4.2.2.2. L'ensemencement : ferment de nombreuses représentations

Le processus de fermentation d'une manière générale, que ce soit en fromage, en vin, en pain, est souvent présenté comme étant à la source de la typicité d'un produit. Les interprofessions fromagères abondance, beaufort et reblochon se sont interrogées sur l'ensemencement. Mais le contexte d'exigences sanitaires et d'hygiène interfère fortement dans les orientations et dans les décisions des professionnels agricoles et tend à remettre en question certaines pratiques. La multiplication des intervenants bouleverse les représentations. La variabilité du fromage n'est pas évidente à gérer et à valoriser, d'autant plus lorsque la grande distribution s'affirme comme mode de commercialisation principal. Nous savons que ce cadre exige à l'heure actuelle régularité et homogénéité tant d'un point de vue quantitatif que qualitatif. Au cours de recherches précédentes, nous avions déjà mis en évidence la délicate question des ferments. Le statut octroyé à cet ingrédient de la fabrication fromagère semble flou et divers selon les exploitations, selon leurs orientations agricoles. Les agriculteurs qui fabriquent à la ferme utilisent soit des yaourts du commerce, soit des ferments produits par différents organismes (ITG, Coopérative de Thônes, Service technique interprofessionnel, etc.), soit l'un et l'autre ou aucun des deux (cas le moins fréquent). En fait, les producteurs fermiers qui n'utilisent que des yaourts affirment ne pas recourir aux ferments pour leur fabrication. Or, les yaourts sont aussi des ferments lactiques. La relation à la matière vivante est primordiale dans la reconnaissance des compétences des hommes. Les savoir-faire et connaissances techniques des fromagers s’expriment dans la gestion du milieu microbien. Contrairement aux éleveurs – producteurs de lait, les fromagers sont en contact direct avec la matière : dès le moment de la mise en cuve, ils regardent si le lait est à la bonne température ; puis ils touchent le caillé pour voir "s’il est bon", c'est-à-dire s'il a suffisamment durci pour pouvoir le trancher en grains de maïs ; et de même lors de l’affinage, ils retournent les fromages et les piquent.

L'introduction de ferments issus de souches sélectionnées a sans conteste amélioré les conditions de vie des agriculteurs : les laits peuvent être conservés à 4°C, donc refroidis après la traite notamment dans des tanks réfrigérés, pour être travaillés 24 heures plus tard ou transportés dans des ateliers de transformation éloignés. Les fromagers estiment que "grâce à ce procédé, il est aujourd'hui possible de ne pas travailler les dimanches, les jours fériés et de préserver ainsi la vie de famille." En production fermière, l'obligation d'une transformation bi-quotidienne pour les fromages abondance, beaufort et reblochon limite de ce point de vue l'intérêt des ferments industriels, à l'exception des exploitations fermières avec de gros quotas qui fabriquent plusieurs fromages : dans ce cas, ils produisent du reblochon et de l'abondance du lundi soir au samedi soir, puis le lait du dimanche est reporté au lundi et transformé en tomme avec un ensemencement artificiel. Pour l'ensemble de la production fermière, ce type d'ensemencement a cependant permis de contrôler et de maîtriser la fabrication : l'augmentation des volumes de laits n'autorise pas les fermiers à l'erreur, elle n'autorise pas à rater leur fabrication car la perte d'une cuve de lait aurait un impact économique considérable ; l'utilisation de ferments semble s'imposer pour sécuriser la production. En outre, le succès des fromageries industrielles, avec lesquelles la grande distribution préfère travailler car elles garantissent la régularité quantitative et qualitative des produits fournis, a contraint les producteurs à s'aligner sur cette qualité. La vente directe en abondance et en reblochon plafonne depuis plusieurs années à 3% environ ; il est donc indispensable de trouver d'autres débouchés pour la production fermière en constante augmentation145. L'irrégularité, est parfois perçue comme un manque de compétences. Ainsi que le note Marie-Anne Guérin dans son article consacré à la tome des Bauges, "la maîtrise de la fabrication passe par celle des ferments et, de ce fait, les pratiques anciennes d'ensemencement naturel ont été en général abandonnées dans la plupart des productions fromagères" (1999 : 208). Les méthodes d'ensemencement "naturel", c'est-à-dire où l'on ne fait pas appel à des souches sélectionnées en laboratoire, sont multiples : il est possible de laisser "mûrir" le lait pendant une nuit ou de mélanger des laits de plusieurs traites ; certains préfèrent prélever du petit lait d'une fabrication pour le laisser en étuve où se développent les micro-organismes ; enfin, la caillette qu'on laisse macérer dans une recuite permet à la fois d'emprésurer et d'ensemencer le lait. Les yaourts se sont développés parallèlement à la généralisation de la présure industrielle au sein d'un vaste mouvement de mécanisation et d'industrialisation de l'agriculture.

