5.3.3. L'agro-tourisme, prétexte à une rencontre

La problématique de la patrimonialisation des productions fromagères, acquérant du coup une dimension patrimoniale et faisant participer de nouveaux acteurs à ce processus, croise celle de l'interférence du tourisme, et plus exactement de l'agro-tourisme194 dans la dimension sociale du patrimoine, dans la mesure où le tourisme associe les hommes d'ici et ceux d'ailleurs. En outre, le tourisme est un terrain d'inventions et d'innovations sociales à la croisée de nombreuses transformations de la société : des sphères concurrentielles décrites par Weber, Habermas propose l'éthique communicationnelle, associant communication et interaction. Nous sommes bien en présence dans les pratiques agro-touristiques d'une recherche de rencontres et d'échanges : les touristes qui se rendent aux visites à la ferme se mettent en déséquilibre et s'inscrivent dans une démarche herméneutique qui vise à rechercher du sens et des codes d'interprétation. Les formes de valorisation décrites plus haut s'appuient sur des récits différents : Brown soulignait "qu'alors que le tourisme provoque des changements sociaux, les mythes touristiques sont fondés sur la dissimulation et le déni du changement et sur la perpétuation des idées et des images de ce qu'on imagine avoir été avant le tourisme" (1999 : 54). Il est particulièrement difficile pour les professionnels agricoles de faire état des changements, des bouleversements qu'a connus l'agriculture depuis la seconde Guerre Mondiale, bouleversements auxquels l'agriculture des Alpes du Nord n'a pas échappé. Mais les inquiétudes sur la qualité des produits alimentaires rendent extrêmement prudents les agriculteurs. Accueillir sur son exploitation permet d'échanger sur ces questions que partagent producteurs et consommateurs, en tout premier lieu parce que les producteurs sont également des consommateurs. Par ailleurs, chacun recherche le contact social ; les observations menées lors des visites à la ferme sont particulièrement révélatrices à ce sujet : le dialogue s'installe rapidement, sans difficulté, et les protagonistes de cette rencontre abordent un grand nombre de sujets et comparent leurs expériences, rejoignant ainsi l'idée que "peut-être n'y a-t-il pas de groupe social sans ce rapport indirect à son être propre à travers une représentation de soi-même" (Ricoeur, 1986 : 230). Les sollicitations dont nous avons été l'objet au sein des coopératives de la zone beaufort montrent que les touristes sont demandeurs de contacts, d'explications, d'échanges. Selon Cerclet, "l'homme développe une relation de type herméneutique avec son environnement. Il interprète constamment la réalité qui l'entoure pour s'y adapter ou pour la transformer" (1998 :12), mais pour cet exercice, il fait appel à une médiation : seul, il n'est pas toujours en mesure d'interpréter son environnement. La place de la parole de l'homme est essentielle dans ces rencontres. Pour autant, les producteurs disent qu'ils ne sont "pas toujours capables de parler aux touristes : on discute entre nous pour savoir comment les autres font ; on montre les gestes de la fabrication, on essaye d'expliquer, mais ce n'est pas évident." Philippe Mairot, lors d'un colloque consacré aux liens entre patrimoine ethnologique et tourisme à travers des circuits culturels, soulignait l'importance de la parole du guide, "ce par quoi le paysage advient comme objet crypté, à décoder. Herméneute du paysage, il donne à voir ce que l'on ne voit pas, il fait percevoir les sédiments du passé et les traces du travail des hommes : la parole du guide libère la vérité du monde construit" (1988 : 37). C'est pour cela que certains producteurs fermiers de la vallée de Thônes travaillent aujourd'hui conjointement avec un guide, qui conduit les touristes de la vallée à l'alpage en été et qui accompagne des randonnées dont les exploitations sont un lieu de passage. Une expérience195 a été menée en Chautagne, région viticole de Savoie, à l'occasion de portes-ouvertes dans une coopérative de vin. Un guide emmenait des visiteurs dans les vignes et proposait une lecture de paysage. Le viticulteur assistait à cette présentation et apportait de son côté des informations techniques et pratiques sur l'activité de la coopérative. Celui-ci a pris conscience de l'étendue du discours possible sur l'activité viti-vinicole et de son inscription dans le territoire. Cette expérience est intéressante car elle montre bien l'importance de la prise de distance dans le discours et de la place de la médiation. Les producteurs et les touristes privilégient les échanges mais ne sont pas à la recherche de discours construits, reproductibles, ou dialogues conventionnels. En ce sens, l'agro-tourisme apparaît comme un prétexte pour les acteurs d'entrer en contact et confronter leurs points de vue. Les uns et les autres acceptent de jouer le jeu même si chacun est conscient de la mise en scène du lieu et du récit : la qualité de la rencontre ne repose pas sur la véracité de l'énonciation mais sur la richesse des échanges. Ces lieux aménagés sont des dispositifs de confrontation et de construction d'un bien commun, le patrimoine, par essence interrelationnel, et renforcent l'idée d'une expérience interculturelle que partagent producteurs et consommateurs. André Micoud souligne que "l'on connaît mieux notre tradition, comme élément constitutif de notre identité, lorsque c'est un autre qui nous questionne sur elle" (1998 : 93).

