4.4.2. La patrimonialisation comme réponse à la décontextualisation des savoirs

L'enjeu de la mise en place d'un dispositif de protection du vivant repose sur la nécessité d'éviter que le produit ne perde pas ses spécificités en bénéficiant d'une appellation. Dans les processus de négociation, les multiples acteurs avancent leurs arguments et les critères qu'ils jugent significatifs et pertinents dans la caractérisation des productions fromagères. Mais les choix qui président à leur définition ne reposent pas sur les termes “ vrai ” et “ faux ”, tel que nous pouvons implicitement supposer que les acteurs les utilisent ; Boyer insiste sur le fait que "les gens utilisent effectivement les termes vrai et faux pour juger de phénomènes traditionnels, les termes “ vrai ” et “ faux ” et non des expressions comme “ révélateur ” ou “ pertinent ” ; cet usage ne peut être assimilé à notre utilisation ordinaire de ces prédicats et n'aboutit pas aux mêmes résultats" (1986 : 349). La place et la légitimité des savoirs au sein des systèmes de production se jouent dans cette négociation. Les acteurs impliqués mobilisent la mémoire pour reconstruire leur relation au temps et à l'espace mais même les souvenirs les plus construits ne sont pas des cartes postales (Jeudy 1995). La patrimonialisation – en tant que construction du patrimoine par la société – exige des sacrifices ; le patrimoine est à la fois du plein et du vide, de la mémoire et de l'oubli. Au coeur de la négociation, des échanges et de la confrontation des systèmes de représentations, "l'oubli crée des effets de réversibilité temporelle de telle façon que la mémoire demeure en perpétuelle construction" (Jeudy, 1995 : 5).

Les services techniques interprofessionnels apparaissent comme des moyens d'intégrer les techniciens en les acculturant, créant ainsi des passerelles avec les producteurs, plus à même du coup de prendre en considération les préconisations techniques. Mais ces dispositifs ne suffisent pas : il faut ensuite mettre en place un mode d'organisation qui permette d'aller jusqu'au bout de l'objectif. L'analyse des liens entre patrimonalisation et savoirs nous amène à proposer deux distinctions dans la catégorie des savoirs vernaculaires : dans un premier temps, ces savoirs recouvrent des savoirs communs à un groupe et que l'on peut effectivement référer à une culture locale (savoirs partagés dont dépend la légitimité locale) : la propriété de ces savoirs permet d'envisager une transmission à des non spécialistes ; dans un second temps, ces savoirs correspondent également à des savoirs situés qui sont quant à eux dépendants du contexte de l'action et donc très fortement personnalisés (dont dépend la qualité du produit) : les caractéristiques de cette forme de savoirs concourent à leur non-transportabilité, ils ne sont pas formalisables sous forme de recette167. D'ailleurs, "il y a peut-être des transferts de technologies, dans la mesure où une technologie n'est que la description d'une technique, c'est-à-dire une information. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de transferts de techniques, car on ne peut pas transporter les habiletés séparément des hommes qui les possèdent et des groupes sociaux qui sont nécessaires à leur (re)production. C'est pour cette raison, d'ailleurs, qu'on a si souvent transporté des hommes pour transporter des techniques" (Sigaut, 1999 : 526).

Les échanges et les confrontations des savoirs, des compétences et des représentations aboutissent à un enrichissement des savoirs vernaculaires et techniques, et contribuent par ailleurs à créer de la diversité, un des traits marquants de ce que Lévi-Strauss a appelé la dérive culturelle. Rautenberg notait que l'un des points nodaux du message culturel qu'on souhaite transmettre est que face au capitalisme triomphant – cf. les manifestations à Seattle en 1999 lors des débats de l'OMC ou l'apparition d'associations telles que ATTAC – puis devant la désindustrialisation accélérée, les hommes ont élaboré des pratiques sociales complexes, des modes d'appropriation de l'objet technique multiples, ils ont lutté pour leur bien-être, ils se sont engagés politiquement et socialement, bref ils ont fabriqué de la diversité culturelle (1995). Chiva soulignait que "c'est sur cette notion de diversité qu'insiste l'ethnologie, encore une fois parallèlement à la biologie humaine génétique. C'est Claude Lévi-Strauss qui, à ce propos, avance la notion d'optimum de diversité168 . Il considère que dans toute société, petite ou volumineuse, moderne ou ancienne, il y a comme un optimum de différences internes qui se défait en même temps qu'il se refait, sous toutes sortes de formes et dans tous les domaines, ce qui laisse espérer que "des différences sauront toujours se recréer dans leur sein" (Chiva, 1991 : 235).