Malgré les réels avantages techniques octroyés par l'emploi de ces ferments "exogènes", les agriculteurs, y compris les producteurs de lait qui pourtant ne transforment pas, regrettent "la disparition de la flore naturelle" et disent avoir aujourd'hui "des laits morts, stériles, dans lesquels il n'y a plus rien, qui n'ont plus de goût." Même s'ils reconnaissent comme "indispensable l'usage de désinfectants et de détergents dans le souci de préserver la santé du consommateur", ils dénoncent "le choix unique" qui s'impose à eux : "c'est comme si c'était inévitable" précise un producteur fermier d'abondance, "on n'a plus le choix, on tire un grand trait sur tout ce que l'on a appris ; c'est à se demander pourquoi on continue avec du lait cru, c'est ridicule, ça n'a plus de sens." Nous rejoignons ici les propos que Marie-Anne Guérin a recueillis auprès des producteurs de tome des Bauges et qui lui permettaient de conclure que les "normes européennes" étaient perçues comme des dangers et la réglementation comme abusive.

En outre, peu d'organismes commercialisent à l'heure actuelle des ferments. Dans les Alpes du Nord, les producteurs peuvent se tourner vers l'UPRF, vers l'ITG, et depuis récemment vers leur service technique interprofessionnel ou sinon produire eux-mêmes leurs ferments, mais cette pratique est aujourd'hui marginale. Cette situation pose d'ailleurs la question de la dépendance des producteurs à l'égard de ces organismes : quelle marge de liberté reste-t-il aux agriculteurs pour choisir leur ensemencement ? L'Institut technique du gruyère a plusieurs clients, dont le syndicat interprofessionnel du fromager d'abondance et jusqu'en 1998 le reblochon, qui achètent des souches sélectionnées de ferments : on dit dans ce cas que l'ITG est souchier. Il a effectué il y a plusieurs années de nombreux prélèvements chez des producteurs des différents fromages fabriquant sans ferment afin de conserver la flore et de sélectionner des bactéries lactiques d'intérêt technologique. Aujourd'hui, l'ITG, devenu en 1999 Institut Technique Français du Fromage (ITFF), est critiqué par certains producteurs fermiers, en reblochon surtout mais également en abondance : ceux-ci dénoncent "le vol technologique de l'ITG qui commercialise aujourd'hui une flore prélevée chez eux avec divulgation des pratiques" et dont ils estiment "être les propriétaires". Cette situation accroît fortement les tensions et les incompréhensions entre les acteurs et alimentent les controverses au sujet de la place de l'encadrement technique et du rôle que l'on souhaite le voir jouer dans des systèmes de production bénéficiant d'une appellation d'origine contrôlée.

Au cours des visites à la ferme, et plus particulièrement dans les entretiens menés avant les visites, nous avons demandé aux agriculteurs si a priori ils ne mentionnaient pas certaines choses, par crainte de choquer les visiteurs. Le seul point qu'ils relevaient était l'utilisation de carotène pour colorer les reblochons. Cependant, lors des visites, il est apparu qu'à l'exception d'un producteur, aucun n'a mentionné l'utilisation de ferments, quels qu'ils soient, même lorsque les touristes assistaient à la fabrication146. Par contre, les agriculteurs n'hésitent pas à parler de la présure, qui se présente aujourd'hui sous forme industrielle, c'est-à-dire dans une bouteille en plastique qui n'a rien de "traditionnel", qu'ils montrent sans crainte de choquer les visiteurs. On peut avancer l'idée que cette différence de statut entre ces deux produits introduits dans le lait pour la fabrication résulte de leur capacité à expliquer la provenance de la présure (caillette de veau ou d'agneau), alors que ce n'est pas le cas des ferments, qui paraissent alors artificiels, industriels. Plusieurs agriculteurs ont longuement insisté sur l'origine de la présure, son mode d'obtention et son impact dans le lait. Nous avons eu des entretiens avec des producteurs à la suite des visites et nous leur avons demandé pourquoi ils n'avaient pas mentionné l'utilisation de ferments : ils ont répondu que "c'était un oubli, et que c'était pour cela qu'il était important que le couple assure la visite ensemble", afin de ne rien oublier à chacune des phases. Or, un des producteurs qui a fait ce type de réponse avait pourtant cité l'utilisation de ferments, sans s'en souvenir, mais dans un cadre particulier : en expliquant la différence entre reblochon laitier et fermier, il a précisé que "le laitier, c'est du lait de mélange avec du ferment, ça n'a rien à voir, ça s'appelle quand même reblochon, alors ça nous porte préjudice". Cette remarque renforce la pertinence du choix méthodologique d'assister aux visites plutôt que d'interroger séparément agriculteurs et consommateurs, car nous serions certainement passés à côté de cette observation particulièrement révélatrice du statut accordé aux ferments si nous n'avions pas adopté ce mode de travail.

