4.2.2. Appréhender le vivant

4.2.2.1. Un anthropomorphisme animal revendiqué

Les premières relations entre l'homme et l'animal commencent très tôt. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont poussées à masser les trayons pour la traite, pour préparer les vaches à donner leur lait. Ceci leur permet d'avoir un premier contact avec l'animal, une pratique sensuelle, tendre, qui introduit un rapport complice avec l'animal. Dès que possible, les hommes apprennent à respecter l'animal mais tout en introduisant une hiérarchie : la position d'éleveur doit être reconnue. Digard soulignait que "les animaux domestiques ne se signalent pas seulement dans l’histoire par les “ services ” matériels, économiques et politiques qu’ils ont pu rendre à l’homme. Ils ont aussi suscité de la part de ce dernier tout un échafaudage d’idées et de croyances, toute une culture qui influe en retour sur le traitement dont ils sont l’objet de la part de l’homme" (1990 : 70). La vache occupe une place prépondérante dans les caractéristiques des systèmes de production des Alpes du Nord. Le choix de races animales spécifiques dans les AOC abondance, beaufort et reblochon semble aller de soi aujourd'hui : peu le conteste, même si tous les troupeaux ne sont pas complètement en conformité avec l'appellation. Chaque système de production a prévu un délai de mise en conformité, laissant le temps aux éleveurs de renouveler leur cheptel. Or, la limitation des races est d'une date récente : la reconnaissance date de 1986 pour le beaufort, 1990 pour l'abondance et pour le reblochon133. Dans les Alpes, comme dans les autres régions agricoles françaises, l'agriculture a connu une phase de modernisation et d'industrialisation des modes de production : la race holstein – emblématique de l'orientation productiviste – s'est généralisée sur les exploitations. Dans le cadre de la relance du beaufort, suivi par l'abondance et le reblochon, deux races ont été retenues pour leur "rusticité" selon les éleveurs : les vaches tarentaise et abondance134. Les discours que les éleveurs tiennent à propos de ces deux races sont significatifs de l'attachement qu'ils leurs témoignent : ils portent un regard anthropomorphique sur l'animal. En effet, lorsqu'ils achètent une vache, ils regardent si "les abondances sont bien maquillées", si les tarentaises "ont du charme", d'une manière générale si les vaches sont "belles". Bernadette Lizet, à propos de l'émergence d'une race chevaline de gros trait dans la Nièvre, insiste sur le rôle de l'apparence et l'esthétique de l'animal comme emblème d'une région et souligne par ailleurs que "les robes des chevaux nous parlent des rapports sociaux" (1988 : 17). Elle s'interroge sur la place de ces animaux parfois en voie de disparition et réinvestis de nouvelles valeurs dans un contexte de redéfinition : les races locales sont-elles des produits anachroniques ? Nous reviendrons plus tard dans notre travail sur cette question car elle est bien au coeur des recompositions sociales et culturelles. Les éleveurs attachent également de l'importance aux cornes, même s'ils admettent "qu'elles sont parfois dangereuses" :

"C'est important les cornes, sinon, ça fait pas joli, c'est la beauté de la bête, et c'est un plus pour vendre. Sans les cornes, elles perdent leur charme" (...) "Sans corne, ce ne sont plus des bêtes, les vaches sont malheureuses, ce n'est plus joli. Sans corne, elles sont affreuses" (...) "ça leur enlève du cachet" (...) ; en fin de compte, "une vache écornée n'est plus vraiment une vache". D'ailleurs, certains estiment qui plus est que "les cloches sont plus jolies avec des cornes".

Dans les zones de montagne des AOC abondance, beaufort et reblochon, il y a encore aujourd'hui une majorité de stabulations entravées, permettant de conserver les cornes. D'ailleurs, de nombreux éleveurs estiment que c'est à l'homme de s'adapter à l'animal et non de faire en sorte que l'animal s'adapte à un lieu ou à une pratique, notamment pour les stabulations libres où il devient indispensable de leurs couper les cornes.

