4.2.1.3. Cahiers des charges et encadrement technique

On constate que c'est au moment de la mise en place des dispositifs de protection que se matérialisent les conflits entre les différentes formes de savoirs en jeu. La configuration des rapports de force est modifiée par l'officialisation et l'institutionnalisation de la participation de nouveaux acteurs, en particulier les acteurs de l'encadrement technique. Ceux-ci collaborent à la construction des règlements techniques, à leur mise en oeuvre et à leur application sur le terrain. L'élaboration de ces règlements soulève la question de ce qui est conservé, ce que l'on autorise à évoluer, et jusqu'à quel point. Lorsque ces productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles sont passées de la sphère domestique à la sphère artisanale voire industrielle, il a fallu adapter certaines pratiques, en abandonner d'autres et modifier certains ingrédients. En d'autres termes, ce passage conduit les acteurs à réfléchir au noyau de la tradition, au sens de leur produit et de leurs savoir-faire, aux actes efficaces. Au cours des différents suivis de fabrication que nous avons faits, nous avons noté que certaines pratiques avaient évolué vers plus de mécanisation sans que cela semble remettre en question les savoirs et les représentations : le brassage mécanique notamment pour le fromage abondance s'est généralisé rapidement dans les exploitations fermières. Aujourd'hui, personne ne dénonce cette innovation, plutôt perçue comme un moyen d'alléger la pénibilité du travail sans conséquence sur la qualité du fromage. Cette phase ne représente pas un enjeu dans la reconnaissance des savoir-faire fromagers et la mécanisation du brassage a libéré du temps pour d'autres activités, notamment pour les soins des fromages en cave. Toutefois, la construction des règlements techniques, en inscrivant des pratiques, en exclut d'autres. Les procédures de protection nécessitent de caractériser les différentes phases de la production, du lait au fromage et de décrire le produit. L'exemple de l'abondance est significatif des écueils potentiels auxquels sont confrontés les acteurs : dans le décret, l'abondance est un fromage pesant de 7 à 12 kg. Critère qui peut sembler anodin et particulièrement facile à déterminer. Et d'ailleurs, il semble laisser une grande marge de liberté puisque le fromage peut peser du simple au double, ou presque. Pourtant, les producteurs fermiers dénoncent ce critère arbitraire qui pose problème aux petites exploitations : en effet, en fin d'alpage, les vaches donnent moins de lait ; or, la fabrication d'un abondance de 10 kg nécessite environ 100 litres de lait. Bien souvent, les producteurs n'obtiennent pas un volume suffisant et fabriquent alors des fromages de 5 kg. Dans ce cas, ils ne peuvent plus commercialiser leur produit sous l'appellation abondance. Cette situation n'est pas récente127, mais elle n'avait pas été prise en compte ; aujourd'hui, dans le cadre de la révision du décret, les professionnels s'orientent vers un critère permettant, dans des conditions strictes et pour des cas précis, de fabriquer un fromage fermier pendant l'été de plus petite forme. Par ailleurs, il ressort des entretiens que les producteurs mélangeaient parfois du lait de chèvre avec du lait de vache en fin d'alpage : à cette période, le lait des chèvres est particulièrement gras et "donnait d'excellents fromages" selon un alpagiste. Or, cette pratique de mélange des laits est interdite par l'Institut National des Appellations d'Origine car le pourcentage peut varier et n'est donc pas contrôlable128. Entre protection et vitrification, les règlements techniques vont dans le sens d'une codification complète des produits, du type d'animal à son alimentation, des façons de transformer aux caractéristiques du produit fini, de son goût, de sa forme. Cette mise en formule des savoir-faire vernaculaires concerne tous les stades du système de production, de l'élevage à la transformation fromagère jusqu'à la commercialisation.

