4.3.2. Les services techniques interprofessionnels : des relations privilégiées avec les praticiens

La création d'un service technique interprofessionnel n'est pas une évolution anodine dans les systèmes de production beaufort et reblochon ; elle s'insère dans une réflexion de fond sur la place et le rôle de l'intervenant technique, sur la place et le rôle que l'on veut attribuer aux savoirs technico-scientifiques. Les deux syndicats travaillent depuis plusieurs décennies avec des organismes techniques et scientifiques152 ; ils ont conscience de l'importance des connaissances scientifiques pour mieux connaître leur produit, et c'est d'ailleurs pour cela qu'ils poursuivent de nombreuses collaborations avec ces différents organismes : l'Institut technique du Gruyère est l'un des premiers organismes à travailler avec les syndicats ; son antériorité lui confère une place de choix dans les systèmes de production des Alpes du Nord. Citons dans le même registre l'INRA, qui, même s'il n'a pas de station expérimentale dans les Alpes, est partenaire des syndicats pour différents travaux de recherche. Le Groupement d'Intérêt Scientifique des Alpes du Nord occupe une place particulière puisqu'il fédère ces organismes autour d'un programme de recherche et développement spécifique aux départements de Savoie, Haute-Savoie et Isère, et a dans le même temps son autonomie propre. On le voit, même si les syndicats beaufort et reblochon ont mis en place un STI, ils n'ont pas pour autant abandonné leur collaboration avec d'autres structures. D'ailleurs, cela semble même leur avoir donné les moyens d'affiner les questions qu'ils se posent. Par exemple, l'un des enjeux cruciaux du reblochon est la question sanitaire : travailler un lait cru et affiner le fromage moins d'un mois soulèvent des questions et des enjeux propres à ce produit. Dans ces conditions, le service technique du syndicat du reblochon a trouvé un partenaire qui est confronté aux mêmes difficultés, le Saint Nectaire, et ils ont mis en place un programme commun de recherche spécifique sur cette question.

La création de ces services techniques nous conduit à réinterroger les relations entre les acteurs impliqués, en particulier pour mettre en lumière les modifications éventuelles des discours et des pratiques de ces techniciens : comment sont-ils perçus par les producteurs laitiers et fermiers et par les fromagers ? Ces techniciens se sentent-ils plus proches et plus familiarisés avec les catégories vernaculaires et ont-ils les moyens de les prendre en compte dans l'appui technique ? Par ailleurs, si les STI peuvent jouer un rôle de dispositif de confrontations et d'échanges de savoirs et de connaissances, nous devons analyser les processus d'acculturation des techniciens appartenant à ces structures : s'insérer dans un tel dispositif ne va pas de soi ; quels sont les moyens mis en oeuvre pour transmettre aux techniciens la logique des STI, leur politique, leur démarche et méthode de travail ? Dans cette perspective, ces dispositifs semblent jouer un rôle prépondérant dans l'adaptation des normes, de la réglementation, au contexte local, représentant en quelque une interface ou un filtre précédant l'application au terrain. On peut avancer l'idée que l’intégration des services techniques au sein des organismes interprofessionnels permettrait de recréer du local, en d'autres termes de donner un autre contenu au lien au local dans l’espace et dans le temps : la nouvelle configuration des relations entre les acteurs permet de revisiter les savoirs et les savoir-faire à la lumière des services techniques interprofessionnels et d'apporter des réponses adaptées et contextualisées aux questions du terrain, parallèlement d'ailleurs à l'accroissement des connaissances techniques des agriculteurs. Nous supposons que ces liens contribuent à accroître les capacités d'interprétation des règles générales : en effet, les discussions entre techniciens et agriculteurs permettraient de faire émerger de nouvelles façons de traduire, d'adapter et d'approprier les normes exogènes au système de production.