Les éleveurs ont affaire aux contrôleurs laitiers qui s'occupent des prélèvements pour le paiement et le contrôle du lait, de l'alimentation animale et des plans d'accouplement. Les choix qui guident les éleveurs dans leurs achats d'animaux ne sont pas compris par les contrôleurs : selon eux, "si une vache est une belle abondance, bien marquée, qu'elle a de belles cornes, qu'elle est bien violette, ils l'achètent même si elle produit peu de lait", ce qui les désole, estimant que leur "travail n'est pas reconnu et présente finalement peu d'intérêt pour les éleveurs", alors que "paradoxalement ils sont adhérents au contrôle laitier135". D'autres soulignent que "les éleveurs achètent une vache si elle est vraie belle, c'est-à-dire qu'ils regardent en premier lieu son apparence, avant l'état de la mamelle ou ses performances laitières". Les contrôleurs laitiers estiment que les éleveurs des Alpes du Nord ont "20 ans de retard par rapport au reste de la France et qu'ils n'utilisent pas suffisamment ce service technique". Ils expliquent ce retard par l'existence de la pluri-activité, car "les éleveurs ne sont pas à plein sur leur exploitation et donc ils ne font pas le maximum : ils ont une autre activité et l'agriculture passe au second plan". Ils ajoutent que ces agriculteurs maintiennent leurs activités agricoles "plus par plaisir que pour en retirer réellement un revenu". Les contrôleurs sont désappointés car ils ne peuvent pas exprimer pleinement leurs compétences, ils pensent que ces éleveurs "n'ont pas encore compris et qu'il y a un manque d'intérêt évident pour la technique". La manière de concevoir la conduite d'un troupeau ne repose à l'évidence pas sur les mêmes critères selon qu'on est technicien au contrôle laitier ou éleveur. Les acteurs appréhendent de façon très différente l'animal, parfois en contradiction pour les techniciens par rapport à ce qu'ils ont appris dans leur formation. L'analyse de Lévi-Strauss dans La pensée sauvage est très éclairante à ce sujet où, partant de l'onomastique animale, il y explique notamment pourquoi nous ne traitons pas les chiens comme le bétail et pourquoi les pasteurs d'Afrique traitent le bétail comme nous traitons les chiens (1990 : 172-173).

On voit ici que selon que l'on est technicien ou éleveur, on ne se donne pas les mêmes moyens d'action sur la matière vivante culturellement définie et socialement codifiée. Si l'on suit Digard, selon lequel "les animaux domestiques – "d'hommestiques" écrivait J. Lacan – sont un peu de nous-mêmes et les rapports que nous entretenons avec eux font partie de cet indicible qui parle dans notre inconscient" (1990 : 255), les animaux sont bons à penser : la façon d'exercer sur eux une action exprime une prise du monde et Jeanne Carette le montre très bien à travers l'analyse des textes littéraires et philosophiques portant sur l'âne, animal chargé de sens multiples et contradictoires (Carette 1995). Les animaux domestiques sont porteurs d'une pluralité de significations. Par ailleurs, comparant des comportements humains à l'égard du milieu naturel, médiatisés par des techniques, et des comportements humains entre eux, Haudricourt, dans son article paru dans L'Homme en 1962, repérait une logique sociale régissant corrélativement le rapport au végétal et à l'animal à l'intérieur de grands systèmes culturels différenciés par la structure politique, idéologique et religieuse. Cet article montre que la relation à l'animal, reposant sur une codification sociale, peut agir comme un révélateur parfois violent de tensions sociales et nous apprend que "le rapport à l'animal révèle un autre mécanisme social : la redéfinition des statuts culturels des groupes sociaux et de la place de chacun dans la hiérarchie des valeurs" (Lizet, 1995 : 13). Ainsi, les préconisations techniques en matière d'élevage désorganisent l'ordonnancement des catégories vernaculaires et inversement les systèmes de représentations des techniciens ne peuvent comprendre et s'approprier les choix des éleveurs136. Juillerat propose une analyse de l'essartage en Nouvelle Guinée où il postule que la logique cosmologique vient perturber la rationalité technique et que réciproquement la logique cosmologique est entamée par la rationalité techno-écologique (1999). Bien qu'il défende l'idée d'une dépendance entre rationalité technique et logique symbolique, il juge que "quand le rationnel laisse du terrain au symbolique, c'est la connaissance technique acquise au cours des siècles qui est perdante" (1999 : 207). Cette analyse vient éclairer les relations difficiles et complexes entre acteurs mais elle occulte de notre point de vue les processus d'emprunts, d'échanges et d'enrichissement entre ces deux systèmes de représentations. Ainsi, loin de s'annihiler et de s'entrechoquer l'une l'autre, leur confrontation donne lieu à la naissance de nouvelles formes de connaissances et renforce un processus cognitif où les représentations s'entrecroisent et s'interpénètrent. D'ailleurs, les nombreuses conséquences de ces processus sont visibles dans les remises en question des schémas de sélection génétique où aujourd'hui l'UPRA abondance tire les leçons de l'échec du croisement abondance / holstein et où l'UPRA tarentaise prend en compte progressivement les orientations du syndicat de défense du fromage beaufort qui veut limiter la production laitière.

