Aborder le thème des modalités de transmission des savoirs est indispensable pour comprendre les modifications engendrées par la création des services techniques interprofessionnels dans un contexte où les agriculteurs bénéficient aujourd'hui à la fois des savoirs et savoir-faire transmis dans le cadre familial et d'une formation scolaire technique alors que les techniciens n'ont qu'une formation scolaire générale. A partir de l'idée que l'apprentissage transmet tout ensemble savoirs efficaces, sens et identité (Sigaut, 1991 ), il apparaît que la transmission des connaissances de chaque groupe d'acteurs renforce leur légitimé et, du même coup, leur volonté à démontrer le bien-fondé de leur logique.
Les modalités de transmission des savoirs et des savoir-faire interfèrent avec la question de la légitimation et la reconnaissance de l'identité des agriculteurs. Les entretiens montrent que les producteurs attachent beaucoup d'importance à la manière dont ils acquièrent les connaissances à la fois pour la transformation fromagère et pour l'élevage. La généralisation de l'enseignement et de l'apprentissage dans les Ecoles d'industrie laitière a engendré une rupture – ou un décalage au moins – entre les agriculteurs. On retrouve cette même distinction au travers de l'engagement dans certains types de groupements de développement agricole. Cette forme d'acquisition des connaissances et des compétences a introduit et généralisé l'écriture. Jack Goody a travaillé sur le rôle de l'écriture dans les transformations des savoirs et de leur transmission. Plus largement, il a interrogé la manière dont les changements de modes de communication interféraient dans le développement des structures et des processus cognitifs, dans l'accroissement du savoir et des capacités des hommes à le stocker et à l'enrichir (1977). Les services techniques, que ce soit le contrôle laitier, les services techniques interprofessionnels ou l'insémination artificielle, s'appuient sur des bases de données pour affiner leurs préconisations et leurs conseils. Toutefois, les agriculteurs soulignent que "ces résultats ne remplaceront jamais les compétences des hommes" et ajoutent qu'ils "regrettent aujourd'hui de voir que beaucoup de choses se perdent avec l'enseignement scolaire", notamment "les valeurs du métier, comme l'attention portée aux vaches et même l'entretien des bordures qui ne sont plus fauchées car le travail est plus long et plus difficile". Cet entretien n'est sans doute pas utile pour la qualité du fromage, cependant certains agriculteurs estiment que "le travail est mal fait (...) c'est saboter le métier", "(...) Aujourd'hui, ça ne foine plus à la montagne, ce travail était pénible mais c'est plus joli, sinon c'est affreux, vilain". Certains modes de transmission ne se réduisent à la transmission de connaissances, mais intègrent également des valeurs, des savoirs et des représentations, c'est-à-dire des éléments qui donnent un sens particulier aux pratiques, les inscrivant du même coup en un lieu et en un temps. Il en est de même pour la transformation fromagère : à chaque fabrication, le producteur sélectionne les gestes qu'il juge positifs et favorables au fromage ; il appuie son jugement sur son expérience et sur les fabrications précédentes (adaptation des doses de ferments et de présure selon la qualité de l'herbe par exemple). Aujourd'hui, les conseils techniques sont un élément supplémentaire pour faire des choix mais ils ne sont pas suffisants. Contrairement à l'idée développée par Jack Goody selon laquelle les sociétés traditionnelles se distinguent non pas tant par le manque de pensée réflexive que par le manque d'outils appropriés à cet exercice de rumination constructive (1977), Claude Lévi-Strauss montre que les mythes et les rites, c'est-à-dire l'oralité, offrent pour valeur principale de préserver des modes d'observation et de réflexion adaptés à l'organisation et à l'exploitation spéculative d'un monde sensible, le vivant (1990). Ainsi, même si la pratique orale ne permet pas de conserver de manière cumulative le passé, elle sélectionne les éléments opératoires et significatifs pour les intégrer dans le présent. Les producteurs fermiers des fromages abondance, beaufort et reblochon soulignent que chaque fabrication est unique mais retravaillée à partir de la fabrication précédente ; même s'ils ne notent pas ce qui a raté, ils modifient leurs façons de faire en fonction de ce qu'ils ont appris car "c'est comme ça que nos parents faisaient". Les savoirs naturalistes populaires se construisent par emprunt et appropriation et par l’élaboration des versions successives de la fabrication. Une productrice de reblochon fermier insiste sur le fait qu'il s'agit d'une "transmission douce". Les jeunes agriculteurs que nous avons rencontrés, en particulier dans la vallée d’abondance, et qui ont suivi un enseignement technique dans une école de fromagerie, affirment qu'ils peuvent s'appuyer sur un double registre : ils sont capables de mobiliser à la fois les savoirs transmis dans le cadre familial, et les savoirs acquis à l’école, considérant que ces deux formes de savoirs n'ont pas la même valeur. En cas de problème, ils essayent d'abord de trouver une solution à partir des connaissances acquises au sein de la famille ; dans un second temps, ils se reportent sur les enseignements scolaires si le problème n'est pas réglé. Enfin, ils sont devenus des bons interlocuteurs pour les techniciens dans la mesure où ils peuvent "parler le même langage" : ces producteurs insistent sur le fait qu'ils ont "un langage commun" et qu'ils peuvent discuter les conseils des techniciens.
L'intégration des services techniques au sein des interprofessions a contribué à rapprocher différentes compétences et à relégitimer des savoirs, à la fois ceux des techniciens par rapport aux acteurs de la production et ceux de ces acteurs selon les différentes phases de la fabrication.
