4.3. Pour un renouvellement de l'approche technique ?

4.3.1. Articulation et confrontation de savoirs

Au cours des entretiens avec les agriculteurs, nous avons constaté que les avis étaient partagés sur l'intérêt d'avoir à faire à autant de techniciens : certains estiment en effet qu'ils sont trop nombreux à intervenir sur leur exploitation, alors que d'autres pensent au contraire que leurs activités sont complémentaires. Toutefois, ceux qui penchent pour la complémentarité sont souvent des agriculteurs engagés dans l'interprofession ou actifs dans les groupements de développement locaux. Ils sont sensibilisés, voire favorables, à l'approche technique. Il n'en demeure pas moins que tous sont unanimes pour souligner que l'ensemble des techniciens travaille d'une manière encore trop autonome : les agriculteurs regrettent qu'ils ne se rencontrent pas plus souvent, car il arrive que leurs conseils soient en contradiction ou peu adaptés au système choisi par l'exploitant. Un responsable du développement nous a d'ailleurs dit que, quelles que soient les préconisations, "ce sont les éleveurs qui ont raison, car ils ont plus une approche système que les techniciens". Les techniciens ne travaillent pas sur un système mais segmentent leurs actions sur une partie des activités de l'exploitation. C'est à l'agriculteur d'adapter ces conseils à son exploitation. Or, les réponses des techniciens ne correspondent pas forcément aux attentes et à l'orientation globale des agriculteurs. Ainsi, en Haute-Savoie, les producteurs fermiers de la vallée de Thônes demandaient au technicien fromager du syndicat de défense du reblochon d’intervenir en élevage, espérant de cette façon avoir d’une part des conseils plus cohérents et plus complémentaires au niveau de l’exploitation et limiter d’autre part le nombre d’intervenants techniques. Mais, selon un responsable du syndicat, "les techniciens fromagers passaient trop de temps dans les étables et pas assez dans les ateliers de fabrication, ils ne sont pas des techniciens d'élevage". Pour remédier à ce problème, une personne a été embauchée par Alliance Conseil (Chambre d'agriculture de Haute-Savoie) chargée du contrôle laitier et du suivi en fromagerie. Aujourd’hui, un compromis a été trouvé pour satisfaire à la fois les producteurs et les organismes en question dans la mesure où il s'agissait également d'une remise en cause du contrôle laitier.

Certains techniciens distinguent parfois leurs propres points de vue et la logique de l'organisme auquel ils sont rattachés. Ceux qui sont très impliqués localement ont souvent adopté le point de vue des agriculteurs : leurs relations sont plus de l'ordre du partenariat que du conseil distant. Selon un contrôleur laitier de la zone beaufort,

‘"Il n'y a pas toujours la même perception entre les chefs du contrôle laitier et les techniciens, mais il faut reconnaître qu'il ne peut pas y avoir une même politique pour la plaine et pour la montagne. En fait, il faut bien écouter ce que disent les éleveurs et pas toujours ce qu'on nous dit à Chambéry."’

Le dynamisme et l'antériorité des filières fromagères alpines permettent aux acteurs de la production de s'appuyer sur une expérience importante pour négocier et valoriser leurs compétences. L'élévation du niveau des connaissances techniques des agriculteurs150 et cette expérience acquise progressivement renforcent leur volonté d'autonomiser leurs activités à l'égard des organismes techniques. Cette situation favorise l'émergence de revendications nouvelles, des prises de décisions novatrices, parfois "provocantes". Nous avons choisi de détailler une décision prise par le syndicat de défense du beaufort afin d'expliciter cette idée. Au cours de la révision du décret d'appellation d'origine contrôlée beaufort, le choix a été fait de limiter la production laitière annuelle moyenne par vache et par exploitation à 5000 kg. Cette décision a provoqué - et provoque encore - des remous. Voici un extrait d'un entretien mené avec un producteur de lait :

  • MF : "pourquoi le syndicat a-t-il fixé ce seuil ?"
    X : "vous voulez connaître les raisons techniques ?"
    MF : "j'aimerais connaître les raisons de ce choix, techniques ou autres."
    X : "il n'y a pas de raisons techniques. Les raisons, elles sont politiques. Il faut être cohérent, et 5000 kg peut être un élément qui rend cohérent un système. C'est un partenariat avec le développement local, l'entretien de l'espace. C'est un enjeu important. C'est comme les races, ce n'est pas scientifique, c'est ... ethnologique ? ... culturel ?"
    MF : "et les techniciens, d'une manière générale, comment les organismes techniques ont-ils réagi à cette décision ?"
    X : "ils l'ont mal perçu. Le centre d'insémination n'a pas compris l'enjeu. De toute manière, il y a un problème entre la coopérative d'insémination et le centre d'insémination : ils ont copié sur des races à lait. Ils ne savent pas innover pour limiter à 5000 kg. Mais le problème, c'est qu'il y a des agriculteurs qui ont des tarines dans des zones où le lait est faiblement valorisé, donc ils ont besoin de quantité."
    Il ajoute ensuite : "Si on avait écouté les gens, on n'aurait rien fait. De toute manière, ils nous prennent pour des fous".