L'animal semble aujourd'hui cristalliser les enjeux des relations entre éleveurs et techniciens : cet objet vivant est le résultat d'une domestication jamais acquise, ni achevée, pour les uns, et un outil de production sélectionné pour les autres. Se posent ainsi deux questions essentielles et complémentaires : d'une part, quel statut accorde-t-on à l'animal, quel rôle veut-on lui faire jouer ? D'autre part, l'animal peut-il être considéré comme une médiation technique entre l'homme et la nature ? Nous abordons là un point névralgique dans la problématique des liens entre patrimonialisation et savoirs. Anne Luxereau analyse l'incidence des changements de races bovines dans un village des Pyrénées et note que "pour les paysans, parler de races, c'est parler de performances mais également d'ordre social, de relations, d'idéologies. En changer introduit des ruptures dans les conduites zootechniques mais aussi dans l'ensemble des marques qui attestent concrètement l'honneur des hommes et des maisons" (1995 : 94).

En s'appuyant sur Castoriadis, qui distingue rationalité interne et externe de la technique, il apparaît une contradiction de fond entre des techniciens qui considèrent que la patrimonialisation correspond à une externalisation des savoirs et savoir-faire, c'est-à-dire les rationaliser suivant des catégories externes aux éleveurs, et des éleveurs pour qui la patrimonialisation est une réponse à une externalisation excessive de ces savoirs et savoir-faire137. Toutefois, le dialogue existe entre ces deux catégories d'acteurs même si les incompréhensions et les malentendus sont nombreux. Les contrôleurs que nous avons rencontrés ont tous estimé qu'il était difficile de comprendre les motivations des éleveurs mais reconnaissaient l'intérêt de leur démarche et de leur choix d'agriculture, car "de toute manière les agriculteurs vous font changer rapidement". Ce qui leur pose le plus de difficultés relève de l'ambiguïté de leur position, entre les préconisations de leur organisme de tutelle et les attentes des clients. Ils estiment que "les responsables du contrôle laitier n'ont pas tout compris, ils essayent encore d'appliquer la méthode “ plaine ” à la montagne". Les techniciens ont du mal à se positionner clairement, ils se sentent incompris : ils souhaitent participer plus aux débats des syndicats de défense des appellations, afin d'avoir plus de clés pour comprendre les éleveurs, mais dans le même temps le Contrôle laitier prend des positions opposées ou propres à sa logique. Les agriculteurs sont des clients et cet organisme vend des services : un des objectifs est notamment de proposer et de vendre plus de services alors même que certains techniciens cherchent à construire des relations différentes avec les producteurs, souhaitant mieux répondre à leurs attentes.