L'Union des producteurs de Beaufort a été créée en 1965 : elle avait son siège à Moûtiers et était au départ une union commerciale. Dans les années 1971/1975, le beaufort avait quelques difficultés à se commercialiser : il y avait de forts écarts de qualité entre les coopératives, elle n'était pas régulière. Ainsi, avant de s'unir pour la commercialisation, il fallait s'unir pour améliorer et homogénéiser la qualité : il a été créé un service technique qui assurait l'analyse des laits, un appui technique et une vulgarisation auprès des producteurs. L'UPB a instauré, avant l'obligation départementale datant de 1972 et la loi Godefroy de 1984, le paiement du lait à la qualité pour inciter les producteurs à surveiller la composition et la qualité de leur lait. A la fin des années soixante-dix, elle a mis en place un appui technique en fromagerie et dans les élevages et, depuis 1982, un laboratoire est basé à Albertville. Ainsi, deux activités principales occupent les techniciens. La première concerne le paiement du lait : un technicien est chargé de prélever du lait tous les matins dans les bouilles déposées au bord de la route en passant au moins deux fois par mois chez chaque producteur. Pour ce faire, il suit le ramasseur de lait d'une coopérative pour organiser son circuit de prélèvements. Ensuite, il a la responsabilité des analyses microbiologiques des laits et en cas de problème, il se rend chez l'éleveur concerné. Cette activité est difficile dans la mesure où le technicien ne rencontre que "les agriculteurs à problèmes, avec lesquels il y a parfois des conflits". Ces difficultés rejaillissent sur sa démarche de travail ; il ajoute qu'il "faut leur montrer qu'on les surveille, il faut garder un rapport de force car certains n'ont pas la mentalité coopérative, ils fraudent pour gagner un peu plus d'argent en rajoutant de l'eau pour augmenter le volume de lait ou de la crème pour augmenter le taux de matière grasse." Concernant les producteurs de lait, le technicien n’a de contacts directs avec eux qu’en cas de problème, il ne s’agit pas d’un suivi régulier sur l’exploitation mais d’un prélèvement bimensuel de lait dans les bidons. Dans ce cas, les relations sont variables.

La seconde activité concerne le suivi en fromagerie où les relations entre technicien et fromager sont bien différentes. Au cours des entretiens menés avec ces techniciens, nous nous sommes aperçu du respect considérable accordé aux transformateurs. En outre, le responsable du service technique se rend chez des anciens agriculteurs pour connaître leurs savoirs, pour les préserver et les transmettre à nouveau aux jeunes qui s'installent. Dans les fromageries, selon un technicien,

‘"on n'impose pas les choses, on va voir le fromager, on lui conseille d'essayer telle méthode, on lui demande son avis. Ce sont quand même eux qui fabriquent. Les anciens n'avaient pas la science, mais ils fabriquaient du beaufort. Ceux qui ont accès aux savoir-faire, à l'expérience, c'est très important".’

Le statut de secret couvre une partie des savoirs, des tours de main. Ceux-ci ne seraient donc pas spécifiés dans le cahier des charges. Ainsi, tout n’est pas divulgué, certains savoirs particuliers ne sont pas publicisés, médiatisés ; en quelque sorte, ils ne sont pas négociés, ils sont en dehors de la négociation, bien qu'étant présents et évocateurs de la tradition. Il apparaît que la tradition est vivante parce que d’une part elle est une source d’innovation, et d’autre part parce que certains de ses éléments sont fixes ou à l’extérieur de la discussion. Ainsi, l’innovation dans la tradition est possible grâce à la fixité d’autres éléments.

L'Institut technique du Gruyère, qui a pourtant pour vocation l'amélioration des pâtes pressées cuites, n'intervient pas dans les fromageries, ni pour la fabrication de la présure. Par contre, l'ITG et l'UPB ont un partenariat pour le classement technique des fromages. D'après un technicien, "si on travaillait plus avec l'ITG, ils nous parleraient de l'abondance, d'autres fromages, mais nous on fait du beaufort. Il faut faire du local153".

Ces services internes collaborent encore avec des organismes techniques extérieurs, notamment l'Institut technique du Gruyère (ITG). La vocation de l'ITG, organisme créé en 1967, est d'améliorer la qualité des pâtes pressées cuites. Toutefois, son champ d'action est plus large, puisque l'ITG travaille également sur des fromages à pâte non cuite. Mais aujourd'hui, les interprofessions fromagères ont acquis de l'expérience et de l'autonomie, notamment grâce aux recherches qui ont été menées par l'ITG, et souhaitent renforcer les contacts directs et locaux avec les producteurs.

Selon un technicien, "ce laboratoire a trois atouts : proximité, rapidité, autonomie". Aujourd'hui, l'UPB a repris l'initiative sur la coordination du marché (éléments d'informations reçus, synthèse, diffusion auprès des coopératives). Le laboratoire de l'UPB a des relations privilégiées avec l'ensemble des producteurs et des fromagers.