En fait, les techniciens interprofessionnels apportent une aide en terme d'adaptation aux normes, en terme d'appréhension et de compréhension des nouveaux enjeux. Le fait de réintégrer les activités techniques au sein des syndicats a permis aux agriculteurs de reprendre confiance dans les travaux des techniciens et de normaliser leurs relations. D'autres AOC sont entrées dans une démarche d'autonomisation des services techniques et de préservation d'un écosystème microbien spécifique, telles que le Comté et le Roquefort.
Dans la Vallée d'Abondance, nous avons ressenti de façon beaucoup plus forte la méfiance à l'égard de l'ensemble des techniciens que dans la Vallée de Thônes ou auprès des producteurs de lait à beaufort. L'interprofession abondance a encore peu de moyens financiers pour investir dans ces domaines. Par ailleurs, les producteurs (fermiers et laitiers) de la vallée demeurent sceptiques à l'égard de la zone de production définie par le décret AOC : ils ne s'y reconnaissent pas, ils se sentent dépossédés des éléments identitaires. L'élaboration du dossier de demande d'appellation d'origine contrôlée abondance a fait émerger des revendications qui n'ont pu être prises en compte, car cette demande était l'objet d'enjeux dépassant le cadre strictement agricole. A l'heure actuelle, l'interprofession abondance n'a pas encore pris des orientations nouvelles favorisant un processus de réappropriation locale, toutefois la création de l'AFTAlp peut lui permettre de bénéficier de façon plus formelle de l'expérience des interprofessions beaufort et reblochon. Nous savons que les fromages abondance, beaufort et reblochon ont changé de statut en acquérant l'AOC, même dans le cas du beaufort qui, pourtant, conserve une composition professionnelle relativement homogène154. Les interprofessions beaufort et reblochon se sont orientées vers l'intégration des services techniques. L'AOC abondance, qui date de mars 1990, n'a pas encore le recul nécessaire pour s'engager dans cette direction. En fait, les relations entre techniciens et agriculteurs dépendent essentiellement de l'implication locale des services techniques. La négociation pour la construction patrimoniale est facilitée lorsque les acteurs de cette négociation font partie d'un même organisme, lorsque les intervenants techniques ont acquis une légitimité et une reconnaissance locale, lorsque l'énonciateur fait autorité.
A partir de ces premières analyses apparaît clairement une volonté de renforcer le lien au lieu en cherchant à rendre cohérent un système et en recadrant chaque savoir et chaque compétence. Cette réflexion est rendue possible par la longue expérience de ces syndicats et le recul qu'elles ont acquis. Parallèlement, nous assistons à une prise de conscience de la part des techniciens de l'intérêt des compétences des éleveurs, des producteurs de lait, des fromagers. Il y a une meilleure écoute car l'ensemble des acteurs participent à une politique interne, élaborée en commun. Ces savoirs et ces connaissances se confrontent, s'organisent, s'articulent, parfois dynamisent les relations. L'analyse de Boyer met en lumière les mécanismes de légitimation : selon lui, "chacun sait que l'évaluation des positions d'énonciation est l'objet de discours constant dans une société traditionnelle. On dit de telle personne qu'elle “ connaît les affaires des ancêtres ”, de telle autre que sa parole est “ lourde ” de sens dans tel domaine spécifique155, etc. Inversement, sans porter une grande attention au contenu, on rejette les énoncés de certaines personnes qui n'ont pas subi telle initiation ou simplement n'appartiennent pas à la catégorie des connaisseurs dans le domaine considéré156. Certaines positions sont donc porteuses d'autorité au sens fort du terme, elles changent la qualité des discours proférés par quiconque les occupe" (1986 : 359). Dans le même temps, les savoirs vernaculaires ont acquis une nouvelle légitimité, en particulier lorsque que les producteurs se réapproprient des travaux scientifiques pour renforcer leurs revendications157.
L'interprofession du beaufort regroupe essentiellement des coopératives. Il existe peu de transformateurs individuels.
Nous avons constaté sur le terrain que certaines personnes bénéficiaient effectivement d'une légitimité et d'une autorité incontestées de part leur antériorité et leur implication dans le système de production. Ainsi, ces personnes sont invitées dans diverses réunions ou comités parce qu'elles font partie d'une catégorie particulière dans la zone beaufort : "les personnes qualifiées".
A ce propos, nous développerons un exemple dans la partie 6, consacrée à une réflexion pragmatique sur l'implication de l'ethnologue dans son dispositif de recherche, où nous avons été l'objet de nombreuses critiques de la part d'un technologue de l'INRA, estimant que l'ethnologue, n'ayant pas de "culture technico-scientifique", n'a pas les moyens d'analyser "convenablement certains aspects de la question". En outre, il regrettait à cette occasion que nous n'ayons pas rencontré certains acteurs de terrain, acteurs ayant justement une forte légitimité et autorité localement, les maîtres-à-penser ou qui l'ont été, qui "auraient pu beaucoup nous apporter, qui aurait pu nous faire comprendre le comportement de certains acteurs des zones AOC". Ce technologue estimait que nous avions vu "davantage ce qui était conflictuel que consensuel et qu'il n'y avait pas de rapport de force entre techniciens et producteurs", remarque qui à notre sens révèle bien les enjeux des relations et de la légitimité des différents savoirs dans les systèmes de production.
On peut citer le cas de travaux menés par le GIS Alpes du Nord sur l'influence des surfaces d'alpages sur la qualité sensorielle du fromage abondance qui ont alimenté les revendications locales sur l'intérêt d'avoir un qualificatif "alpage" au sein de l'AOC.