Dans un premier temps, nous proposons d'examiner les activités d'accueil chez les producteurs fermiers, en particulier dans la vallée de Thônes, berceau du reblochon.
En marge des circuits agro-touristiques formalisés et répondant à des chartes de qualité, ces producteurs proposent aux touristes de visiter leurs exploitations, l'hiver dans la vallée et l'été en alpage, de l'atelier de fabrication à la cave d'affinage en passant par le séchoir et l'étable. Ces visites sont l'occasion de discuter entre producteur et consommateur, d’évoquer savoirs et savoir-faire, de confronter les goûts des uns et des autres. Michel Rautenberg évoque l'idée d'un "patrimoine opportuniste185" car on ne construit pas du patrimoine pour rien. Il s'agit toujours pour une communauté de répondre à une question ou de pallier une difficulté. A partir de là, on peut émettre plusieurs hypothèses, dont la volonté des producteurs de valoriser leurs compétences, leur métier, et peut-être leur mode de vie, qu'ils estiment, consciemment ou pas, pas suffisamment mis en valeur au sein de l'appellation d'origine contrôlée. Ainsi, dans quelle mesure l'accueil à la ferme ne serait-il pas un moyen de légitimer des savoirs et des savoir-faire, peu reconnus dans un cadre normatif ? Les producteurs chercheraient cette légitimation auprès d'individus extérieurs au système de production mais parallèlement très concernés la qualité du produit. En discutant avec les agriculteurs qui proposent un accueil en été, en hiver ou tout au long de l'année, il est apparu qu'ils n'avaient pas préparé d'une manière particulière leur présentation : elle est très spontanée, ce qui s'est confirmé en participant aux visites. Toutefois, les femmes agricultrices du canton de Thônes font partie d'un Groupement de Vulgarisation Agricole Féminin (devenu un Groupement de Développement Agricole). Dans ce cadre, elles ont réfléchi ensemble à l'accueil, à ce qu'elles pouvaient proposer aux touristes. Au cours d'une visite à Manigod, au moment de la dégustation de reblochon, il y avait sur une table trois classeurs présentant l'agriculture dans la vallée : le premier sur la fabrication fromagère avec des photographies, le second sur les conditions de vie avec des photographies personnelles ou découpées dans des magazines, des dessins et des textes, et le troisième réalisé par des enfants de la commune, avec de nombreux dessins, sur leur manière de percevoir la vie d'agriculteur. Mais cette initiative n'est pas représentative car nous n'avons jamais vu ce type de présentation dans les autres fermes. Il est nécessaire de souligner que l'accueil est assuré soit par les femmes, soit par les hommes, soit par le couple. On peut malgré tout noter que les femmes sont plus présentes que les hommes, ce sont elles qui ont lancé l'accueil, même si aujourd'hui il semblerait que les hommes le prennent en charge sur certaines exploitations. En production fermière, ce sont les femmes qui fabriquent, très majoritairement, donc elles sont les plus à même d'expliquer leur manière de fromager. Mais étant donné la division sexuelle du travail agricole, les agriculteurs préfèrent généralement être en couple pour accueillir les touristes, afin d'être le plus complet possible et surtout pouvoir répondre aux questions sur toutes les phases du système de production.
Le point sur lequel il faut insister, c'est la spontanéité des agriculteurs, qui est sans aucun doute ce qui est recherché par les touristes. En s'inscrivant à une visite à la ferme, ils ne recherchent pas un discours construit, préétabli, comme celui d'un guide. Au contraire, cela favorise la diversité : certains touristes nous ont confié revenir chaque année en vacances d'hiver au Grand Bornand et s'inscrire à des visites à la ferme. Ainsi, ils n'ont pas le même discours bien que visitant des exploitations de fabrication fermière de reblochon, donc des systèmes de production proches, parfois même situées à quelques mètres les unes des autres avec une architecture similaire.
