D'une manière générale, la réflexion et l'expérience acquise par les agriculteurs les ont amenés à aménager des lieux d'accueil, souvent la pièce réservée à la dégustation, aux goûters, aux repas. Concernant l'aménagement de locaux d'accueil, aujourd'hui les agriculteurs ont installé des objets censés être significatifs et évocateurs aux touristes et les aider à comprendre la spécificité de l'agriculture dans la zone où ils sont. Dans ces pièces, on trouve des objets anciens, tels que des skis, des instruments de fabrication fromagère (tranche-caillé en bois, égouttoirs, moules) ou de beurre (moule à beurre, baratte), des cloches avec le plus souvent des incrustations dans la courroie, des diplômes de concours généraux agricoles ou des trophées de comices agricoles, des photographies, des posters, des cartes postales anciennes. Les personnes qui assistent à la visite sont toujours très curieuses et posent des questions : cette décoration ne les laisse pas indifférents. Que représente-t-elle pour les agriculteurs ? Dans le cas des anciens skis, une agricultrice nous a dit que "c'était pour montrer comment nos parents skiaient". Cela suppose que l'exposition de l'objet soit à la fois signifiant et signifié. Or la vue des skis ne suffit pas à tout comprendre. De même, le fait d'accrocher des cloches ne révèle pas que ces cloches-là sont celles qui sont mises aux vaches uniquement à la montée et à la descente de l'alpage et remplacées par des cloches de plus petites tailles durant l'estive. Par contre, on peut supposer que l'ensemble de ces objets forme un tout, ce sont des objets ethnographiques qui sont un lien au temps et à l'espace, ils donnent un sens à un système d'exploitation, ils lui donnent sa cohérence par leur inscription dans le passé et dans un territoire190. En outre, plusieurs agriculteurs ont entrepris de rénover d'anciens bâtiments en alpage pour l'accueil à la ferme. Il s'agit le plus souvent d'anciennes étables en bois ne correspondant plus aux normes en vigueur.
Les cloches sont des objets intéressants : lorsqu'on en parle avec les agriculteurs (de même dans le cas des cornes), ils sourient, on touche à quelque chose de profondément culturel, ancré dans l'histoire, et porteur de beaucoup d'attention. Les cloches, au-delà de leur aspect folklorisant, révèlent à la fois un système d'exploitation – le fait de transhumer, parfois à plusieurs reprises dans l'été pour les producteurs fermiers qui ont plusieurs chalets et qui conduisent leur troupeau sur différents alpages – et le lien au tourisme. Ce n'est pas anodin de les accrocher en ligne sur une poutre le long de la ferme, ou d'y faire graver le prénom et la date de naissance d'un enfant, ou d'y incruster une gravure dans la courroie ; elles sont héritées ou fabriquées pour un événement particulier. Il s'agit d'une marque d'identification à une communauté, à un métier. La dimension esthétique est très présente dans ces objets. L'exposition "Gens de l'alpe" du Musée Dauphinois témoignait de l'attachement à l'esthétisme des objets : les colliers des cloches et sonnailles, en bois ou en cuir, étaient gravés (fleurs, initiales, traits abstraits) ; de même pour les cannes et bâtons de berger, décorés souvent en alpage pendant la surveillance des troupeaux. Les propos des agriculteurs sont significatifs :
"les cloches, c'est une passion", "les cloches, c'est passionnant, pour leur son, les incrustations (gentiane, chamois, église, maison)", "d'année en année, on essaie d'avoir le plus de carrons, c'est bien une vallée qui sonne, les gens qui viennent attendent ça", "avec les cloches, la montagne est vivante : malheureusement, on est obligé de les enlever car on nous les vole (7 vols l'été précédent)", "les vaches sont fières quand elles ont une cloche, elles vont tout droit à l'alpage", "sans les cloches, la montagne est sans vie", "on y est attaché, ça donne de la vie", "maintenant qu'on n'a plus les cornes, il faut au moins qu'il reste les cloches", "il faut reconnaître que tous les alpagistes sont conditionnés par les cloches, c'est quelque chose de sacré les cloches". Certains agriculteurs les fabriquent eux-mêmes, c'est une source de fierté : "on le fait quand on est jeune, parce qu'on a de l'orgueil".
Selon un producteur de lait en Haute-Maurienne, "les cloches, c'est le même principe que les cornes, c'est un élément de notre identité et on ne doit pas tromper le consommateur".
Enfin, on peut ajouter qu'au Salon International de l'Agriculture, qui s'est tenu en 1998 du 01 au 08 mars à Paris, les cloches étaient sans aucun doute un élément identitaire fort : pour toute la durée du Salon, les éleveurs de Tarentaises et d'Abondances avaient emmené avec eux leurs plus belles cloches. Le 3 mars était le jour du concours des Races Montbéliarde, Simmental, Abondance et Tarentaise, l'occasion pour les éleveurs de faire valoir leurs compétences et de montrer leurs plus beaux animaux. Nous avons assisté à ce concours, durant lequel nous avons interrogé plusieurs agriculteurs venus encourager les éleveurs et leur vache. Les vaches Abondance et Tarentaise étaient parées des plus belles et des plus grosses cloches, celles que l'on ne sort que pour des événements particuliers : certaines d'entre elles étaient peintes (paysage alpin, tête d'une vache). La plupart des courroies avaient des incrustations : croix de Savoie, paysage, motifs divers. On retrouve cette même attention portée à l'ornement des animaux dans des fêtes associant agriculture et tourisme : c'est le cas de La Belle Dimanche, fête organisée dans la Vallée d'Abondance (Châtel, alpage de Plaine-Dranse) le week-end du 15 août. Cette manifestation réinvente et donne un nouveau contenu à une journée où traditionnellement les alpagistes se retrouvaient à la fin de l'été : un bal était organisé, animé par une fanfare, et toute la vallée montait. Cette fête avait disparu depuis plusieurs années, mais elle a été relancée récemment par les élus locaux : entre fabrication d'abondance sur place, vente de confitures aux myrtilles et diverses autres animations, les touristes assistent au rassemblement de plusieurs troupeaux qui seront, plus tard dans l'après-midi, jugés par les techniciens de l'UPRA abondance dans le cadre d'un concours non officiel destiné essentiellement à faire connaître aux publics présents différents aspects de l'activité d'élevage. La "mise en rang" des vaches donne lieu à des démonstrations de force entre les éleveurs et les animaux récalcitrants : les hommes courent après les vaches, les attrapent et les retiennent par les cornes ; c'est l'occasion d'un jeu où les éleveurs montrent leur savoir-faire, cherchent à impressionner les touristes, où la "nature sauvage et dangereuse" des bêtes à cornes est mise en valeur. Notons enfin que le technicien de l'UPRA, qui "fait acte de présence" dans la mesure où le concours n'est qu'un simulacre, estime que les éleveurs jugent leurs bêtes "à l'aspect simplement et pas aux qualités techniques, ils notent à l'ancien temps" alors que les techniciens attachent eux de l'importance à la mamelle, aux pieds, à la bonne capacité thoracique de l'animal et en dernier lieu seulement ils regardent l'esthétique.
Nous entendons territoire comme un espace socialement et historiquement construit par les hommes.