Au cours d'un autre entretien, un technicien d'élevage, conscient des difficultés que le conseil technique connaît aujourd'hui, a estimé que d'une part "pour l'image, c'était une très bonne décision, cela montre que ce n'est pas du productivisme" et que d'autre part cela a fait prendre conscience aux techniciens du décalage entre leur logique et les pratiques des agriculteurs. On peut avancer l'idée, qui a d'ailleurs été confirmée au cours de différents entretiens, que cette décision a été perçue par les instituts techniques, notamment le Contrôle laitier et l'Etablissement de développement de l'élevage, comme un viol de leurs référents techniques. D'après un technicien, cette orientation remet en cause la sélection bovine -orientée vers l'amélioration des performances laitières - et l'assistance technique. En fait, l'interprofession du beaufort considère que 5000 kg annuels moyens est une limite de production alors que les instituts techniques l'interprètent comme un optimum à atteindre. Il y a un décalage fort entre ces différentes perceptions, qui n'est pas sans effet dans la qualité des relations entre les acteurs. Certains techniciens, très impliqués localement, se sont remis en cause "pour être en phase avec l'appellation". Mais l'interprofession a pris cette décision "sans se préoccuper des conséquences techniques" selon certains : en effet, un contrôleur laitier nous a confié que "même s'il n'avait pas une vision productiviste, il ne savait pas techniquement comment faire faire moins de lait à une vache, sans mettre en danger l'animal, c'est-à-dire le sous-alimenter".

Sa formation lui a appris à augmenter les performances laitières, en tenant compte de la qualité du lait, mais pas à diminuer la production. Ainsi, il est en difficulté pour conseiller les producteurs de lait ayant une moyenne annuelle par vache supérieure à 5000 kg. Actuellement, toute décision doit être raisonnée et validée techniquement. Or, certains choix ne relèvent pas d'une raison technique. Un directeur de coopérative a insisté sur le fait "qu'on n'était pas obligé d'avoir un justificatif technique à tout ce qu'on décide", mais ce point de vue est parfois difficile à imposer. Un contrôleur laitier a souligné que "l'on met des règlements qui sont finalement ingérables, incontrôlables", car certains sont désarmés pour faire appliquer et respecter ces règlements. Ainsi que Boyer l'écrivait, "une procédure traditionnelle produit des vérités qui ne peuvent pas être tenues pour telles par un logicien" (1986 : 361).

Les choix des syndicats de défense des fromages AOC remettent en question les compétences des organismes techniques et les poussent à imaginer un nouvel avenir pour le conseil technique. Ainsi Philippe Deloire, conseiller d'élevage en Savoie, explique-t-il que "la modification du décret de l'AOC beaufort de 1993 a bousculé les idées reçues sur la productivité en particulier chez les intervenants en élevage : pour un certain nombre, « c'était la fin du conseil technique (...) ». Puis au fur et à mesure des années, ce blocage s'est estompé : et si cette limitation de production était le commencement du conseil technique pointu pour utiliser au mieux c'est-à-dire pour produire au moindre coût à partir des ressources locales. A partir des résultats de gestion, entre 93-94 et 97-98, les marges brutes par vache n'ont pas changé pour les meilleurs élevages (environ 11000 FF) avec un prix du lait plus bas (3,23 FF en 93 et 3,16 FF en 97) mais des charges de concentrés qui ont largement diminué (1800 FF en 93 pour 1200 FF en 97) et une production par vache qui se maintient (3952 kg en 93 et 3862 kg en 97). Et la tendance est générale : les éleveurs ont réappris à produire du lait à partir de l'herbe avec des vêlages décalés sur la fin de l'hiver pour produire plus de lait l'été : pari réussi pour la filière qui voulait produire plus de beaufort d'été et avec moins de concentrés151".

Nous assistons à l'élaboration d'un mode de gestion des savoirs, s'inscrivant dans une première étape de réappropriation locale des fromages, des biens propres. La question est de comprendre quel savoir est légitime et quelle logique soutient tel ou tel savoir. Pour poursuivre notre réflexion, une expérience originale des syndicats de défense du beaufort et du reblochon mérite d'être détaillée : ils ont mis en place, à des périodes différentes, un service technique interprofessionnel, choisissant ainsi d'intégrer l'appui technique au système de production. La création d'un tel service s'inscrit dans une réflexion globale menée par les syndicats sur le rôle des techniciens, en relation avec les orientations de l'agriculture des Alpes du Nord. En d'autres termes, nous montrerons que les syndicats ont eu la volonté de modifier la place des savoirs, techniques, vernaculaires, scientifiques, au sein des systèmes de production. Cette évolution nous conduit en particulier à interroger la place des différents savoirs en jeu, c'est-à-dire comment et sous quelle condition s'opère le changement de statut des savoirs dans le cadre des services techniques interprofessionnels.

Notes
150.

Afin de bénéficier des Dotations jeunes agriculteurs, des Plans d'amélioration matérielle, etc., pour leur installation, les agriculteurs doivent justifier d'un certain nombre d'heures de cours et de stages en exploitation. En outre, ils doivent être adhérents au contrôle laitier pour une durée minimum de 10 ans.

151.

Deloire P., 1999 – "Evolution du conseil en exploitation : l'exemple en zone AOC beaufort", communication au SRVA de Lausanne, Production laitière 2002, adaptation au marché et abaissement des coûts de production.