Le service technique du Syndicat interprofessionnel du reblochon, créé en 1981, regroupe trois techniciens qui se rendent chez les producteurs pour de l'appui technique. Il n'a en aucun cas une vocation de contrôle répressif. Les techniciens effectuent deux prélèvements du lait (matin et soir) pendant la traite lors des suivis de fabrication et interviennent également en caves d'affinage. Jusqu'en 1996, il y avait un technicien laitier et deux techniciens fromagers. A l'heure actuelle, les trois techniciens assurent l'ensemble des tâches. Le service technique travaille pour 80 fermiers adhérents, ainsi que 40 autres adhérents à l'Union des producteurs de reblochons fermiers (UPRF), et 20 laitiers. Ces adhérents ont signé une convention technique pour améliorer la qualité et anticiper les problèmes. En outre, ces travaux servent à enrichir une base de données pour accumuler des connaissances sur les fromages et permettre de mieux anticiper ou de résoudre des problèmes. Ce service technique ne ressemble pas tout à fait à celui du beaufort même si leurs activités convergent. En effet, les techniciens, même s'ils reconnaissent les décalages existants entre leur formation en ENIL et les spécificités de la production de reblochon, sont encore diversement perçus par les producteurs. Certains dénoncent "les méthodes de travail trop unilatérales des techniciens : ils viennent sur nos exploitations, et ils ne s'impliquent pas toujours complètement. De toute manière, eux ont toujours un salaire assuré à la fois du mois." Toutefois, les producteurs reprochent ces comportements à l'ensemble des techniciens, de façon très générale, mais reconnaissent que "les relations avec les techniciens du service techniques sont bonnes." En fait, les propos des producteurs révèlent un malaise profond entre ces deux catégories d'acteurs, qui se côtoient pourtant quotidiennement. Ainsi, parmi les producteurs fermiers adhérant au suivi intensif, donc qui acceptent et demandent l'appui et les conseils des techniciens, nombreux sont ceux qui estiment que "les producteurs doivent être capables d'adapter les préconisations techniques à leur exploitation, parce que parfois les conseils sont décalés par rapport à ce que l'on recherche : les techniciens ont leur propre logique. Ils sont utiles, ils ont introduit l'hygiène, mais on n'a pas tellement le choix et ils ne nous écoutent pas toujours." Aujourd'hui, l'encadrement technique occupe une place prépondérante dans un contexte sanitaire préoccupant et largement médiatisé. Les choix en terme de diversité de pratiques se rétrécissent et accroissent le poids de l'appui technique : il ne s'agit pas de réduire cette diversité de façon volontaire mais les solutions envisageables relèvent également des possibilités de contrôle et de suivi des produits : s'ils sont trop divers, si on n'en connaît pas exactement les modes de fabrication, s'ils ne répondent pas à une grille pré-construite et commune, les techniciens se trouvent démunis. En outre, l'introduction de nouveaux instruments, tels que les machines à traire mobiles en Savoie ou les machines à laver et brosser les planches des caves d'affinage, et de nouveaux ingrédients, en particulier les formes d'ensemencement, contribuent également à donner une place de plus en plus indispensable au suivi technique. Ainsi, selon un producteur fermier de reblochon, pourtant n'adhérant au service technique, "on doit faire des stages avec l'UPRF ou le STSIR, il faut connaître les nouvelles techniques." D'ailleurs, un des techniciens du service technique nous a confié qu'il avait "conscience que les producteurs fermiers leur reprochaient d'essayer d'introduire une nouvelle technologie laitière sur leur exploitation. Ils craignent une dérive de la technologie fermière." Mais, "l'objectif final du service technique est de responsabiliser les producteurs." Cet objectif interroge car il sous-entend que les agriculteurs ne sont pas des gens responsables et qu'ils ne sont pas capables de fabriquer un produit de qualité et sain. Lorsqu'un producteur nous exprimait son inquiétude face à cette évolution, regrettant "qu'on ne cultive plus l'ancien", il ne s'agissait pas d'un désir de revenir à des pratiques anciennes, mais de tenir compte des savoirs et des savoir-faire en matière de gestion du vivant plutôt que de tendre vers "du lait stérile et mort" qui nécessite des pratiques de réensemencement, au détriment de la qualité spécifique du reblochon. Les producteurs dénoncent "la standardisation et la banalisation du fromage" mais ils sont démunis pour trouver des pratiques alternatives. Nous avons accompagné différents techniciens sur les exploitations : ceux qui travaillent pour un service technique interprofessionnel ont une proximité et une familiarité plus grande que les techniciens fromagers qui n'appartiennent pas directement à un système de production mais à un organisme technique extérieur. Ce constat s'appuie sur les propos échangés entre les acteurs et sur la confiance que les producteurs témoignent aux techniciens interprofessionnels. Toutefois, les préconisations des techniciens ne sont pas toujours explicites, ou plus exactement les producteurs ne connaissent pas forcément les raisons de tel ou tel conseil : par exemple, lors d'un suivi, un producteur se trouve dans une phase où il introduit progressivement le nouveau ferment du syndicat dans ses pratiques de transformation, mais ses objectifs en terme de qualité du fromage restent les mêmes ; il doit donc adapter lentement ses gestes et par tâtonnement trouver les savoir-faire les plus justes pour s'approprier ce nouvel ingrédient. Cette adaptation se fait sur plusieurs mois. Estimant avoir un fromage un peu dur, le technicien présent ce jour-là lui a proposé de réaliser "un premier décaillage en croix un quart d'heure avant la véritable phase de décaillage." Mais le producteur ne connaît les raisons de ce conseil, il applique cette proposition, faisant confiance aux compétences du technicien. Nous avons rediscuté plus tard lors d'un autre entretien avec le producteur de notre observation : il juge de son côté "qu'il ne peut pas tout savoir et que finalement le technicien fait des propositions donc il faut essayer." Cependant, il ajoute que "c'est parfois gênant car on ne sait pas si ce que l'on fait est bien et surtout on n'arrive pas toujours à juger des résultats et de l'impact de cette pratique."

