5.3.2. Produire des lieux symboliques ?

La perspective dans laquelle nous nous trouvons, en tant qu'anthropologue, est d'essayer de mettre en lumière, à partir des traces matérielles, objets et récits, les représentations et la géographie intellectuelle d'une communauté, les zones d'ombre, les contradictions des discours et leurs rythmes. Notre démarche ne doit pas s'arrêter à ce qui semble explicite, aux stéréotypes ou aux stigmates. Les exploitations fermières, les exploitations laitières, sont autant de lieux de production n'ayant pas pour vocation initiale d'accueillir des visiteurs et de renforcer la patrimonialisation mais pourtant déjà nous savons que toute activité productrice exprime quelque chose de l'identité des lieux où elle se déploie. Ces lieux ne sont pas seulement ouverts, ils cherchent à attirer du public, ce qui nous conduira à analyser en détail la façon dont ils passent d'un statut anonyme, commun, à un statut d'exemplarité, la façon dont ils sont investis par la mémoire des gens qui y vivent, investis à jamais par un agir ou un pâtir (Micoud 1991). Les exploitations laitières ou fermières qui proposent un accueil à la ferme et les coopératives ne sont pas des lieux désuets, obsolètes, laissés à l'abandon. Bien au contraire, ils sont des ateliers de transformation en pleine activité. Alors quelles sont leurs particularités pour devenir des lieux symboliques, emblématiques, exemplaires ?

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Photo 35 – Les producteurs fermiers qui proposent un accueil à la ferme mettent en valeur leur exploitation (fleurissement des façades, décoration avec des cloches et des objets anciens, cour de ferme nettoyée). Les exploitations sont véritablement mises en scène pour accueillir les visiteurs (Vallée de Thônes, 1998, M. Faure).

Prenons dans un premier temps le cas des exploitations. Les visiteurs entrent en relation directe avec le producteur, ils pénètrent dans la ferme et en visitent toutes les pièces. Toutefois, les pièces liées à l'activité de production, atelier de fabrication, cave, étable, salle de séchage, ne sont pas l'objet d'une mise en scène : aucun objet ancien ou contemporain n'est exposé ; ceux-ci trônent dans la pièce réservée à l'accueil que possèdent certaines exploitations ou sur les façades extérieures. Chose étrange, les visiteurs accordent à l'exploitation un caractère singulier : ils estiment que "à chaque visite, d'une année sur l'autre, bien que ce soit des exploitations situées à 100 mètres l'une de l'autre, qu'elles produisent du reblochon dans les mêmes conditions, elles demeurent différentes, on ne s'ennuie pas parce qu'on n'a pas l'impression de faire la même visite." L'exploitation devient un haut-lieu pour ces visiteurs de la culture vernaculaire et prend au cours de ce processus une dimension paradigmatique. Le récit produit par l'exploitant est l'enjeu de l'articulation entre l'espace interprétatif – c'est-à-dire la dimension sociale abstraite implicite – et les savoirs et savoir-faire du système de production. Le récit comme événement peut "se décliner en fait divers ou en événement fondateur" (de la Soudière, 1991 : 22). Ainsi, l'exemplarité du lieu ne dépend pas que du producteur énonciateur, quelle que soit sa position d'énonciation ; elle dépend également du récepteur, le public, qui lui accorde ou non ce caractère. Baudrillard insistait sur le fait que ce que nous consommions de plus en plus était des signes ou des représentations et les identités sociales se construisant ainsi par l'échange de valeurs-signes. Toutefois, cette dimension d'échange symbolique ne suffit pas à expliquer le processus de production de haut-lieux dans la mesure où justement les visites à la ferme ne se réduisent pas à ce monde du signe et du spectacle. Les visiteurs sont appelés à être des témoins des spécificités de ces productions fromagères, ils sont actifs car acteurs : pour les producteurs, les touristes doivent devenir des alliés pour véhiculer un message sur ce qu'ils ont vu : ils y étaient et ils peuvent témoigner. L'analyse que Brown développe dans son article "Des faux authentiques. Tourisme versus pèlerinage" met en avant l'idée selon laquelle la structure du tourisme est essentiellement semblable à celle de toutes les conduites rituelles : dans un premier temps, elle introduit le touriste dans un monde sacré, puis elle le transforme et le renouvelle avant, finalement, de le rendre à la normalité. Il écrit ainsi que "cet autre monde est sacré car il est hors du temps et de l'espace" (1999 : 43). Or, justement, les producteurs se sont engagés dans des stratégies de valorisation visant à relier le temps et l'espace à leur activité, ce que l'on nomme en d'autres termes la patrimonialisation, rejoignant ici Davallon qui posait comme hypothèse que "la mise en valeur du patrimoine a toutes les caractéristiques d'une production de hauts lieux" (1991 : 88).

