle dans les modes de commercialisation des productions fromagères : elle représente en moyenne 80% de la commercialisation de l'abondance, du beaufort et du reblochon. La concurrence entre les produits présents sur les linéaires est forte, ce qui encourage les fabricants à faire en sorte de les distinguer, de mettre en avant tous les atouts possibles, et notamment leur aspect extérieur. D'autre part, le développement du tourisme a également eu un impact important sur la commercialisation. De façon générale, les productions fromagères dans les Alpes du Nord, même si certaines n'étaient pas exclusivement destinées à la consommation domestique, la commercialisation était restreinte et limitée géographiquement et à un volume faible. Comme le soulignaient Laurence Bérard et Philippe Marchenay, l’association de produits à des lieux de production, reposant sur des savoir-faire et des conditions pédo-climatiques particulières, a constitué de tout temps une mention valorisante, synonyme de qualité, comme le montrent bien les historiens. Et vraisemblablement les tentatives d’appropriation abusive de la notoriété qui en découlent sont apparues presque aussitôt. Toutefois, la petite échelle des échanges économiques et le faible poids de la communication en limitaient l’impact et il n’était pas question alors de réglementer l’origine des denrées. Par ailleurs, les circuits de commercialisation permettaient de conserver une certaine identité aux produits (1998c). Aujourd'hui, la problématique est différente puisque nous sommes face à des produits commercialisés à grande échelle, avec des volumes importants (près de 18000 tonnes en reblochon en 1998), les consommateurs ne regroupent plus que des connaisseurs mais rassemblent une population beaucoup plus large. Enfin, les lieux de vente se sont multipliés et diversifiés : de la ferme à la grande surface, en passant par la crémerie traditionnelle et la supérettes, et même aujourd'hui la vente par Internet qui connaît une forte croissance. Ainsi, au moment du choix du produit et de l'achat, le consommateur ne connaît pas forcément le fabricant, la spécificité de son produit, la variabilité interne à un fromage (alimentation animale, variations saisonnières) ou entre fromages (savoir-faire, cave) et ne peut pas non plus le goûter. Il porte donc une attention particulière à l'aspect du produit en vente.
Le syndicat de défense du beaufort organise régulièrement des manifestations à l'attention des touristes en vacances dans les stations de ski de Savoie. Lors d'une de ces manifestations, le matin était réservé à un concours de fromages jugés par les professionnels : étaient présents, outre le syndicat, des producteurs, des responsables de coopératives, des fromagers, des techniciens et des personnalités invitées (professionnels à la retraite, techniciens de chambre d'agriculture, crémiers, etc.). L'après-midi, les touristes étaient invités à venir déguster les fromages présentés et assister à la publication des résultats du concours. De plus, des fromagers fabriquaient un beaufort devant le public en fin d'après-midi. Durant cette journée, l'observation de l'attitude des membres du jury à la fois entre eux et avec les touristes l'après-midi, et les discussions que nous avons eues avec certains professionnels et touristes se sont révélées particulièrement riches126. Un producteur aujourd'hui à la retraite mais qui était un des leaders qui a permis la relance du beaufort regrettait que "l'on s'attache autant à l'aspect du fromage, car c'est au détriment du goût. Les fromages, il y a encore 20 ans, avaient un goût plus affirmé." Nombreux sont les producteurs, également en abondance et reblochon, qui regrettent cette évolution : selon eux, "les fromages sont beaux mais pas bons." Les touristes que nous avons interviewés abondaient dans le même sens. Ils nous ont confié qu'ils attachaient beaucoup d'importance à l'aspect du fromage, selon des critères parfois étonnants d'ailleurs : ainsi, une personne nous a dit que si "la croûte du beaufort était un peu grise, elle ne le l'achèterait pas parce que l'aspect laissait supposer que le fromage n'aurait pas de goût" ; une autre précisait que "la couleur de la pâte était très importante : si elle est trop blanche, c'est que le fromage ne sera pas bon ; la pâte doit être bien jaune, d'ailleurs les beauforts d'hiver sont beaucoup moins bons que ceux d'été." L'accent a été mis sur un ensemble de critères, dont certains sont plus récents, liés au développement des systèmes de production : l'extension des circuits de commercialisation exige des produits qu'ils supportent d'une part le transport et la manipulation (des caves sur l'exploitation aux caves chez les grossistes, des réfrigérateurs aux linéaires), et d'autre part qu'ils puissent être conservés encore plusieurs jours chez les consommateurs. Ainsi, la tenue, la forme et l'aspect des fromages sont rigoureusement contrôlés.
Institut technique du gruyère et Maisons du goût, Alimentec, Bourg-en-Bresse (Ain). L’étude de ces produits sur le terrain a amené le pôle sensoriel à certaines réflexions méthodologiques de fond, et tout particulièrement sur le choix de l’univers de comparaison sans lequel aucune spécificité sensorielle ne peut être mise en évidence, le choix des descripteurs, notamment à partir de l’interrogation de populations locales, la conduite de l’échantillonnage pour avoir un ensemble de produits représentatifs du produit de terroir étudié, le choix du groupe, de son niveau d’entraînement, de son effectif et de la méthode de restitution de la perception pour les approches descriptives, les modes de préparation et de présentation des produits de terroir étudiés, l’évaluation du degré de familiarisation du sujet avec le produit, la mesure du poids de “ l’image ” lorsque le produit anonyme est déjà reconnu et perçu par les populations locales avec cette image associée, le rôle de l’écrit ou de l’oral dans la nature de la restitution de l’information.
Concernant l’approche descriptive, les réponses apportées sont structurées autour de 3 notions : la mise en évidence des spécificités sensorielles d’un produit de terroir, la variabilité organoleptique des produits de terroir au sein d’une même appellation, la pertinence des descripteurs pour étudier la variabilité ou les spécificités sensorielles des produits de terroir.
Nous avons étudié le fromage raschera dans le cadre du DEA de Sociologie et Sciences Sociales et il nous semble intéressant de faire état d'éléments comparables avec les autres produits supports de cette recherche pour mettre en perspective les résultats.
Au cours de cette journée, nous avons pris des notes, enregistré les discussions et photographié différentes situations.