L'interprofession du reblochon a en outre engagé une personne dépendant à la fois de l'Institut national des appellations d'origine (INAO) et de la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF). Depuis deux ans, cette personne est basée au SIR et payée sur la base d’un prélèvement sur les plaques de caséine vendues aux transformateurs : l'important tonnage du reblochon, près de 17 000 tonnes en 1998, laisse une marge de manoeuvre suffisante aux responsables pour s'engager dans de nouvelles directions. Le responsable du Service contrôle du SIR est chargé des questions qui se posent en aval de la production, notamment emballage, étiquetage, ainsi que de l'origine des laits. Pour les questions liées aux conditions de production, une personne de l'INAO intervient ponctuellement, mais n'est pas basée en Haute-Savoie. L'embauche de cette personne s'inscrit dans une volonté de responsabilisation des acteurs du système de production. En outre, il semble nécessaire pour les responsables interprofessionnels d'avoir une personne sur place qui puisse s'investir, s'impliquer, sans que tous les problèmes rencontrés remontent à Paris ou dans les Directions régionales. Ce choix doit permettre d'apporter des réponses adaptées aux demandes et aux attentes, dans un temps plus court et de manière plus informelle que lorsque l'on s'adresse à une administration. Enfin, cette personne travaille à l'élaboration du nouveau règlement intérieur et participe ainsi à la réflexion d'ensemble menée sur le système de production du reblochon.

Le syndicat de défense du reblochon s'est engagé dans réflexion globale sur la nécessité de concentrer le technique, le juridique et le politique en un même lieu. Ainsi, l'embauche de la personne chargée du service contrôle s'inscrit dans cette orientation générale, qui semble d'ailleurs convenir à l'ensemble des producteurs et des transformateurs du reblochon.

Les services techniques interprofessionnels du beaufort et du reblochon fonctionnent de façon différente, ils n'ont pas mis en place les mêmes démarches de travail. Pour poursuivre cette présentation, nous proposons d'analyser d'une part l'impact de l'apprentissage par le technicien des spécificités des fromages au sein de ces services en mettant en perspective la légitimité des savoirs, et d'autre part les relations entre vivant et innovation au travers de la production d'objets hybrides.

Nous voulons montrer comment le patrimoine est convoqué pour reconstruire l'unité de la tradition et de la modernité, du technique et du vivant. Le processus de patrimonialisation agit comme l'élaboration d'une médiation et d'un compromis entre la culture et les lois physiques du vivant.

Notes
152.

On pourra à ce sujet se reporter à l'article de Philippe Mustar, 1995 - "La relance du fromage de Beaufort", in Les chercheurs et l'innovation. Regards sur les pratiques de l'INRA, INRA éd., coll. Sciences en questions, pp. 84-115, qui retrace cette longue collaboration entre des chercheurs de l'INRA et des acteurs du système de production beaufort.

153.

Les techniciens ne sont pas tous originaires de Savoie, mais la démarche les intéressent et ils participent à ce mouvement.