5.4.1. Trois conceptions vernaculaires de l'authenticité du beaufort

5.4.1.1. L'authenticité allant de soi

Au sein du système de production du beaufort, on distingue principalement trois catégories vernaculaires aux frontières perméables, qui ont présidé à la mise en place des règles collectives. Selon que l'on se place du côté du producteur de lait, du technicien ou du responsable interprofessionnel, les arguments sur l'authenticité sont divergents. Les producteurs mettent en avant des éléments de leur quotidien pour définir l'authenticité : "les cloches, les cornes, les races bovines, c'est du patrimoine, ce sont les anciens qui ont créé le produit. Ce n'est pas du folklore, ceci a un sens et ne nuit pas, on maintient bien d'autres choses, alors pourquoi pas ça ?" ; un fromager ajoute que c'est "le produit qui l'oblige à aller dans le sens du beaufort", comme si, intrinsèquement, il n'existait qu'une façon de fabriquer le fromage. L'idée du "respect d'une tradition" est récurrente dans leurs propos, c'est-à-dire un sens qui s'exprime dans le lien au passé, à un passé proche dont ils ont été les acteurs, les constructeurs, les promoteurs. Le désir de respecter la tradition va jusqu’à remettre en cause le décret de 1986, limitant les races animales autorisées pour la transformation fromagère à la race tarentaise et la race abondance198. Le statut de la race abondance, suite au croisement interrompu avec la race holstein, est ambigu : elle est autorisée mais jamais on ne la met en valeur199. Revendiquant la primauté d'une "race pure", non croisée, et rejetant l'augmentation de la productivité laitière, les éleveurs considèrent que le schéma de sélection de l'abondance ne correspond pas au système traditionnel du beaufort. Dans le même registre, l'inalpage demeure un élément clé de la production : la transhumance estivale organise l'année agricole et confère un sens fort aux pratiques des éleveurs, d'autant plus qu'elle est également reconnue et valorisée par les consommateurs. Les producteurs de beaufort, livreurs de lait ou transformateurs à la ferme, insistent sur l'origine de leurs savoirs et savoir-faire liés aux spécificités du système agro-pastoral ; les modalités d'apprentissage elles-mêmes sont partie prenante de l'identité des éleveurs, l'acquisition des connaissances et des actes traditionnels efficaces est aussi l'occasion de transmettre des valeurs, des prescriptions sociales (Sigaut 1991). Les techniciens de l'Union des Producteurs de beaufort insistent sur l'importance de former eux-mêmes les nouveaux fromagers : les différentes écoles savoyardes de fromagerie ont toutes disparues aujourd'hui. Les écoles d'industries laitières ont pour vocation d'apporter un enseignement général sur la transformation fromagère et sur les produits génériques (pâtes molles, pâtes cuites, pâtes pressées, etc.). Le responsable du service technique de l'UPB reconnaît que "les jeunes ingénieurs qui sont embauchés pour devenir fromagers n'ont pas de pratique mais sont très techniques : ils sont capables de voir leurs erreurs et de les rectifier, mais, la première année, il faut tout construire. Par contre, les jeunes qui ont un peu de pratique, qui sont issus d'une famille de fromager, ont la notion du fromage, ils ont ce plus du fromager, mais ils auront plus de mal à corriger leurs erreurs". La transmission des savoirs et savoir-faire est l'occasion d'un suivi régulier par des professionnels, elle se fait parfois sous la forme d'un parrainage avec un ancien fromager. Le temps d'apprentissage des actes traditionnels efficaces correspond aussi à une phase d'assimilation des valeurs du métier de fromager. L'authenticité correspondrait dans ce cas à un attachement fort à une culture professionnelle fondée sur des modes d'acquisition des savoirs considérés comme plus légitimes.

Les agriculteurs de la zone beaufort, habitués à fréquenter les usagers de la montagne car la pluri-activité - permanente ou saisonnière - est courante, rappellent l'importance de la relation aux consommateurs, de l'image qui leur est proposée, dans une région très touristique. Il s'agit de montrer, d'exposer un système de production non altéré, non dénaturé, conforme aux origines qu'il invoque. Dans cette perspective, le système de production fait foi par lui-même du caractère authentique du beaufort ; on rejoint ici l'étymologie grecque du terme "authentique", signifiant "qui agit de sa propre autorité". D'ailleurs, les agriculteurs ont une perception de l'appellation d'origine contrôlée distincte de celle des responsables interprofessionnels, qui considèrent l'appellation comme une protection juridique du beaufort contre les copies. Selon les éleveurs de la zone beaufort, la traditionnalité et la patrimonialité du fromage ne se décrètent pas, elles existent par elles-mêmes : d'ailleurs, ils ne se reconnaissent pas dans l'image du système de production qui est donné à voir aux touristes par les responsables professionnels. Toutefois, la multiplication des contacts entre touristes et agriculteurs, du fait du développement de l'agro-tourisme, semble produire une forme de patrimonialisation marchande : en effet, des acteurs du beaufort soulignent l'importance de mettre en valeur certains symboles parce qu’ils feraient sens pour les consommateurs - usagers.

Notes
198.

On pourra se reporter à ce sujet à l'exemple développé sur le schéma de sélection entamé par l'UPRA abondance pour un croisement avec la holstein et abandonné avant son terme.

199.

La race abondance apparaît très peu dans les expositions des coopératives, à l'inverse de la vache tarentaise.