5.2.3. Déroulement des visites

La description d'une visite telle que la vivent les touristes permettra de mieux saisir de façon pragmatique à quoi correspond l'accueil à la ferme.

La visite commence à 14 h 30 ; les visiteurs n'assistent donc pas à la fabrication ; "c'est l'heure creuse de la journée" et le rendez-vous est sur l'exploitation. Nous nous sommes inscrite auprès de l'office de tourisme (22 francs) qui nous donne un ticket à remettre à l'agriculteur en arrivant et un plan pour s'y rendre. Il arrive parfois que l’agriculteur se déplace lui-même à l’office de tourisme pour conduire les visiteurs jusqu’à son exploitation. L'argent est reversé aux agriculteurs lorsqu'ils vont déposer ces tickets à l'office de tourisme. Ce jour-là, 10 personnes étaient inscrites : 3 couples, 2 femmes et 2 enfants, originaires du Nord, du Pas de Calais et de l'Oise. Nous sommes accueillis par le producteur sur le pas de la porte et les premiers échangent commencent avec des questions rapides et directes : "alors, ça consiste en quoi votre travail ?"

La visite débute par l'atelier de fabrication avec le couple d'agriculteurs : les exploitants préfèrent assurer la visite en couple car ils n'occupent pas la même activité ; de cette façon, ils ont le sentiment de proposer une explication plus complète. La femme montre la trajectoire du lait, partant du pis de la vache, passant par les tuyaux et arrivant directement dans la cuve. Elle explique qu'elle met de la présure pour que le lait caille, puis elle prend le tranche-caillé et fait les gestes dans la cuve pour simuler le décaillage ("décaillage en croix, puis en huit"). La présentation de la fabrication est proche de celle que l'on peut lire dans des fiches techniques du reblochon, à l'exception de l'utilisation des ferments qui n'est pas mentionnée au cours de la visite. L'homme prend le relais pour expliquer que les reblochons sont séchés sur des planches en bois et que "la pastille verte, c'est pour les fermiers, c'est-à-dire une pastille différente des laitiers : en coopérative, c'est du lait d'assemblage, ce n'est pas pareil". En montrant les reblochons posés sur les planches pour le séchage, il explique, en évoquant la moisissure apparue pendant l'affinage, "qu'il y une espèce de crasse qui se forme". Une discussion s'engage ensuite sur les planches en bois et sur les faïences. L'agriculteur insiste sur le fait que "le bois c'était mieux, les reblochons étaient meilleurs que maintenant, les faïences ça ne respire pas". Les visiteurs acquiescent, certains renchérissent sur les normes "trop nombreuses et parfois incohérentes" et sur le législateur "qui ne sait plus quoi inventer".

Après la salle de fabrication, nous descendons dans la cave d'affinage. Une touriste réagit à l'odeur montante : "ah, ça commence à sentir le reblochon182 !" L'agriculteur présente l'affinage des fromages, en précisant qu'il ne les affine qu'une semaine, ou 10 jours, et qu'il les vend ensuite à des grossistes. La question du bois est à nouveau abordée. D'une manière générale, les touristes qui assistent à ce type de visites sont sensibles aux arguments des agriculteurs, en particulier concernant "les contraintes normatives", cela fait écho chez eux à leur quotidien.

Après la visite de la cave vers 15h30 est offerte une dégustation de reblochon, de beurre (deux produits de la ferme) et de vin blanc de Savoie. La dégustation a lieu dans la cuisine où sont exposés quelques trophées de ski (ceux des enfants) et de concours agricoles. La discussion et les échanges sont très denses entre touristes et entre agriculteurs et touristes. Les conversations portent sur la forme des exploitations dans le Nord, sur les produits découverts en vacances183 et sur les normes. Les touristes demandent : "vous aussi vous subissez les normes européennes ?". Réponse : "oui, en haut et en bas [c'est-à-dire en vallée et en alpage]. Ils devraient [à Bruxelles] prendre en compte l'hygiène, la manière de travailler, et peu importe si c'est en faïence".

Dernière étape, l'étable, après la dégustation. Le producteur fermier explique qu'ils ont 28 vaches laitières (27 abondances et 1 tarentaise), et que les races bovines sont imposées par l'AOC. Il n'en dira pas plus sur les raisons de cette restriction. En été, en alpage, ils ont 40 vaches car "28 laitières ne suffiraient pas pour pâturer la totalité des surfaces". Les veaux sont vendus "aux maquignons à 8 jours". En général, c'est dans les étables que les agriculteurs expliquent le moins de choses : ils ne détaillent pas les raisons de la limitation à trois races, ni leurs spécificités (à l'exception de leur bonne adaptation à la montagne), ils ne donnent pas d'exemples concernant leur alimentation, ils ne parlent pas des cornes, des cloches, de la manière de traire ou des heures de traite.

