5.4.1.2. Authenticité et Qualité

Les agriculteurs sont en contact avec de nombreux organismes techniques, du contrôle laitier au centre de gestion, en passant par les techniciens de l'insémination artificielle et les techniciens dépendant des chambres d'agriculture. L'authenticité est une notion qui est aussi mobilisée par tous ces techniciens, mais dans un sens très différent. Pour eux, un produit authentique correspondrait d'une part à un fromage respectant le décret d'application, comme règle collective, et d'autre part à la mise en place d'une traçablité du produit, du lait à l'assiette du consommateur. Revenons sur l'élaboration du règlement technique de l'appellation : ce texte fixe les modalités d'alimentation des animaux, les conditions de traite, les modes de fabrication, d'affinage et de commercialisation et précise le barème de notation. On s'aperçoit que les techniciens expriment une vision de la qualité fondée sur le "zéro défaut". Dans ce cas, "authenticité" et "qualité" s’entrecroisent, l'un et l'autre s'inscrivant dans une recherche d'esthétisation du produit : l'aspect extérieur du fromage occupe une place importante dans le barème de notation. En outre, l'authenticité repose également sur la reproductibilité et la régularité du fromage : les moyens financiers et techniques mis en oeuvre dans le cas de l'abondance et du reblochon pour la recherche d'un souchier de ferments spécifiques soulignent l'importance accordée à la maîtrise de la qualité. Jacques Bonniel estime que "les techniciens voudraient que les [producteurs] se comportent efficacement et que leurs pratiques passent par une rationalité technique et économique (...). Maîtriser, raisonner, contrôler, ce sont bien ces trois notions qu’il faudrait retenir pour résumer les thèmes récurrents du discours scientifico-technique, que l’on cherche à faire intégrer par les [producteurs]", (1986 : 29). Ce décalage de perception a conduit les responsables interprofessionnels du beaufort à créer un service technique de conseil sur exploitations et d'appui en fromageries propre au syndicat. Depuis les années soixante-dix, le laboratoire de l'Union des producteurs de beaufort a permis de renouveler les relations entre producteurs et techniciens. La démarche consiste à écouter les praticiens, à respecter leurs savoirs et savoir-faire et à apporter des conseils tout en tenant compte de leurs méthodes de travail. Mettre en valeur l'authenticité octroie du sens parce que cela contraint les hommes à repenser leur passé, à le rendre signifiant au travers de pratiques et d'objets anciens. Les coopératives qui fabriquent du beaufort privilégient la flore naturelle du lait et la flore ambiante des ateliers de transformation à l'utilisation de ferments exogènes, comme c'est le cas pour d'autres productions AOC. La fabrication de la présure naturelle sur recuite requiert beaucoup d'expérience et de savoir-faire et les techniciens de l'Union des producteurs de beaufort (UPB) insistent sur le fait que "l'utilisation de désinfectants est un véritable problème" car elle fait disparaître tout type de flore, "bonne et mauvaise". Cette situation a conduit le syndicat de défense du beaufort à envisager dans le prochain décret d'application - en cours de révision en 1999 - une limitation de l'usage de désinfectants200. Les techniciens du beaufort soulignent à quel point il est important de "faire du local". Que signifie faire du local ? C’est le choix de constituer un service technique interne et personnalisé pour les producteurs de beaufort, qu’ils financent eux-mêmes, afin de répondre à leurs attentes vis à vis de l’interprétation des réglementations générales et de leur adaptation aux spécificités de la montagne. Ils estiment en effet qu’il est préférable d'avoir des techniciens impliqués, concernés, disponibles, et qui intègrent la conception de l'agriculture de montagne que défend le syndicat. Il s'agit de privilégier les ressources locales, telles que les races bovines, les pâtures, la flore microbienne et les hommes. En outre, ces choix s'accompagnent de discours d'une part sur l'intérêt de favoriser une cohérence du système de production entre l'image à donner aux touristes et les contraintes techniques, et d'autre part sur l'attachement à maintenir une forme de diversité, voire de biodiversité. Le maintien de la biodiversité passerait par celui d'une diversité des exploitations, avec des troupeaux de différentes tailles, pâturant des prairies diversifiées, et par le maintien de la "flore naturelle" (naturelle mais maintenue par les hommes) des coopératives, qui favorise la richesse de la composition des laits. Ces formes de gestion, relevant de savoir-faire spécifiques, sont significatives des relations que les hommes entretiennent avec le vivant. L'authenticité naît de l'ancrage territorial du produit, c'est-à-dire de l'agencement d'éléments censés établir des liens entre le passé et le présent et dans l'espace. Mais cette production sociale d'authenticité engendre elle-même une valeur puisqu'elle donne du sens aux actes et aux choix des acteurs.

Notes
200.

Dans L'écho du beaufort de mars 2000, le service technique de l'UPB titre : "Laver la machine et laisser vivre le lait". L'article incite les producteurs de lait à utiliser modérément les désinfectants "afin que le formage puisse s'acidifier quelques heures après la fin de la fabrication" et souligne que, "à l'extrême, les produits désinfectants sont tellement efficaces qu'il est possible de mal laver sa machine à traire et de satisfaire aux normes réglementaires, [mais dans ce cas] le lait obtenu est difficilement transformable en beaufort."