Les organismes techniques jouent un rôle important dans les systèmes de production puisqu'ils sont à la fois en amont (élaboration des règlements techniques) et à l'aval (suivi technique, application de la réglementation). Les techniciens sont aussi très présents au cours de la transformation fromagère. Ils ont suivi généralement une formation en Ecole Nationale d'Industrie Laitière, qui proposent aujourd'hui un enseignement global sur la transformation laitière. Ces écoles ont le plus souvent écarté des formations scolaires les pratiques et savoirs vernaculaires jugés désuets, voire inutiles, à une époque d'après-guerre où l'agriculture se développait sur la base du progrès technique et de la productivité. Aujourd'hui, certains responsables de ces organismes s'inquiètent des décalages entre les connaissances acquises par les techniciens et les savoirs des producteurs. L'encadrement technique est en crise, d'autant que les Alpes du Nord possèdent des interprofessions agricoles qui ont acquis une certaine autonomie à l'égard de la technique et qui le revendiquent. Nous avons suivi différents techniciens fromagers, en particulier de l'Institut technique du gruyère, lors de leurs déplacements sur les exploitations : l'appui technique nécessite une adaptation des producteurs à de nouveaux outils, tels que le pH mètre, la tenue à jour d'un cahier de fabrication, l'emploi de ferments particuliers. Même si le conseil technique est une activité ancienne, l'encadrement dont bénéficient les producteurs des Alpes du Nord est plus récent et le statut des techniciens a largement évolué. Le dialogue entre ces deux acteurs ne va pas de soi : nos observations ethnographiques montrent que le producteur témoigne d'une certaine méfiance à l'égard des préconisations techniques et parallèlement le technicien accorde peu de crédit aux propos du producteur. L'un et l'autre semblent démunis pour établir un véritable échange. Nous avons régulièrement été prise à témoin de "l'attitude d'expert que se donne le technicien" ou "du caractère bourru du producteur". Dans tous les cas, c'est au producteur de se conformer aux conseils techniques puisqu'il est "demandeur" : les producteurs sont incités par les syndicats de défense à adhérer au suivi technique. Ils reconnaissent d'ailleurs sur le fond l'intérêt de ce suivi mais regrettent l'attitude à la fois distante et experte des techniciens. Les savoirs techniques prédominent, ils ont aujourd'hui une forte légitimité et leur démarche peut être résumée par le titre d'un article de Geneviève Delbos, "Eux ils croient ... Nous on sait" (1993). L'outil de diffusion des savoirs et règlements techniques est principalement l'écrit et, comme le rappelle Jack Goody, "l'usage de l'écriture entraîne également une prolifération de contrats formels" (1977 : 148), limitant la variabilité des pratiques et des produits, restreignant leur potentialité d'évolution. Toutefois, certains acteurs de la production se sentent plus à l'aise avec l'approche technique et se servent de ces connaissances : il s'agit principalement de producteurs issus eux-mêmes de l'enseignement technique. Les industriels laitiers sont les premiers intéressés : ils ont su s'approprier les connaissances technico-scientifiques et les mettre en oeuvre dans leur activité de production. Le transfert de technologie donne la possibilité de démarrer de nouvelles fabrications sur la base des compétences des techniciens, ce qui notamment a été le cas pour l'abondance dans diverses entreprises laitières : par exemple, nous avons rencontré un industriel laitier de Haute-Savoie qui avait choisi d'intégrer l'abondance dans son plateau de fromage savoyard mais il ne l'avait jamais fabriqué ; il a ainsi fait appel à des techniciens pour qu'ils forment ses propres fromagers à cette technologie. Dans un supplément du bi-mensuel Qualité Infos, consacré aux AOC fromagères françaises, un PDG d'une grande entreprise fabriquant de l'époisses soulignait "qu'il faut considérer la technologie comme le moyen d'améliorer les connaissances sur les conditions de production et les procédés de transformation. Quand on accepte cette science fromagère, on peut aller très loin dans la valorisation de la spécificité des fromages. La spécificité repose sur la mise en oeuvre de fonctions de base : le chauffage, le caillage, l'affinage... qu'il faut bien connaître et que l'on ne connaît pas assez." Ces questions sont au coeur des débats puisqu'elles touchent à l'identité même des produits : jusqu'où peut-on aller ? Qu'accepte-t-on de modifier et pour quelle raison ? Quelle est la place de l'encadrement technique ? Au fur et à mesure que nous avançons dans cette recherche, il apparaît que l'appellation d'origine contrôlée n'est pas perçue par les techniciens comme un signe de protection mais comme un signe de qualité et traité comme telle. Cette ambiguïté, que l'on retrouve explicitement dans les entretiens, est à la base des relations conflictuelles qu'entretiennent les différents acteurs impliqués.