Les ferments sont perçus comme des produits artificiels, industriels, comme de "la drogue" selon plusieurs producteurs fermiers. Une agricultrice nous a dit qu'elle n'utilisait pas "de poudre, mais des baïkos147". Dans la Vallée d'Abondance, les agriculteurs "n'utilisent pas de ferments mais des yaourts". Certaines personnes plus âgées dénoncent l'utilisation abusive d'ingrédients artificiels, tels que les ferments, qu'elles nomment également "drogue". Nous avions déjà noté ce type de remarques, notamment dans le cadre d'une étude sur le fromage bleu de Gex148. Les ferments, sous leur forme actuelle, ne font pas partie de la classification naturaliste vernaculaire. En d’autres termes, ils ne s’intègrent pas au schéma taxinomique des producteurs fermiers149 qui s'auto-censurent ne se sentant pas légitimes avec ces nouvelles pratiques. Ces éléments entrent en contradiction avec les catégories classificatoires, ils remettent en cause les compétences des producteurs, le long cheminement de la domestication du vivant, et par-là même les modes d’organisation sociale et les configurations symboliques : les laits sont pauvres, et, selon les producteurs, continueront à s’appauvrir dans les années à venir avec l’application de nouveaux règlements, notamment le seuil à 100 000 germes multipliant l’utilisation de désinfectants. Les instruments de la production sont en cuivre ou en inox, ils ne véhiculent ni n’entretiennent la flore microbienne. Dans ces conditions, il devient indispensable d’ajouter des ferments pour la transformation laitière. La variabilité est difficile à exprimer, à évaluer, à faire rentrer dans le cadre normatif. Une des difficultés principales n'est pas tant de prélever des micro-organismes et de les sélectionner, mais de répertorier, nommer, classer les pratiques techniques et les savoir-faire qui sont liés à l'ensemencement naturel, au risque sinon de réinventer la tradition, au travers d'une artificialisation de notre rapport à la nature. L'enjeu est bien de caractériser ces pratiques afin de les inscrire dans les règlements techniques et de leur donner un statut juridique légitime.