Dans le cadre du PIDA beaufort138, il était prévu de mettre en place une action de communication auprès des éleveurs, intitulée "Beaufort Elevage Plus". Le Service d'Ingénierie de Projet et Marketing de l'Institut de l'Elevage avait été sollicité pour réaliser une étude préalable à la mise en place de l'action sur les motivations et les attentes des éleveurs de la zone beaufort en les interrogeant sur différents thèmes, notamment sur les questions de sélection animale, d'image du produit et de la production de lait d'été139. Les résultats de cette étude montrent que les éleveurs manquent d'informations sur le contrôle laitier, en particulier les "éleveurs petit quota, généralement double-actifs" : pour augmenter les adhésions au contrôle laitier, les responsables de cette étude préconisent de toucher essentiellement ce public et de changer l'image du contrôle laitier. "Il faut répondre aux freins évoqués : recherche de performances laitières à tout prix, absence de liberté de l'éleveur". On voit bien ici que ces questions sont récurrentes : il existe un décalage entre deux conceptions du métier d'éleveur. Toutefois, la sélection animale intéresse de nombreux éleveurs, ayant généralement de plus grosses exploitations : les résultats du contrôle laitier les aident à faire des choix et à mieux suivre leurs vaches ; mais dans tous les cas, les schémas de sélection sont peu connus et ils regrettent de ne pas être directement impliqués dans le choix des taureaux : "ça devient de la sélection, des taureaux, des choix quand on retient les taureaux. Tout dépend de qui fait ce tri (...). Ce n'est pas nous qui avons les commandes". Toutefois, il est important de noter que de nombreux éleveurs, même adhérents au contrôle laitier et fidèles à l'insémination artificielle, possèdent néanmoins un taureau. Les raisons de la présence du taureau sont souvent liées au fait que l'inséminateur ne se déplace pas les jours fériés, les dimanches ou dans les alpages peu accessibles. En outre, un taureau dans le troupeau permet de mieux voir les chaleurs. Les éleveurs vendent en général les veaux issus de la monte naturelle et élèvent ceux issus de l'IA. Toutefois, ces explications ne sont pas suffisantes. Avoir un taureau semble important pour un éleveur : ne maîtrisant pas vraiment les choix pour l'insémination, la présence d'un taureau dans le troupeau montre le savoir-faire de l'éleveur ; cela fait aussi partie de son identité. La gestion de l'exploitation d'un éleveur mauriennais que nous avons rencontré illustre bien cette idée : ce jeune exploitant, né en 1970, a repris à son nom l'exploitation depuis 1996 ; ses parents l'aident encore aux travaux de la ferme. Il est double-actif puisqu'il travaille en hiver aux remontées mécaniques depuis 1986 et sa mère s'occupe avec lui de la traite. Il a un troupeau de 22 vaches laitières, abondance et tarentaise, qu'il mène en alpage en été : elles vêlent en septembre, donc durant la saison estivale elles sont taries. Il a ainsi fait le choix de produire du lait d'hiver, car la gestion d'un troupeau est plus facile lorsque les bêtes sont à l'étable. Il donne beaucoup de foin auquel il ajoute environ 1 kg d'aliments concentrés. Il produit lui-même son foin sur une quarantaine d'hectares et en vend une partie aux autres éleveurs. Singulièrement, il achète chaque année au printemps un jeune taureau abondancier 140, revendu à l'automne, qu'il laisse en alpage, selon lui "parce que ça permet de mieux voir les chaleurs et parce que l'inséminateur ne monte pas les dimanches et les jours fériés." Or, ses vaches sont taries en alpage, elles sont déjà gestantes et il n'y a pas de génisses dans le troupeau. La présence d'un taureau est techniquement inutile et économiquement absurde. Pourtant, il ajoute qu'il préfère "avoir un taureau parce que c'est plus naturel que l'insémination." Si les vaches vêlent en septembre, les chaleurs reviennent au bout de 3 semaines : le taureau n'est intéressant qu'à partir du mois d'octobre. Cet agriculteur ne fait pas d'élevage, il vend les veaux à 10 jours et n'est pas adhérent au contrôle laitier. Les attributs de l'identité d'éleveur ne passent pas par les performances laitières des vaches ou par les prix gagnés à des concours – auxquels ils refusent d'ailleurs de participer car il regrette que l'on porte autant d'intérêt à la productivité et si peu d'attention à la beauté des bêtes ; en revanche, il attache de l'importance à la gestion et à l'entretien des pâtures, "à passer dans les bordures pour un travail bien fait", à l'esthétique des animaux et aux capacités à conduire un taureau dans le troupeau.

