5. Du produit agricole à l'objet culturel

5.1. Questions introductives

Dans la première partie de ce travail, nous avons montré par quoi passait le processus de patrimonialisation dans le cadre de l'appellation d'origine contrôlée, et le sens qu'octroyaient les différentes catégories d'acteurs impliqués au produit et aux savoir-faire. Nous avons analysé les relations que les hommes entretiennent avec le vivant et les représentations qu'ils s'en font. Par ailleurs, il est apparu clairement que la multiplication et l'hétérogénéisation des acteurs impliqués renouvelaient la configuration du système de production et incitaient à interroger les relations entre les lieux de production et les visiteurs pour approfondir la question du sens de la patrimonialisation. La plupart des productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles revendiquent aujourd’hui une dimension patrimoniale, qui se construit sous nos yeux par un certain nombre d’acteurs et généralement en premier lieu par les producteurs. Laurence Bérard et Philippe Marchenay (1995) notent que ces productions, toutes ancrées qu’elles sont dans une histoire, une tradition et un terroir, peuvent être considérés comme des "nouveaux produits", tant le rôle qu’on leurs attribue et la signification qu’on leurs donne sont nouveaux. L'hypothèse centrale de cette seconde partie repose sur l'idée que la construction patrimoniale des fromages abondance, beaufort et reblochon passe par des lieux de médiation entre producteurs et touristes. En d'autres termes, ces lieux, construits, décorés, mis en scène, joueraient le rôle de catalyseurs de la patrimonialisation, renforçant la transformation de produits agricoles en objets culturels. Exploitation laitière ou fermière et coopérative, ce sont des lieux où s'expose ce qui fait sens pour les producteurs : instruments anciens, cartes postales, cloches, diplômes. Dans quelle mesure ces objets expriment-ils les liens à l'origine, à la tradition, à l'authenticité ? Pourquoi les acteurs de la production, agriculteurs, responsables interprofessionnels, directeurs de coopérative, investissent-ils dans la promotion locale ? Qu'est-ce qui se joue dans la rencontre entre producteur et touriste ? Que retiennent les visiteurs en sortant d'une coopérative ? Autant de questions qui ont nécessité de longues observations sur ces lieux. Pour répondre aux questions posées, nous présenterons dans un premier temps les acteurs de la valorisation locale : qui sont-ils ? Comment interviennent-ils sur le statut du produit ? Dans quelle mesure s'insèrent-ils dans un système de validation locale ? Nous détaillerons le déroulement des visites à la ferme en soulignant les points, remarques, commentaires qui nous semblent particulièrement significatifs. Nous tenterons de montrer que ces visites s'inscrivent dans des stratégies de réappropriation des attributs identitaires des fromages, dans la mesure où les producteurs ont un avis sur les éléments qui fondent l'authenticité et la tradition. Dans cette partie, nous mettrons en évidence le fait que les visites, et le temps consacré à leur préparation, sont autant d'activités que les producteurs estiment comme faisant partie de leurs responsabilités. On peut avancer l'idée qu'ils se perçoivent comme les garants du sens, de la cohérence sur système, car leurs activités agricoles perpétuent encore aujourd'hui des modes particuliers d'exploitation du milieu. Dans un second temps, nous proposons, à partir d'une ethnologie des lieux, de montrer d'une part que les touristes, consommateurs potentiels, n'ont pas que des représentations sur les systèmes de production, mais également des savoirs et des savoir-faire, par exemple en matière de consommation ou de conservation des aliments169 ; nous voulons analyser d'autre part la manière dont les acteurs conçoivent la mise en valeur des exploitations et des coopératives. Au travers de la production de lieux symboliques se joue la légitimité des certains savoirs : c'est l'occasion d'une réévaluation des contenus du lien au lieu et au temps. Dans cet exercice intellectuel, les objets, matériels et immatériels, passant de l'obsolescence fonctionnelle à une efficacité patrimoniale, occupent une place stratégique.

Notes
169.

La question de la perception des fromages abondance, beaufort et reblochon par les consommateurs était posée dès le départ. Les interprofessions de ces trois fromages ont rappelé à plusieurs reprises que leurs produits n'avaient pas pour vocation de s'adapter à un marché potentiel, même si cela ne peut pas être occulter. Les productions fromagères dans les Alpes du Nord sont certes des produits à commercialiser mais elles s'inscrivent surtout dans des modes spécifiques d'exploitation du milieu. Ce milieu anthropisé révèle des systèmes de production dont sont issus ces produits et qui ne peuvent être écartés. En outre, la catégorie des consommateurs regroupe en fait un ensemble de personnes qui ont des savoirs, des représentations, des points de vue sur ce qu'ils perçoivent. Ils sont donc des acteurs à part entière du système, même s'ils ne sont pas des acteurs de la production. D'un point de vue anthropologique, ce point est particulièrement intéressant : l'hypothèse selon laquelle les consommateurs participent à la qualification des produits, à leur construction patrimoniale, peut permettre de renforcer l'idée d'une essence interrelationnelle du patrimoine. Pour cela, l'étude précise des lieux de visites, en particulier les visites à la ferme, car le producteur rencontre le consommateur, semblait être un moyen de valider cette hypothèse.