On distingue ainsi deux formes de médiation entre l'homme et la nature, qui interfèrent directement dans la relation du produit à un lieu. L'ensemencement joue ici un rôle crucial. Du point de vue des techniciens fromagers, les relations avec le vivant passent par des objets fabriqués, sélectionnés, décontextualisés et reproductibles, que l'on peut analyser comme une "extériorisation de la main" (Leroi-Gourhan). Nous ne soulèverons pas ici la question controversée des rapports en science et technique, toutefois notons qu'on ne peut pas réduire les concepts scientifiques au savoir-faire techniciens, ni séparer radicalement le domaine de la méthode des retombées techniques de la connaissance. Du point de vue des producteurs, le rapport au vivant passe par une domestication permanente et jamais acquise, des savoirs transmis et sans cesse mis à l'épreuve dans la gestion du vivant. L'ouvrage de Digard met en lumière les principes de la domestication – que nous pouvons élargir des animaux au vivant en général – et souligne "qu'elle n'est pas un état, ni un processus fini, qu'il s'agirait d'améliorer. Par domestication, il faut entendre l'action que l'homme exerce en permanence sur les animaux qu'il possède, ne serait-ce qu'en les élevant et éventuellement en les exploitant" (1990 : 249). Anne-Marie Guérin, dans son analyse sur l'ensemencement en tome des Bauges, conclut sa réflexion sur l'utilisation de ferments industriels en disant "qu'il s'agit en quelque sorte d'artificialiser le naturel" (1999 : 209). Cette conclusion mérite d'être approfondie. En effet, nous défendons l'idée non d'une "artificialisation du naturel" mais d'une création d'artéfacts propres à chaque groupe d'acteurs, artéfacts s'insérant dans leur taxonomie respective. Le patrimoine vivant se caractérise par sa dimension périssable et éphémère, dimension qui donne du sens aux savoirs et aux savoir-faire et dont l'entretien interfère directement avec l'identité des producteurs. Dis-moi comment tu fabriques, je te dirai qui tu es, selon l'expression bien connue et quelque peu galvaudée. La flore microbienne joue ici un rôle important. L'artéfact accentue l'idée d'une médiation nécessaire dans les relations que les hommes entretiennent avec la nature alors que l'artifice suggère l'idée d'une ruse à l'égard de la nature, l'utilisation de subterfuges, de feintes pour tromper la nature. "L'artificialisation du naturel" témoigne à notre sens de l'utilisation de moyens habiles et trompeurs pour déguiser la vérité, il s'agirait en quelque sorte d'une subtilité captieuse pour s'affranchir des contraintes naturelles. Nous portons notre analyse dans une autre direction : nous sommes face à deux formes distinctes de médiation, s'appuyant sur des systèmes de représentations contradictoires. La rencontre et la confrontation de ces deux points de vue encouragent la confusion entre les deux natures de cette médiation : selon Dominique Bourg, "la tendance des objets techniques à se rapprocher des êtres naturels, la tendance inverse des êtres naturels modifiés à ressembler aux objets techniques et autres machines, la création d'une catégorie hybride, la propension générale des techniques à simuler plutôt qu'à manipuler du dehors de la nature rendent de plus en plus floue la frontière entre nature et artifice" (1996 : 29). Nous comprenons ici le terme artifice, non comme une subtilité captieuse, mais comme le produit de relations sociales.

Le sauvage et le domestique sont des catégories très opérantes pour comprendre les systèmes de représentation qui sous-tendent l'action des hommes. Pelosse et Micoud insistaient sur le fait que, "longtemps honni, le sauvage est devenu désirable, au point qu'il n'est plus seulement question de le protéger de la disparition mais de le “ cultiver ”, de le réintroduire, de le gérer, afin de lui permettre de retrouver ça et là son emprise bienfaitrice (...). Le sauvage ne se donne plus comme produit spontané de la nature mais comme (re)production de l'homme. Le suprêmement naturel se confond désormais avec le comble de l'artificialisation" (1993 : 13). D'ailleurs, l'action domesticatoire ne s'exerce pas seulement dans le sens d'une appropriation et d'une socialisation des animaux "mais aussi dans l'autre sens, celui de l'ensauvagement" (Digard, 1993 : 170).

Toutefois, un constat s'impose : si les ferments industriels ne peuvent être considérés comme des artifices, leur utilisation généralisée affaiblit l'intensité de la relation du produit à son lieu. Les ressources locales sont à l'intersection du biologique et du culturel, elles comportent une dimension identitaire qui repose sur des savoirs, des savoir-faire et des prescriptions sociales. Dès lors que l'on a affaire à du vivant, les productions fromagères, les micro-organismes, l'ensemencement, sont directement partie prenante de cette identité. La dimension immatérielle et patrimoniale des produits naît de la capacité des producteurs à gérer la variabilité et la malléabilité du vivant. Même si on ne peut nier l'impact des conditions pédo-climatiques dans la spécificité des produits, ces facteurs ne l'expliquent pas à eux seuls : de part leurs activités anthropiques, les hommes donnent du sens au lien au lieu et au temps ; ce sont ces activités qui permettent l'expression du terroir, analysée d'ailleurs de façon métaphorique par Roger Dion, pour qui le rôle du terrain dans l'élaboration d'un grand cru ne va guère au-delà de celui de la matière dans l'élaboration de l'oeuvre d'art (1990). Les syndicats des fromages abondance et reblochon se sont interrogés sur la question de l'ensemencement, jugeant utile de réfléchir aux façons de contourner à la fois la décontextualisation des productions, leur banalisation et leur standardisation par une utilisation croissante et généralisée des ferments industriels. Ainsi, ces deux syndicats ont choisi de rechercher un ferment dit "spécifique", à partir de prélèvements de flore chez différents producteurs de la vallée d'Abondance et de la vallée de Thônes. Au-delà des résultats de ces recherches et de leur mise en application, sur lesquelles nous reviendrons plus tard, force est de constater que l'artifice n'est pas l'objet "ferment" en tant que tel mais le statut qu'on lui accorde au sein du système de production. La question à poser n'est pas tant de savoir s'il y a artificialisation de la nature mais d'évaluer la place accordée à l'innovation. Pour contourner l'appauvrissement du lien au lieu et au temps, c'est-à-dire limiter les "ingrédients exogènes et non traditionnels", les responsables professionnels ont fait le choix de rechercher un élément commun, en quelque sorte le plus petit dénominateur commun, permettant ainsi de redonner du sens au produit. Le mouvement de patrimonialisation dont sont l'objet les fromages abondance, beaufort et reblochon, au travers d'une part des dispositifs de protection mais également d'autre part lié à l'évolution de la notion de patrimoine, tend à encourager la production d'artéfacts pour reconstruire une nouvelle relation au lieu et au temps, modifiant ainsi à la fois le statut des objets et celui des acteurs.