Les différentes analyses proposées depuis les vingt dernières années sur les processus de patrimonialisation conduisent à se demander si un objet patrimonial aujourd'hui, qu'il soit exploitation, savoir-faire, instrument de fabrication, doit forcément passer par un statut fonctionnel puis par celui de ruine et de déchet, pour être ensuite exhumé et investi de nouvelles significations. Dans le cas de l'accueil à la ferme tel que nous avons pu l'observer notamment en vallée de Thônes et en vallée d'Abondance, les savoirs et les savoir-faire des producteurs ne sont pas passés par ces différents états avant leur mise en valeur ; toutefois, ces compétences – nous l'avons vu en détail dans la partie précédente – ne sont pas reconnues par les nouveaux acteurs des systèmes de production, les techniciens notamment. Les savoirs et savoir-faire continuent à être mobilisés par la communauté dépositaire : ils jouent un rôle essentiel dans la légitimité des producteurs, dans le contrôle et la validation locale. Cette situation met d'ailleurs en exergue les tensions entre la dimension sociale et la dimension institutionnelle du patrimoine, ainsi que la malléabilité et la complexité des processus de patrimonalisation, dispositifs d'organisation de la tradition pour le présent : "le patrimoine et son sujet sont des réalités qui ne se définissent que réciproquement l'une par l'autre" (Micoud, 1995 : 27). Cette communauté est la gardienne d'un dépôt sélectionné, qu'elle revisite elle-même à partir d'une problématique contemporaine, et il est de son devoir de transmettre et d'assurer la pérennité de ce dépôt. Elle n'en est pas propriétaire mais uniquement transitaire. Elle n'en imprime pas moins les stigmates d'une époque, les marques des questions que les hommes se posent aujourd'hui et des réponses qu'ils y apportent.

Les coopératives, celles de la zone d’appellation beaufort en particulier, ont fait un tout autre choix de valorisation puisqu’elles privilégient l’écrit et l’exposition d’objets anciens dans une salle réservée à la visite. Dans la zone beaufort, chaque coopérative revendique sa propre promotion ; d’ailleurs, elles ne proposent pas de renvois entre elles, il n’existe pas de complémentarité – apparente au moins – entre les visites. Chaque coopérative développe les mêmes thèmes, et leur analyse révèle qu’elles sont à elles seules un phénomène social total. Elles nous parlent de la relation à l'histoire, de la structuration de l'espace, de la place des savoirs et des savoir-faire et de l'apport des organismes techniques et de recherche dans l'identité du fromage. Selon les expositions, on peut notamment voir les zones de collectes de lait et ses variations saisonnières. Les affiches sur les circuits de ramassage mettent en avant l'organisation de l'espace et les déplacements des producteurs de lait entre leur exploitation d'hiver et celle d'été ; la coopérative est le lieu à partir de quoi l'espace se structure et “ prend forme ” (Micoud, 1991 : 12). Dans cette organisation de l'espace, l'alpage joue un rôle essentiel. Ainsi on peut lire sur les différents panneaux192 que "le premier privilège du beaufort est d’être produit sur les hauts pâturages de Savoie. Les sites de production sont tous à des altitudes où la nature bénéficie de l'air pur des Alpes" : l'alpage, la haute-montagne, la pureté de l'air semblent être les principaux éléments de la qualité du fromage ; ceux-ci sont convoqués et généralisés pour justifier et légitimer des pratiques. Toutefois, toutes les coopératives ne sont pas en altitude mais en fond de vallées, notamment les ateliers de transformation de La Chambre et de Moutier qui sont situés à l'entrée des vallées de Maurienne et de Tarentaise, où la métallurgie et la chimie partagent l'espace avec l'agriculture. "Au-dessus de 800 mètres, jusqu'au pieds des glaciers, les troupeaux paissent durant 100 jours de juin à septembre, entre les périodes enneigées (...) Très tôt les agriculteurs assurent la traite, bien souvent en plein air" (souligné par nous). La période d'alpage est largement soulignée par rapport aux 7 mois passés à l'étable. Dans cette forme de valorisation, passant exclusivement pas l'écrit, les responsables de coopérative ont sélectionné quelques éléments qui leur paraissent particulièrement significatifs du système de production. Mais l'analyse de ces éléments révèle par ailleurs la difficulté de s'approprier les spécificités d'une production et de la restituer à des visiteurs. Le beaufort est présenté systématiquement comme "le fromage des alpages de Savoie". Ce lien n'est pas que géographique mais également historique : l'alpage représente le lien originel de la production, lieu exemplaire où se matérialisent les savoirs et les savoir-faire des montagnards : gestion des ressources herbagères et conduite des troupeaux. En hiver, les troupeaux et les hommes sont en vallée, dans les exploitations, et leurs savoir-faire ne sont pas aussi visibles. Il est donc essentiel que l'alpage et toutes ses significations soient présents dans la coopérative. L'exemple de la coopérative de beaufort, site du goût, est à ce titre exemplaire. Parmi les 100 sites retenus au niveau national par le CNAC, l'alpage du Cormet de Roselend devait illustrer la production de beaufort. Cet alpage a été en partie noyé par les eaux au moment de la construction du barrage électrique en 1955. En outre, il est situé près de la commune de Beaufort, nom porté par le fromage. Mais il n'était pas évident de faire savoir aux randonneurs que cet alpage était site du goût ; ainsi le panneau du CNAC a finalement été redescendu dans le village de Beaufort-sur-Doron. Un représentant de la coopérative explique le cheminement de l'alpage au porche de la coopérative de la plaque "Site du goût" :