Aujourd'hui, les races abondance et tarentaise sont présentées comme des emblèmes des systèmes fromagers ; elles sont "rustiques, originales, adaptées à la montagne, elles sont d'ici". Mais ce choix ne s'est pas fait sans heurts. Dans le système de production du reblochon, les éleveurs doivent avoir mis leur troupeau en conformité avant le 20 juin 2000. L'état de situation réalisé en 1998 montrait qu'il y avait encore 13% de vaches non conformes sur l'ensemble des troupeaux de la zone. La loi sur l'élevage autorise les éleveurs à choisir leur taureau pour l'insémination artificielle : ainsi ils peuvent favoriser certains critères plutôt que d'autres pour faire évoluer leur troupeau. Cette situation soulève la question de l'orientation de la sélection génétique. En effet, les responsables professionnels tiennent un discours fort sur la nécessité d'être "en race pure". Dans les années soixante-dix, l'Union de Promotion de la Race abondance (UPRA), a engagé une ouverture génétique "destinée à accroître le potentiel de la race par une introduction contrôlée de gênes de race holstein de variété rouge141". Cette initiative a semé le trouble au sein de la communauté des éleveurs, craignant de voir l'abondance perdre ses caractéristiques de race de montagne. Face à ces réactions, l'UPRA a interrompu le schéma de sélection et son objectif aujourd'hui est de revenir à une race pure "en profitant des apports positifs qui découlent de cet essai". Toutefois, l'abandon en cours de route du croisement abondance – holstein a suscité des controverses sur l'identité de la race : de nombreux éleveurs remettent en question l'identité de la vache abondance du fait de la complexité de sa généalogie. La coopérative de Beaufort, même si la vache tarentaise est prépondérante dans les élevages, a également émis des réserves sur l'identité de l'abondance et demande des vaches en race pure. L'identification réelle et précise de la généalogie de chaque vache ne va pas de soi. Lorsqu'en 1943 (1ère ed.), Haudricourt et Hédin écrivaient que "la plante utile, comme l'animal domestique, n'est pas entre les mains de l'Homme l'outil dont il peut se servir à sa guise : pour utiliser l'une et l'autre, il faut se soumettre à leurs lois propres, qui sont celles de tous les êtres vivants, dépendant d'une part du milieu géographique dans lequel ils vivent, et liés, d'autre part, aux formes parentales dont ils dérivent" (1987 : 21), ils ne mesuraient sans doute pas les progrès que les hommes feraient dans la manipulation génétique, poussés par un désir de s'extraire des contraintes naturelles. Sans doute les hommes ne maîtriseront-ils jamais totalement la nature, mais pour autant cherchent-ils sans cesse à accroître leur domination142. A l'instar de Marie-Angèle Hermitte, qui questionne le rôle que l'on veut faire jouer aujourd'hui aux animaux génétiquement modifiés143, on peut se demander si l'animal, dans la mesure où il s'agit ici d'animaux dits "rustiques", "originaux", dont on élabore des schémas de sélection, que l'on manipule, ne serait pas au bout du compte brevetable. L'auteur soulève des questions cruciales dans un contexte en forte évolution : elle constate que l'animal est aujourd'hui "le support de désirs humains violemment contradictoires : industrialisation et déshumanisation maximales d'un côté, personnification parfois névrotique de l'autre" et en distingue de multiples figures : "l'animal nuisible qui, pour d'autres est “ momentanément proliférant ”, l'animal sauvage rebaptisé “ animal vivant à l'état de liberté naturelle ”, l'animal “ rustique ”, témoignage d'une identité régionale à la fois naturelle et culturelle..." (1993 : 47). Elle s'inquiète de cette évolution : "de l'animal fermenteur144 à l'animal sauvage, figure ultime de la liberté perdue des hommes, le processus de qualification de l'animal est au coeur d'un conflit de civilisation : tout doit-il, toujours, obéir à la logique industrielle ? Dans ce contexte, déclarer que l'animal peut être une invention brevetable, et donc l'assimiler à un produit ou à un procédé, c'est montrer la volonté des autorités de privilégier l'animal matériau" (1993 : 48). Ces questions sont bien au coeur des débats et elles représentent en grande partie les enjeux de l'avenir des systèmes de production dans les Alpes du Nord.

Au cours des nombreux entretiens que nous avons menés dans la zone beaufort, les discours sur la rusticité, l'originalité, l'adaptation à la montagne, de la vache tarentaise étaient nombreux. Toutefois, la rusticité n'a jamais été définie clairement ; elle demeure une caractéristique floue mais pourtant recherchée et revendiquée par les éleveurs. Dans ce contexte, l'UPRA Tarentaise s'est engagée en 1999 dans un travail pour déterminer les critères de la rusticité, dans l'objectif de formaliser quelques éléments concrets déterminants qui puissent permettre aux éleveurs de faire des choix d'animaux ou de reproduction. La première phase de ce travail a consisté à tracer les grandes lignes de la rusticité à partir de l'expérience des éleveurs. Neuf points principaux sont ressortis : "l'aptitude à la marche, la résistance aux maladies, l'adaptation au climat, l'adaptation aux disponibilités fourragères, l'autonomie en zone difficile, l'adaptation au système allaitant, les facilités de vêlages, les facilités d'élevage et la longévité, une vache économe et économique". En d'autres termes, la rusticité correspondrait à la capacité d'un animal à produire et à se reproduire en exploitant au mieux ce que lui offre le milieu dans lequel il évolue avec un minimum d'apport extérieur. Ces premiers éléments de définition reposent sur l'observation quotidienne des vaches par chaque éleveur et seront approfondis grâce à un appui méthodologique de l'INRA, de l'Institut de L'Elevage et du GIS Alpes du Nord. Ce travail constitue une reconnaissance pour les éleveurs qui revendiquent depuis longtemps ces caractéristiques. La démarche entamée intègre le point de vue des éleveurs, ce qui permettra sans doute de rester au plus proche de leurs attentes et de leurs interrogations.