Les rapports de force entre les acteurs, et sans doute plus particulièrement entre producteurs et techniciens, sont tels que chaque décision est un enjeu majeur, d'autant plus que, si les techniques sont de l'ordre de la connaissance, les pratiques sont de l'ordre de l'action, (Desfontaines, Petit, 1985), croisant les propos tenus par plusieurs agriculteurs : "eux c'est l'écrit, nous après c'est le réel." Nous rejoignons ici la définition proposée par Paul Rasse, d'après lequel "les savoirs techniques élargissent les possibilités d'échanges et de communication à l'humanité tout entière, alors que les savoir-faire les circonscrivent dans le cercle des relations interpersonnelles. Les savoirs techniques sont pour l'essentiel acquis préalablement à l'entrée dans la profession, puis entretenus, réactualisés au moyen de la formation permanente. Ils renvoient souvent à des contenus officiels, sanctionnés par diplômes et intégrés dans les grilles de classification ou les conventions collectives" (1991 : 13).

Ce chapitre a mis en lumière les différents moyens d'action sur le vivant selon que l'on est agriculteurs ou techniciens et les représentations qui leur sont attachées. Chacun humanise et socialise la nature, il peut observer le fruit de son travail dans le spectacle de son environnement : ainsi Cerclet note-t-il que "le savoir naît de l'expérience qui est elle-même conduite selon des modalités propres à ce savoir : la culture n'est pas accumulation et juxtaposition de connaissances mais elle est réévaluation constante de son contenu par l'expérience" (1998 : 13). Les relations avec la nature ont évolué : les hommes l'ont domestiquée mais pourtant ils ne la maîtrisent pas complètement. Les agriculteurs sont de moins en moins en contact avec la matière : la machine à traire par exemple, est une technologie médiatrice entre l’homme et l’animal. Le lait est véhiculé directement de la mamelle au bidon. Cette situation est accentuée par le fait que les agriculteurs ne livrent plus directement à la fromagerie : la collecte est assurée par les fromagers eux-mêmes qui passent tous les matins. Les agriculteurs n'ont plus accès au fruit de leur travail si ce n'est par l'intermédiaire des résultats des analyses de la composition des laits. Les services techniques interprofessionnels jouent un rôle important dans l'insertion des nouveaux fromagers ou producteurs dans les systèmes de production, ainsi nous proposons de poursuivre cette réflexion en détaillant la place de ces nouveaux dispositifs et leurs modes de fonctionnement.

Notes
145.

Rappelons qu'en 10 ans environ, la production fermière d'abondance a été multipliée par 3, passant de 85 tonnes en 1990 à 294 en 1998 par et celle du reblochon a connu une augmentation de 60%, passant de 2100 tonnes en 1987 à 3717 en 1998.

146.

Les touristes assistent à la fabrication à partir de la phase de décaillage, donc ils ne voient pas l'introduction de présure et de ferments.

147.

Les Baïko sont une marque de yaourts du commerce.

148.

Faure M., 1995 – Le Bleu de Gex, mémoire de maîtrise d'ethnologie, Université Lumière Lyon II, 98 p. + annexes.

149.

On observe la même situation chez les jeunes agriculteurs qui reprennent l’exploitation de leurs parents, auprès de qui ils ont appris les activités d’élevage et de production fromagère. Ils ont acquis les savoir-faire et les pratiques techniques de façon orale et au sein du cadre familial, le plus souvent en alpage où cohabitent plusieurs générations.