‘"il y a eu un débat entre la mairie, je ne sais plus quel endroit devant l’église, sur l’opportunité, ça ne s’est pas fait ... il y a quand même eu discussion. Pour la mettre en valeur ... et comme cette plaque elle n’est pas belle, parce qu’elle n’est pas belle ... à la mairie ça n’allait pas très bien, devant l’église ça n’allait pas très bien non plus, et l’endroit, là sous le porche [de la coopérative], c’est là où elle jurait le moins finalement. Parce qu’elle n'est pas belle cette plaque, elle n’a pas d’allure, aucune. (...) Ce qu’il y a d’intéressant dans cette opération, c’est plus les organisations et les manifestations faites par le CNAC autour des sites du goût. Et d’ailleurs ça, on n’y avait pas mesuré au départ, donc c’est pour ça qu’on y a vraiment subi, comme on a subi d’autres choses. Et à l’occasion de ces manifestations, il y a beaucoup de public." ’

Cet atelier de transformation a progressivement gagné une notoriété plus importante et a suscité quelques jalousies de la part des autres coopératives, soulignant que "l'élection d'un site en haut lieu suppose un auditoire, un public, un consensus très large, massif ; élection qui suppose donc son envers : l'exclusion de tous les autres lieux, de tous les autres postulants à cette consécration" (de la Soudière, 1991 : 17). Même s'ils veulent donner l'impression de ne pas s'intéresser à ce label, lui reprochant notamment d'être "une machine à fric", les représentants de la coopérative estiment que "si le beaufort n’avait pas été site, d’une façon ou d’une autre, que ce soit nous à Beaufort ou le beaufort en général, il y aurait eu une anomalie pour nous. On était un peu incontournable. Alors ils ont choisi le lieu, bon au départ c’était Roselend. Au titre du beaufort, c’était le Cormet de Roselend. Et finalement les autorités du coin ont réussi à faire rectifier le tir". Cette situation conduit aujourd'hui à instituer cette coopérative comme un haut-lieu du système de production du beaufort et le directeur nous a confié que près de 100000 personnes la visitaient chaque année. On peut s'interroger, à l'instar de Martin de la Soudière, sur les critères de constitution de la notoriété des haut-lieux : "“ Travailler ” sur les hauts lieux comporte donc le risque, incidemment, de renforcer une notoriété parfois discutable, en tout cas d'aller dans le sens d'une dominance d'un lieu sur les autres, et par-là la renforcer" (1991 : 27). L'instauration de Beaufort comme site du goût interfère dans les relations entre les coopératives de la zone : elle tend à sur-investir un lieu au détriment d'autres, en quelque sorte dépossédés du droit d'être également dépositaires d'une identité. Certains lieux deviennent – plus que d'autres – porteurs d'une capacité signifiante mais pour autant on ne sait pas si un site ou un monument est très fréquenté parce qu'il est un haut lieu ou bien si c'est le fait d'augmenter considérablement sa fréquentation qui tend à en faire un haut lieu (Davallon, 1991). En revanche, l'annonce du nombre de visites annuelles renforce la légitimité de la coopérative de beaufort et son poids à l'égard des autres ateliers de transformation.