En filigrane apparaissent les enjeux sanitaires : en effet, dans tous les entretiens et toutes les observations – tant en appui technique qu'en visite à la ferme – ce thème était discuté. Ces normes ne sont pas propres aux dispositifs de protection, même si les producteurs doivent obtenir au préalable l'agrément sanitaire. Si cette question exige d'être traitée ici, c'est que l'ensemble des producteurs que nous avons rencontrés associait règlements AOC et contraintes sanitaires. Au regard des premiers résultats de cette recherche, l'appellation d'origine contrôlée ne semble pas suffisamment adaptée à des exploitations de petite taille, constat que l'on peut appliquer à la réglementation sanitaire. Cette réflexion accentue le problème posé par la prise en compte de la dimension immatérielle de ces productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles dans les procédures de protection et de réglementations sanitaires. La nouvelle norme "listéria", la nouvelle norme "cellules et germes", sont autant de règlements dénoncés par les professionnels agricoles, parce que difficilement applicables, jugés sans fondement réel et surtout mettant à mal ces productions. Les syndicats de défense des fromages AOC au lait cru sont directement visés par la réglementation. En 1999, les syndicats reblochon et saint nectaire ont réagi en réalisant un argumentaire – co-signé par l'ANAOF et la FNAOC – en faveur d'un retour à un seuil de 100 listeria monocytogènes par gramme de produit : ils soulignent "qu'il en va de la survie économique des filières fromagères, qui n'est pas sans conséquence sur l'économie régionale et notamment du territoire de montagne, et ce sans mettre en danger la santé du consommateur" et précisent que "le maintien de la norme d'absence entraînera à moyen terme la disparition des fabrications fermières et artisanales. Loin d'être indifférents à la protection de la santé du consommateur, les Syndicats de défense des AOC fromagères ont toujours oeuvré pour améliorer et contrôler la qualité de leur produit et continueront à travailler dans ce sens129." Laurence Bérard et Philippe Marchenay, analysant l'impact de cette réglementation sur les produits de terroir en Europe du Sud dans une perspective de propositions, soulignaient "qu'il ne s'agit pas bien sûr d'exempter la fabrication artisanale de contrôles sanitaires, mais de faire en sorte que soient prises en compte les contraintes et les caractéristiques spécifiques à cette échelle de fabrication" (1998d). Cette question sanitaire – dont notre objectif ici n'est pas de juger de son bien fondé – n'est pas sans conséquence sur l'évolution de l'encadrement technique. En effet, l'encadrement technique est directement concerné, tant les techniciens d'élevage que les techniciens fromagers, par la mise en place et le contrôle de ces nouvelles normes. Aujourd'hui, dans les Alpes du Nord, les organisations agricoles commencent à réfléchir aux façons d'adapter ces normes au contexte local, et même d'aller plus loin comme pour la méthode HACCP130 pour la transformation fromagère. Nous proposons d'illustrer cette idée par deux exemples, l'un en Haute-Savoie et l'autre en Savoie. Tout d'abord, préoccupée par ce problème, la Chambre d'Agriculture de la Haute-Savoie a mis en place une Commission Inter-organismes Agriculture et Environnement (CIAE) : celle-ci a travaillé pendant un an en concertation avec toutes les filières fromagères du département, l'AVD131 et le Syndicat caprin, sur la constitution d'un dossier type de demande d'agrément sanitaire communautaire pour les fromageries fermières. Ce dossier, adapté aux petites exploitations, permet de répondre à tous les points demandés par les textes réglementaires régissant ces demandes d'agrément puisqu'il renseigne sur les espèces animales élevées, sur les locaux et le matériel, le fonctionnement et la maîtrise de l'hygiène de l'établissement de transformation et la maîtrise des risques. La Direction des Services Vétérinaires a été associée à cette démarche et a validé ce dossier type. Cette entreprise a permis de traduire la réglementation générale pour des cas particuliers et surtout d'adapter et d'alléger les critères élaborés pour les grosses unités à la production fermière.

