Nous postulions au départ que le processus de patrimonialisation engendrait un changement de configuration dans les rapports de force entre les acteurs impliqués. Ce processus transforme un produit agricole en objet culturel, plus exactement il s'enrichit et se complexifie. Le produit agricole, produit de consommation, conserve cette propriété mais gagne une nouvelle dimension, une dimension patrimoniale qui se construit dans la confrontation et l'échange avec de nouveaux acteurs dont le statut évolue.
Parmi les nouveaux acteurs qui participent à ce processus, outre les services techniques interprofessionnels qui jouent un rôle tout à fait spécifique, les acteurs du patrimoine, avec l'apparition de nouveaux métiers parallèlement à la mise en place des dispositifs d'emplois jeunes163, les acteurs institutionnels (INAO notamment par la mise en place de collaborations avec la Direction du Patrimoine pour une réflexion sur la délimitation des aires d'appellation), ainsi que les consommateurs et touristes164. La patrimonialisation aboutit quand un objet de culture pour les uns devient un objet de culture pour les autres : passant du produit agricole à l'objet culturel, les acteurs doivent composer avec la valorisation du patrimoine, ils en deviennent les principaux acteurs, les promoteurs, négocient et élaborent des projets avec des nouveaux organismes165. Ainsi Michel Rautenberg soulignait-il "qu'à l'autre bout du processus de patrimonialisation, une fois que l'objet patrimonial est véritablement institué" – qu'il définit comme inaliénable et transmissible, voire à la fois emblème et preuve de la qualité patrimoniale du groupe ou du territoire, on pouvait voir "un paradoxe riche en manipulations potentielles" (1998a : 288). Toutefois, l'analyse des processus de patrimonialisation des productions fromagères des Alpes du Nord montre que ce processus ne peut avoir de fin ou d'aboutissement : il s'agit d'une forme de domestication permanente de la relation que les hommes tissent avec le temps et l'espace. Cette relation doit au contraire être sans cesse renouvelée, être réaffirmée et elle ne débute pas une fois la patrimonialité reconnue. Les hommes la reconstruisent et l'enrichissent en permanence dans l'expérience de l'altérité et au fur et à mesure des nouvelles connaissances scientifiques, tels que des travaux historiques, anthropologiques, agronomiques ou zootechniques. Boyer précisait que "dans une société traditionnelle, on ne juge pas un énoncé vrai parce qu'il est conforme à une routine de la pensée ; au contraire, il est dit traditionnel parce qu'on l'a jugé vrai en fonction d'autres critères. Contrairement à ce que l'on suppose souvent en anthropologie, la tradition ne peut être conçue comme l'origine des “ croyances ” : elle se constitue et se renouvelle perpétuellement [souligné par nous] par l'accumulation de vérité" (1986 : 370). Dans la partie suivante, nous poursuivrons cette réflexion sur les moyens et les stratégies mis en oeuvre par les acteurs pour réactiver et réactualiser la patrimonialisation ; faisons le pari que l'histoire nous montrera que la patrimonialisation ne rime pas avec fixité et rigidité, sauf à devenir un patrimoine lisse. L'objet patrimonial est le produit d'une négociation sociale dans le cadre d'un processus d'appropriation et de redéfinition d'éléments que les hommes extraient de leur passé en fonction du présent, et cet objet prend sens dans ses liens avec l'histoire et l'environnement. En revanche, nous rejoignons l'idée développée par Rautenberg, d'après lequel "dans bien des cas, au moins à chaque fois qu'une institution sociale ou politique prend en charge la médiation publique de ce lien, le discours sur l'objet tend à prendre lui-même les qualités “ institutionnelles ” de l'objet qu'il évoque" (1998a : 288) dans la mesure où l'appellation d'origine contrôlée correspond à une reconnaissance institutionnelle d'une valeur patrimoniale, s'appuyant sur un terroir, des savoir-faire et une réputation dont il faut apporter les preuves pour authentification.
Le 26 juin 1948, à Deauville, lors du premier Congrès de l'Origine, le Baron Pierre le Roy de Boiseaumarie, à cette époque président de l'INAO, affirmait : "Notre congrès marque une date. Pour la première fois, les producteurs les plus divers ont pensé à se réunir pour protéger cet admirable patrimoine national, toujours limité, jamais égalé, que sont nos appellations d'origine. Cette initiative est pleine de promesses pour l'avenir". Aujourd'hui, l'INAO reprend ce discours et l'insère dans les plaquettes de présentation de ses activités. Les propos du Baron Pierre le Roy de Boiseaumarie sont encore d'actualité. Il s'agit là d'inscrire les produits protégés comme composante de l'identité nationale.