Dans un autre registre se pose la question de la façon dont on fait passer un message, la façon dont on rend visible les liens entre des pratiques disparues et celles qui perdurent aujourd'hui. Les coopératives ont choisi d'exposer un grand nombre d'informations juxtaposées, de plusieurs ordres en différents points de la salle de visite. Pour autant, les visiteurs n'ont pas d'outils pour gérer, classer, organiser ces informations et pour leur donner une cohérence qui ne leur est pas donnée a priori. Le choix de l'écrit dans les coopératives ne s'imposait pas ; elles auraient pu décider d'employer – au moins pendant les périodes de vacances – des guides, formés aux spécificités de cette production193.

La photographie ci-après illustre bien l'agencement d'anciens objets dans une reconstitution d'un chalet d'alpage.

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Photo 36 – Selon les coopératives, les touristes peuvent découvrir les différentes phases de la transformation fromagère, des panneaux explicatifs sur l'agriculture dans la vallée et son évolution et une reconstitution d'un chalet d'alpage. Sur ce cliché sont rassemblés plusieurs anciens instruments de fabrication des fromages ou liée à celle ci : cercles en bois, barattes à beurre, louche, pot à présure, etc. (Coopérative du Beaufortain, 2000, M. Faure).

L'agencement des objets dans les salles de visites est révélateur du poids de l'histoire et rejoint la justification des différentes dénominations au sein de l'appellation d'origine. Selon un responsable professionnel,

‘"Les qualificatifs, je pense qu’ils correspondent à des réalités profondes, à la fois de racines historiques et gustatives. Donc à partir de ce moment-là, il n’y a pas de raisons de ne pas les justifier. Historiquement, je veux dire que le beaufort vient des alpages, il vient fondamentalement des excédents de lait d’été, que l’on ne pouvait pas transporter, ni conserver, et il fallait trouver des formes de stockage et de conservation, et de transport, pour que ce soit une monnaie d’échange valable pour la période hivernale. Donc il fallait reporter. Tous les gruyères sont nés de ce principe. Dans le qualificatif alpage, on protège vraiment une manière de faire, c’est le système d’origine. Dans la coopérative, par le beaufort été, on ne protège pas une manière de faire. Nous on fait exactement la même chose le 31 mai et le 1er juin. On n’a pas de contraintes entre l’été et l’hiver. On matérialise le fait que pendant cette période-là les vaches elles mangent de l’herbe en altitude. On aurait pu commencer le 20 mai. On protège de manière symbolique et significative le fait que les vaches mangent de l’herbe. Parce que la différence de qualité, elle vient de là."’

La coopérative propose à la fois de suivre une fabrication, au moins quelques phases, et un circuit court des principaux éléments identitaires et spécifiques du système productif. Toutefois, cette forme de valorisation dans le cas des coopératives montre la difficulté des acteurs à prendre de la distance par rapport à cette identité. Ces lieux où se conjuguent activité fromagère et visites sont progressivement devenus des haut-lieux du système beaufort mais pour autant ils ne permettent pas la médiation entre les temps, entre les espaces et entre les hommes. Davallon distingue deux modalités de signification, le symbole et l'icône. Selon lui, l'enjeu sémiotique de la mise en valeur oscille entre "faire savoir (plus tourné vers le symbole) ou faire image (plus iconique)" (1991 : 91-92), distinction qui met en lumière les différences entre l'accueil à la ferme et les visites libres en coopérative. Pour faire savoir, les agriculteurs ont choisi la médiation du récit et des objets devenus patrimoniaux : la valeur des objets est liée à la valeur de la parole, à l'autorité et à la portée du récit : de la qualité de l'énonciation dépend l'inscription de l'objet dans un système de représentations négociées entre les acteurs de l'échange ; dans un autre registre, les coopératives ont choisi de faire image, s'appuyant sur une pédagogie iconographique.

Notes
192.

Le syndicat met à disposition des coopératives des panneaux et des textes synthétiques sur le système de production, textes que l'on retrouve dans les plaquettes de promotion collective à l'intention du grand public ; c'est le cas ici de ces citations.

193.

Notons au passage que lors de nos observations dans les coopératives où nous interrogions les visiteurs, les touristes venaient spontanément vers nous et nous questionnait abondamment sur la fabrication, sur les races animales, sur le système de production en général. Ils étaient très demandeurs d'animation, de relations directes et d'échanges, peu enclin du coup à lire les panneaux.