Nous avons essayé de comprendre les raisons qui poussent certains agriculteurs à s'orienter vers l'agro-tourisme186. Si l'on pose la question suivante : "pourquoi faites-vous de l'accueil ?", généralement les agriculteurs ne savent pas répondre. Leur choix n'est pas basé sur une réflexion économique : ils ne tiennent pas de compte sur les visites et ne sont pas capables de nous dire si, au regard du temps passé à préparer et à assurer l'accueil, cette activité est rentable. Il faut reconnaître que souvent une visite permet de vendre un grand nombre de reblochons, mais ce n'est pas le cas à chaque visite187. Toutefois, ce n'est pas leur motivation première. En prolongeant la discussion, il apparaît que l'accueil et la vente directe s'inscrivent logiquement dans leur métier d'agriculteur, rejoignant l'idée développée par Ricoeur, selon laquelle "le discours n'est jamais for its own sake, pour sa propre gloire, mais il veut, dans tous ses usages, porter au langage une expérience, une manière d'habiter et d'être-au-monde qui le précède et demande à être dite" (1986 : 43).
Selon les personnes interrogées,
‘"ça permet de faire connaître le fromage, car s'ils [les touristes] ont goûté un bon produit, ils en rachèteront dans l'année chez eux, c'est plus pour proposer un service aux touristes", "c'est normal, c'est intéressant, c'est aussi une contrainte mais c'est plus pour le faire connaître, faire connaître le goût du fromage", "au départ on ne faisait pas payer, certains nous prenaient pour des rigolos, ce n'était pas des gens intéressants, et en plus tout le monde en profitait parce que c'était gratuit ; maintenant on fait payer, ça permet de faire le tri, c'est intéressant de discuter avec les gens lorsqu'ils sont un peu connaisseurs ; financièrement, l'accueil n'est pas intéressant, mais c'est bien de montrer la fabrication à des gens intéressés".’Cependant, nous avons, à plusieurs reprises, présenté nos travaux aux responsables interprofessionnels, ainsi qu'à des responsables ou techniciens de chambres d'agriculture. Ceux-ci ne sont pas convaincus de l'engagement des producteurs fermiers et de l'intérêt qu'ils portaient à leur reconnaissance par d'autres acteurs non directement impliqués dans le système de production. Depuis plusieurs années, la forte augmentation de la production fermière en reblochon et les dépassements de quotas ont donné lieu à de nombreuses controverses : les producteurs de lait estimaient qu'ils étaient beaucoup plus contrôlés et qu'en cas de dépassement de quotas, ils étaient systématiquement pénalisés. Aujourd'hui, l'association des vendeurs directs (l'AVD, structure gestionnaire des quotas "vente directe") a pris des mesures pour contrôler et sanctionner les dépassements en production fermière. De même, le syndicat de défense du reblochon a décidé de vendre des plaques de caséine aux transformateurs, laitiers ou fermiers, en fonction de leur quota. Ces controverses conduisent ainsi certaines personnes à penser que l'accueil à la ferme, loin d'être "un désir des agriculteurs d'être connus et reconnus", permet au contraire "d'écouler les stocks et les fromages en sur-production ou dépassement de quotas."
Nous avons approfondi nos investigations afin d'établir réellement la motivation des producteurs. D'une part, les fromages vendus à la fin des visites avaient tous une plaque de caséine à chaque fois que nous les avons examinés : ils sont donc bien déclarés et répondent aux critères de l'appellation d'origine contrôlée. D'autre part, nous avons plus orienté nos questions sur les retombées économiques de cette activité, comparant le temps investi (disponibilité pendant les visites, temps de préparation), l'argent investi (classeurs avec photographies, fromages, vins, beurre et pain offerts à volonté à la fin des visites) et le prix payé par les touristes, le nombre de fromages vendus, etc.
Au regard de ces observations, ce que recherchent les agriculteurs et les touristes semble bien être la relation et l'échange en tout premier lieu, même si l'on assiste à des réorientations – encore marginales néanmoins – d'exploitations, c'est-à-dire des fermiers qui cherchent à pérenniser l'activité d'accueil. Ces visites sont réellement interactives. Les lieux, les exploitations, favorisent les rencontres. Les objets exposés figurent le système de production dans ses inscriptions spatio-temporelles. Ils sont donnés à voir de tous, ils s'offrent à l'interprétation, nous incitant à défendre l'idée que cette démarche est l'occasion d'expériences interculturelles entre touristes et producteurs, renforçant l'essence interrelationnelle des processus de patrimonialisation;
Rautenberg M., Rapport d'Habilitation à Diriger des Recherches, février 1999.
Nous entendons par agrotourisme l'ensemble des activités de vente directe, d'accueil à la ferme, d'hébergement et de restauration. C'est ce qui associe des activités agricoles à des activités touristiques.
Pour exemple, une visite à la ferme avec 18 adultes et 4 enfants a permis de vendre plus de 50 reblochons.