Les marques agro-touristiques proposant un réseau de promotion pour les agriculteurs dans les Alpes du Nord sont les Gîtes de France, Bienvenue à la ferme et Accueil Paysan. La marque Gîtes de France est très bien implantée, Bienvenue à la ferme se développe. Pour exemple, la marque Bienvenue à la ferme appartient à l'Assemblée Permanente des Chambres d'Agriculture (APCA) et propose neuf formules : "Ferme auberge", "Ferme équestre", "Ferme de séjour", "Camping en ferme d'accueil", "Goûter à la ferme", "Produits de la ferme", "Chasse", "Ferme de découverte" et "Ferme pédagogique".

Ces différentes marques proposent des guides, plaquettes d'appel, des opérations promotionnelles, une signalétique particulière. Cependant, les agriculteurs qui adhèrent à l'une ou l'autre de ces structures ne s'insèrent pas pour autant dans une stratégie à l'échelle départementale (ou interdépartementale) de développement de l'agro-tourisme. En fait, il n'existe pas de réelle cohérence entre ces initiatives. La réflexion agro-touristique est menée à l'échelle de l'exploitation. On peut ainsi dire que les actions de mise en valeur se font "au coup par coup", voire "à la carte". Toutefois, cette situation n'est pas peut-être pas préjudiciable à la réussite des projets : en effet, les "consommateurs" potentiels de ces produits touristiques ont évolué dans leurs attentes et leurs demandes, ils sont plus versatiles et recherchent leur accomplissement personnel. Selon la COFREMCA, "on voit ainsi se développer une forte attente de "réponse à la carte", qui permettent à l'autonomie individuelle de jouer"196. Il s'agit de personnaliser les produits et les services proposés. Pour une majorité des agriculteurs, l'agro-tourisme demeure une activité secondaire, qui ne doit pas prendre le pas sur l'activité agricole stricto sensu.

Par ailleurs, il existe d'autres types d'actions de valorisation, notamment les centres d'interprétation auxquels les producteurs participent activement. En Haute-Savoie, trois centres sont en cours de réalisation ou ont vu le jour très récemment. La difficulté principale pour construire et mener à bien ce type de projet est d'arriver à articuler différentes compétences tout en faisant participer les populations locales et en se donnant les moyens de prendre de la distance par rapport au terrain. Mais, on s'aperçoit, qu'aujourd'hui, l'atout de ces projets, c'est d'avoir privilégié la rencontre entre des gens du lieu et les publics. La COFREMCA avait souligné en 1993 qu'un des éléments négatifs de l'offre touristique dans les Alpes du Nord résidait dans "des événements parfois trop "fabriqués", ne reposant pas suffisamment sur une volonté de convivialité et d'échanges réels, et aboutissant à un enfermement des locaux-acteurs et des touristes-spectateurs dans leurs rôles respectifs, sans générer des potentiels de communication". Le développement de l'agro-tourisme et la réappropriation de certaines initiatives par les acteurs locaux permettent de résoudre cette difficulté.

Notes
194.

La qualification de ces activités touristiques est d'ailleurs confuse puisque l'on trouve divers termes pour une même activité : tourisme doux, tourisme culturel, tourisme vert, agro-tourisme, etc.

195.

Michel Dietlin, communication personnelle.

196.

Pour un repositionnement de l'offre tourisme - loisirs des Alpes françaises, COFREMCA, p. 22.