Chez ce même producteur, des résidents hauts savoyards se sont déplacés pour venir acheter du fromage à la ferme. Selon eux, "un reblochon, ici, ce n'est pas du tout la même chose. La Pointe Percée [marque d'un grossiste - affineur], c'est un bon reblochon, on l'achète en supermarché, mais quand même ... Moi, quand je vois comme c'est beau là !". D'après ces gens, le fromage est forcément meilleur à la ferme qu'en supermarché, "d'autant plus qu'en supermarché les reblochons sont transportés, mis en chambre froide, puis sortis et rentrés en permanence. Alors qu'ici, c'est un milieu authentique, c'est là qu'il est produit".

D'une manière générale, les visites se déroulent selon le même schéma, avec quelques variantes : certains font visiter l'ensemble de l'exploitation et la dégustation a lieu après, debout ou autour d'une table, à l'intérieur ou à l'extérieur de la maison selon le temps et la place disponible.

Précisons enfin qu'au cours de la visite, les touristes pénètrent dans les ateliers de fabrication, dans la salle de séchage, dans les caves et dans les étables. Or, cette pratique est interdite pour des questions d'hygiène184. Mais, se justifient-ils, "comment montrer, expliquer, faire connaître, sans permettre aux visiteurs d'être à l'intérieur", d'être dans Le lieu ? Les premières remarques des publics sont liées à l'odeur : dans l'atelier de fabrication, les odeurs de lait travaillé, ou dans le séchoir, sont fortes, piquantes parfois, dans tous les cas surprenantes pour ceux qui découvrent. Les agriculteurs n'envisagent pas de laisser les visiteurs à l'extérieur de ces pièces, derrière une vitre, dans un sas, pendant qu'eux miment des gestes dans l'atelier : pour que les touristes comprennent vraiment en quoi consiste la fabrication, les producteurs veulent leur faire sentir les odeurs, la chaleur et l'humidité de la salle de séchage, la fraîcheur des caves, les effluves de l'étable. Nous avons dit précédemment que les visites avaient lieu à 14h30, c'est-à-dire en dehors des horaires de fabrication (matin et soir en fabrication fermière). Cependant, lors d'une fabrication d'abondance, la visite avait lieu le matin, à 9 heures : nous étions installés sur des bancs, rangés en U autour du chaudron en cuivre. Ainsi, nous avons suivi l'ensemble des phases de la fabrication à partir du chauffage, c'est-à-dire après l'emprésurage. En outre, au cours d'un entretien avec une productrice de reblochon, elle nous a dit qu'en alpage elle recevait des groupes et retardait l'heure de sa fabrication le matin pour qu'ils puissent assister à l'ensemble des phases de la production. Ceci montre à quel point il est inconcevable pour les agriculteurs de ne pas faire participer les visiteurs. Il ne suffit pas de dire, mais il faut également montrer et mettre en situation, car certaines choses, gestes, sensations, odeurs, ne peuvent pas passer par le discours, sinon d’une manière altérée.

Les visites en coopérative sont généralement libres : les touristes assistent à la transformation fromagère le matin et peuvent également visiter les caves d'affinage. Toutefois, durant les saisons touristiques, les offices de tourisme proposent des visites guidées, mais les coopératives ne sont souvent qu'une étape du circuit. Le discours des guides peut sembler parfois en décalage avec la valorisation souhaitée par les responsables des syndicats. Par exemple, lors d'une visite guidée à la coopérative de Bourg-Saint-Maurice en Tarentaise, le guide soulignait "le chemin parcouru par l'agriculture, où tout est aujourd'hui mécanisé et industrialisé (...). Plus rien n'est laissé au hasard". Le guide vantait les progrès réalisés et n'a employé à aucun moment les termes "tradition, authenticité, savoir-faire, origine", vocabulaire pourtant largement utilisé dans les documents de promotion réalisés par le syndicat de défense du beaufort.

Notes
182.

Au cours d'une autre visite, en entrant dans l'atelier de fabrication, un couple du Val d'Oise se sont bouchés le nez car l'odeur les dérangeait. La perception et l'appréciation des odeurs sont très variables.

183.

Une anecdote est intéressante : un couple de l'Oise en vacances au Grand Bornand est allé au restaurant et a goûté un berthoud : le restaurateur leur a expliqué que "le berthoud (plat local) se faisait avec un fromage comme de la raclette et avec du porto". Le berthoud est en fait un plat préparé avec de l'abondance et du vin de Savoie ou de Madère. Lorsque l’on cherche à promouvoir un produit, les personnes directement en contact avec les consommateurs sont parfois très peu informées. Le syndicat du beaufort s’est préoccupé de cette question et a mené une étude auprès des crémiers : celle-ci a montré qu’ils ne connaissaient finalement que peu de chose au système de production du beaufort, et n’étaient donc pas toujours dans la capacité de répondre aux questions de leurs clients.

184.

Lorsque les agriculteurs étaient prévenus de notre présence, ils demandaient expressément que leur nom n'apparaisse pas, par crainte de contrôle et de sanction de la part de la Direction des Services Vétérinaires.