Un second exemple met en lumière ces nouvelles approches de la question sanitaire : la réglementation concernant les seuils en germes et cellules a évolué puisque depuis le 1er avril 1998 : elle limite les germes à 100000 par ml et les cellules à 400000 par ml. La collecte des laits hors normes est suspendue après une période d'alerte permettant d'évaluer le caractère accidentel ou non du dépassement des seuils en germes et en cellules. Au-delà de la mise en application de cette réglementation se pose la question des méthodes à mettre en place pour prévenir ce risque. Les techniciens d'élevage sont directement impliqués dans cette réflexion, ils sont les interlocuteurs des producteurs de lait pour anticiper les problèmes. Une démarche de travail a été engagée à la demande de l'interprofession du beaufort auprès des techniciens d'élevage : au-delà de la réglementation sanitaire, les fromagers d'alpage disaient qu'ils avaient de plus en plus de mal à transformer les laits chargés en cellules. Après avoir essayé diverses méthodes et avoir demandé l'aide d'experts, la situation n'avait pas évolué. Une autre démarche a été entreprise : une démarche qualité pour accompagner les bergers en alpage à maîtriser ces problèmes. Selon un technicien chargé de cette démarche, "volontariat et responsabilisation sont les maître-mots de cette démarche qui a donné des résultats inespérés jusque là." Bien qu'ayant accompagné ce technicien en suivi en alpage, cette démarche a été mise en place récemment : nous n'avons que peu d'observations et d'entretiens. Toutefois, les bergers que nous avons rencontrés reconnaissaient "qu'accepter d'entrer dans cette démarche n'avait pas été évident car c'est admettre d'abord que l'on ne sait pas traire après 20 ans de métier, on se remet en question, il faut retourner à l'école en quelque sorte." Mais la méthode choisie semble leur convenir puisqu'ils sont amenés à définir eux-mêmes leurs objectifs, à réfléchir à leurs problèmes et aux solutions possibles. Ils sont directement responsabilisés, le technicien n'intervenant qu'en appui et en accompagnement et non plus en expert. Ainsi que l'écrit Philippe Deloire, "cette démarche a permis d'entrevoir une nouvelle démarche de conseil en zone AOC beaufort et d'impliquer chacun à son niveau sur les modifications de pratiques : les éleveurs dans leurs pratiques, les conseillers dans la façon de proposer un conseil132". Précisons en outre que l'évaluation des résultats fait partie de la démarche d'accompagnement alors que souvent le conseil en élevage était réalisé sans forcément de bilan sur les résultats.

Le poids des savoirs exogènes en comparaison de la place accordée aux savoirs endogènes était en contradiction avec une volonté de prise en charge locale de la gestion et de la valorisation des productions fromagères, en particulier dans la prise en compte de leur dimension immatérielle. La place accrue des services techniques a modifié la configuration des rapports de force entre les acteurs. L'obtention d'une appellation d'origine contrôlée sollicite l'adhésion d'un groupe d'acteurs, l'élaboration d'un projet commun, la projection de ce groupe dans l'avenir qui doit être la base du "construire ensemble". Les systèmes fromagers des Alpes du Nord se sont engagés très tôt dans la recherche de la qualité et ont acquis aujourd'hui une expérience et une autonomie grâce notamment aux partenariats anciens avec des organismes techniques. Une appellation d'origine contrôlée permet de structurer et d'organiser un système de production qui, sans ce dispositif, semblait condamné à disparaître : à la fin des années soixante-dix, la production d'abondance ne dépassait pas 70 tonnes ; de même, dans les années cinquante, le beaufort périclitait. Ce dispositif de protection a permis à des hommes de se regrouper et de construire ensemble de nouvelles perspectives pour leur production dans l'objectif de "vivre et travailler au pays". Toutefois, les réglementations de protection ont introduit de nouvelles questions liées à la prise en compte et à la définition du caractère traditionnel d'un produit et de son origine géographique et historique. De ce fait, la reconnaissance institutionnelle d'un produit notamment comme patrimoine ne correspond pas forcément à l'idée et aux pratiques culturelles et techniques des producteurs, des fabricants, mais prend en compte des considérations plus larges : développement local, développement touristique, maintien d'activité en zone de déprise.

Notes
127.

Cf. l'ethnographie du fromage abondance sur le mélange des laits de vache et de chèvre en fin d'alpage.

128.

Les producteurs fermiers alpagistes de fromage raschera (Piémont, Italie) revendiquaient le mélange des laits en fin d'alpage (la législation italienne concernant les fromages en Denominazione di origina controlata autorise cette pratique) : chacun protégeait son savoir-faire car les pourcentages de lait de chèvre variaient d'une exploitation à l'autre. Un soir, nous avons pu réunir plusieurs producteurs en un même lieu et au cours de la discussion nous les avons interrogés sur le mélange des laits de chèvre et de vache : il apparaissait clairement que cette pratique jouait un rôle essentiel à la fois dans l'identité du produit (sa diversité) et du producteur.

129.

Argumentaire en faveur de la fixation d'un seuil à 100 listeria monocytogènes par gramme de fromage, ANAOF, FNAOC, réalisation par SIR et SStN, 1999.

130.

Hazard analysis critical control points. Analyse des dangers, points critiques, pour leur maîtrise.

131.

Association des Vendeurs Directs : l'AVD est l'association responsable de la gestion des quotas "vente directe" dans le département de la Haute-Savoie.

132.

P. Deloire, 1999 – "Evolution du conseil en exploitation : l'exemple en zone AOC beaufort", communication au SRVA de Lausanne.