Le patrimoine vivant peut être envisagé comme une ressource pour penser et élaborer l'altérité, donc construire de la différence et dans le même temps de la filiation avec ceux qui nous ont précédés et avec nos contemporains, et de ce point de vue, il s'agit bien de constituer une tradition et non une vérité historique, un message culturel qui, transmis de discussions en discussions, d'années en années, favorisera une certaine compréhension des lieux, qu'ils soient préservés ou détruits (Rautenberg 1995). La patrimonialisation est bien une réponse à la décontextualisation des savoirs, à l'absence de leur légitimité et le patrimoine est convoqué pour reconstruire l'unité tradition / modernité et technique / vivant. Les acteurs ont su interroger la tension de "l'entre-nous" et du "par-rapport-à-eux" (Rautenberg 1995) qui est au coeur de la construction des identités collectives. Se pose à présent la question de la mise en valeur de la dimension patrimoniale du vivant, dès lors que l'on s'interroge sur des fromages, des races animales et des micro-organismes. Comment le patrimoine est-il convoqué par les acteurs dans les stratégies de valorisation ? Le processus de patrimonialisation modifiant à la fois le statut des produits et celui des acteurs, nous voulons montrer que les touristes sont aujourd'hui des acteurs à part entière de ce processus. Le patrimoine est un lien qui se construit dans la rencontre et l'échange et l'on ne construit pas du patrimoine pour soi, même dans le cas des collections privées, il y a toujours un destinataire, un héritier, un public même restreint. Sur la base d'une analyse fine des différentes stratégies de valorisation, nous chercherons à voir si le vivant est muséographiable. Partant de l'hypothèse que la construction patrimoniale des fromages abondance, beaufort et reblochon est renforcée par la production de lieux symboliques jouant le rôle de médiation entre producteurs et touristes, nous proposons de travailler sur l'idée qu'entre une externalisation des savoirs ("global") et "sauvegarde des propres" ("local") – notion développée par André Micoud (1995) – se construit une nouvelle culture professionnelle des agriculteurs de montagne. Selon Poulot, "le patrimoine définit un état légitime des objets ou des monuments, conservés, restaurés ou au contraire dé-restaurés, ouverts au public, etc. et leur garantit une destinée spécifique, qui répond à leur valeur esthétique et documentaire le plus souvent, ou illustrative, voire de reconnaissance sentimentale. Il relève de la réflexion savante mais aussi d’une volonté politique, sanctionnées toutes deux par l’opinion publique et le sens commun. C’est sous ce double rapport qu’il fonde une représentation de la civilisation, au sein du jeu complexe des sensibilités à l’égard du passé, de ses appropriations concurrentes, et de la construction souvent conflictuelle des identités" (1998b : 9). Nous postulons que la sollicitation du patrimoine par les acteurs locaux vise à entraver la transformation de savoirs vernaculaires à connaissances véhiculaires en mobilisant des objets et en élaborant sur eux des récits, octroyant ainsi un nouveau contenu aux relations que les hommes entretiennent entre eux, avec le temps et l'espace.

Notes
167.

Cette distinction peut devenir une hypothèse pour l'action. Elle encourage la création d'un STI type beaufort.

168.

Lévi-Strauss C., 1983 – Le regard éloigné, Paris, Plon.