Notes
133.

Dans les décrets AOC publiés en 1990, il est prévu une période de 10 ans pendant laquelle les éleveurs doivent se mettre en conformité, c'est-à-dire éliminer les races qui ne sont pas acceptées pour la production.

134.

Dans les AOC abondance et reblochon, la vache montbéliarde est également autorisée pour la production. Elle est essentiellement présente chez les éleveurs laitiers de l'avant-pays haut-savoyard et sur les grosses exploitations fermières.

135.

En Savoie, dans la zone beaufort, les coopératives financent largement l'adhésion au contrôle laitier, ce qui garantit un suivi régulier des troupeaux. Les jeunes agriculteurs qui s'installent sur une exploitation sont obligés d'adhérer pendant 10 ans au moins au contrôle laitier. Mais nombreux sont ceux qui maintiennent leur adhésion après ce délai : lorsqu'on les interroge sur les raisons qui les pousse à continuer à payer leur adhésion, les agriculteurs estiment que "c'est par habitude, que les autres agriculteurs font la même chose et que c'est toujours intéressant de connaître les performances laitières vache par vache".

136.

Claude Lévi-Strauss a présenté un texte en 1971, en ouverture d'une conférence à l'UNESCO de l'Année Internationale de Lutte contre le racisme, où il soulignait que "tant que les cultures se tiennent simplement pour diverses, elles peuvent donc soit volontairement s'ignorer, soit se considérer comme des partenaires en vue d'un dialogue désiré. Dans l'un et l'autre cas, elles se menacent et s'attaquent parfois, mais sans mettre vraiment en péril leurs existences respectives. La situation devient toute différente quand, à la notion d'une diversité reconnue de part et d'autre se substitue chez l'une d'elle le sentiment de sa supériorité, fondé sur des rapports de force, et dans la reconnaissance positive ou négative de la diversité des cultures fait place à l'affirmation de leur inégalité." Ce texte, publié dans la Revue Internationale des Sciences Sociales, vol. XXIII, n°4, UNESCO, 1971, pp. 647-666, est inséré dans son ouvrage regard éloigné, 1983. Même si notre analyse ne porte pas sur la question du racisme entre le peuples, cette citation met en lumière les rapports de force parfois violents que l'on peut rencontrer entre des catégories d'acteurs aux systèmes de représentations contradictoires.

137.

Cette analyse doit beaucoup aux discussions et aux échanges avec Michel Rautenberg.

138.

Les Programmes Intégrés de Développement Agricole (PIDA) sont nés à la fin des années quatre-vingt de la volonté de la Région Rhône-Alpes de mettre en place une nouvelle politique à caractère économique, de filière, contractuelle et multi-partenariale, soutenant des initiatives qui valorisent des potentialités agricoles régionales. Les PIDA, qui peuvent être pluriannuels, concernent des études et expertises préparatoires, des actions de formation et d'appui technique, des investissements individuels et collectifs, des actions de recherche et d'expérimentation, des actions de promotion et de commercialisation. Le programme est le plus souvent initié soit par un organisme, une entreprise ou un groupement, agissant dans le cadre d'une filière agricole.

139.

Etre éleveur en zone d'appellation beaufort. Etude de motivation préalable à l'action "Beaufort Elevage Plus", Institut de l'Elevage, mai 1992, 36p.

140.

Le terme abondancier – à la place de celui d'abondance – est utilisé dans le langage courant par les éleveurs.

141.

UPRA abondance, 1991, Le centenaire de la race abondance, 1891-1991, Annecy.

142.

Selon Larrère C. et Larrère R., "nous n'en auront jamais fini avec la nature, et s'il en est ainsi, c'est que nous n'aurons jamais qu'un contrôle partiel, local et temporaire sur le monde dans lequel nous vivons (...). Nous savons que la compréhension complète, que la maîtrise absolue du monde dans lequel nous vivons est une utopie, en fin de compte aussi triste que celle d'une société sans classes et sans conflits, d'une fin de l'histoire, d'un écoulement laminaire" (1997 : 162).

143.

Marie-Angèle Hermitte, 1993 – "L'animal à l'épreuve du droit des brevets", Natures, Sciences, Sociétés, n°1, pp. 47-55.

144.

Animaux génétiquement manipulés pour produire dans leurs fluides ou leurs tissus des molécules destinées à l'industrie pharmaceutique ou l'industrie chimique.