Selon l'INAO, bien que la démarche d'AOC s'inscrive dans une politique de qualité au sein du secteur agro-alimentaire, la première des qualités d'un produit d'appellation est de jouer la carte de la différence. Contrairement au produit standardisé, le produit AOC est un produit qui tient sa spécificité de son terroir d'origine : "il y a autant de produits que de terroirs". En outre, les producteurs sont dans ce cadre eux-mêmes responsables de leur AOC : ils en fixent les règles de production et les assument collectivement : "le système est auto-géré".
Dans ses documents, l'INAO précise que la loi du 2 juillet 1990, tout en affirmant le rôle essentiel des professionnels, au travers des Syndicats de défense de chaque appellation, "a consacré l'appartenance de l'appellation d'origine contrôlée au patrimoine national. A ce titre, l'AOC relève d'un mode de reconnaissance de droit public et est placée sous le contrôle de l'Etat. Sa gestion dépend de ceux qui en ont l'usage sous l'autorité de l'Etat". Il ajoute que cette garantie de l'Etat est une garantie pour le consommateur, mais aussi pour la filière, en contrepartie des contraintes techniques et économiques qu'elle impose. Cette idée s'inscrit dans la définition du patrimoine par Babelon et Chastel selon laquelle un "patrimoine se reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose des sacrifices" (1995 : 101), ce qui soulève d'ores et déjà la question du coût de la patrimonialisation. La garantie s'exerce par l'intermédiaire de l'INAO, à qui incombe la responsabilité de l'agrément des produits d'AOC.
La France a développé depuis plusieurs décennies une politique d'identification et de certification de la qualité des produits agricoles et alimentaires, fondée principalement sur l'appellation d'origine cotrôlée, le label rouge166 qui garantit la qualité supérieure d'un produit et la certification de conformité, qui atteste des caractéristiques spécifiques. Ces différents signes de qualité ou de protection s'appuient sur des attributs complexes à évaluer, tels que la tradition, le terroir, la réputation (Bérard, Marchenay, 1996). En outre, la construction du marché intérieur européen a soulevé de nouvelles questions liées à l'existence de logiques différentes, voire contradictoires et porteuses de tensions dans le secteur agro-alimentaire français. L'hypothèse, selon laquelle le patrimoine introduit un changement de configuration des rapports de force et l'AOC interfère dans ce processus est ici validée : elle agit comme un acteur institutionnel qui produit un discours sur le patrimoine. L'octroi d'une appellation d'origine contrôlée correspond à une reconnaissance institutionnelle de la dimension patrimoniale d'un produit par la société, ainsi des acteurs non impliqués directement dans les systèmes productifs agricoles et agro-alimentaires détiennent en quelque sorte un droit de regard sur les pratiques agricoles. Le sens de la patrimonialisation institutionnelle a conduit à faire entrer dans la sphère publique les produits, à donner un cadre normatif aux actions ; Toutefois, ceci ne suffit pas pour une appropriation de la dimension patrimoniale par les agriculteurs dans la mesure où la définition de cette dimension diffère parmi les acteurs impliqués. L'AOC est une reconnaissance d'une valeur patrimoniale dans le champ de l'économie qui va notamment être mis à l'épreuve dans l'agro-tourisme. L'AOC interfère dans le processus de patrimonialisation : l'objet oscille entre une patrimonialisation / protection (l'AOC confère au produit un statut spécifique, elle lui reconnaît un caractère traditionnel, une origine, un terroir) et une patrimonialisation où l'objet produit et se nourrit d'images patrimoniales. Il y a là deux voies parallèles pour le produit entre protection et patrimonialisation.
Cette évolution nous amène à interroger le changement de statut des producteurs : où commence et où s'arrête l'entité "producteur" alors que celui-ci intervient aujourd'hui dans des sphères d'activités différentes ? Comment l'entité "producteur" est-elle identifiée par les autres acteurs impliqués ? Cette réflexion sera poursuivie à partir de l'analyse des différentes stratégies de valorisation des acteurs des systèmes de production parallèlement à la reformulation du contenu des liens au lieu et au temps.
Nous avons d'ailleurs été sollicités pour une intervention ("Evolution et enjeux de la notion de patrimoine dans la société française contemporaine", Clermont-Ferrand, novembre 1999) dans le cadre d'une formation professionnelle à destination des emploi-jeunes chargés de valorisation du patrimoine.
Cette liste n'est pas exhaustive car les élus locaux et les associations, les parcs, occupent également une place importante dans ce processus, mais notre problématique étant centrée sur les liens entre patrimonialisation et savoirs, nous nous sommes limitée aux acteurs cités.
L'émergence de centres d'interprétation, tels ceux d'Abondance et de Mieussy, et de projets tels que celui d'une Route des fromages, témoigne de cette dynamique locale.
Le label régional conjugue le label rouge et la prise en compte d'une région administrative.