5.4.2.1. L'exposition publique de l'authenticité : vecteur patrimonial et facteur d'emblématisation

La construction de l'authenticité s'accompagne d'une emblématisation d'objets et de pratiques, au détriment d'autres, laissés de côté, souvent parce qu’on les considère comme difficiles à interpréter ou à s'approprier d'un point de vue patrimonial. Philippe Mustar, qui a retracé l'histoire du partenariat INRA - Beaufort, note que "l'INRA est bien au coeur du processus de relance du beaufort", mais que pourtant son rôle n'est pas reconnu localement. Il ajoute : "l'argument de vente du beaufort met en avant la tradition, la nature, le terroir... Dire ou avouer que le beaufort que l'on trouve chez nos fromagers est un produit de haute technologie serait largement contre-productif" (1996 : 107). Ainsi les objets exposés ne sont-ils pas le tranche-caillé mécanique mais un bâton d'épicéa dont on laisse dépasser plusieurs branches coupées à quelques centimètres, instrument qui servait autrefois à découper le caillé et auquel les producteurs fermiers d'abondance – où il était également utilisé – associent le goût de noisette du fromage. De même n'expose-t-on pas les machines à traire mobiles ou les cloches de soutirage sous vide de la fabrication du beaufort. Ces objets contemporains ne semblent pas patrimonialisables aujourd'hui, leur valeur culturelle est niée, au profit d'objets anciens et obsolètes que l'on sollicite dans les stratégies de valorisation.

Dans le même registre, les producteurs fermiers de reblochon ne mentionnent jamais l'utilisation de ferments pour la fabrication201, alors que la présure, aujourd'hui présentée dans des bouteilles plastiques banales, est montrée aux visiteurs. Les raisons de cet oubli délibéré relèvent, selon les producteurs eux-mêmes, d'une "incapacité à expliquer le rôle d'un ferment dans la fabrication fromagère". Or, dans les discours auprès des touristes, certains fermiers associent spontanément les ferments à la transformation industrielle, les assimilant parfois à une drogue, à de "la poudre de perlimpinpin". La manière dont ils se représentent les ferments ne leur permet pas de leurs octroyer une dimension patrimoniale. Pourtant, les ferments sont indispensables dans la transformation fromagère : aujourd'hui, ils sont un produit issu d'une sélection de souche microbienne, ils étaient auparavant présents dans les matériaux agricoles, notamment en bois. Pour les producteurs fermiers, les ferments sont un élément exogène, exclu de la patrimonialisation. Ils ne sont pas "bons à penser" car en contradiction avec les catégories naturalistes vernaculaires : associés à une agriculture industrielle et productiviste, les ferments lactiques, selon les producteurs, nient les savoirs et les savoir-faire liés à la gestion du vivant.

La patrimonialisation procède d'une volonté de transmettre un héritage, de prendre en charge la continuité. La transmission des savoirs et savoir-faire a lieu verticalement entre parents et enfants, et horizontalement entre fabricants et usagers de la montagne. Le statut d'objet patrimonial suscite par ailleurs des choix très particuliers et significatifs de la difficulté à gérer la transformation du produit agricole. Plusieurs recherches anthropologiques ont décrit et analysé les rapports qu'entretiennent les hommes avec les animaux domestiques ; dans le cas qui nous intéresse ici, apparaît clairement un conflit de représentation entre les éleveurs savoyards et les techniciens, en particulier les contrôleurs laitiers, à propos de la sélection et des critères d'achat des vaches. Nombreux sont les éleveurs pour lesquels l'esthétique est importante : la vache doit avoir de belles cornes et une belle couleur de robe. L'esthétique et le regard anthropomorphique priment sur les performances laitières de l'animal. Une vache abondance doit être "bien maquillée autour des yeux", et d'une manière générale les vaches doivent avoir "du charme, être vrai belles". Les cornes sont l'objet d'une attention particulière : un grand nombre d'éleveurs utilisent encore des guide- cornes202. Si la vache abondance est reléguée au second plan dans les stratégies de valorisation du beaufort, c'est au profit de la vache tarentaise, objet de toutes les attentions. Ainsi, on peut lire sur les panneaux dans les coopératives que "le beaufort et la vache tarentaise sont les fruits séculaires du système agro-pastoral qui a construit la beauté des paysages et l'organisation de la vie des hommes. Cette race tarentaise et tout l'héritage du savoir-faire représentent un patrimoine authentique dont la vitalité est le garant de l'avenir". Une large page est consacrée à cette race et la vache abondance est reléguée en bas de page, avec une petite photographie : un texte court explique que "le beaufort peut également être fabriqué à partir du lait de vache de race abondance, autre race montagnarde rustique bien adaptée aux difficultés des pâturages de haute altitude et donnant du lait de très bonne qualité fromagère." Sa place est largement discutée au sein du système de production, certains estimant que "les tergiversations de l'UPRA abondance dans les soixante-dix ne permettent pas aujourd'hui de véritablement connaître sa généalogie" et jugent "qu'elle a du coup perdu son originalité et sa rusticité par le croisement avec la race holstein." Mais comme le soulignait Bernadette Lizet, "tout à la fois médiateurs historiques et jardiniers des milieux qu'ils maintiennent ouverts, les grands herbivores domestiques appartiennent toujours à la catégorie des races « rustiques » marginalisées par le développement agricole" (1991 : 178).

Ces animaux jouent un rôle essentiel dans la vie matérielle, sociale et culturelle de ceux qui les élèvent. Digard précisait qu'ils représentent "une valeur certes « utilitaire » (alimentaire, vestimentaire, pour le transport et le travail, etc.), mais aussi une valeur de stockage (troupeau comme réserve) et d’accumulation (prestige), une valeur d’échange (pour les alliances matrimoniales et politiques), une valeur rituelle (sacrifices)" (1990 : 75). Le regard que les éleveurs de montagne portent sur leurs animaux est à la fois empreint de fierté et protecteur : les discours rapportés n'en sont qu'une preuve supplémentaire, à tel point que l'attention dont ces animaux sont l'objet conduit dans nombre de sociétés à un véritable « fétichisme du bétail » (Bonte 1975).

Ces éléments, loin d'être accessoires, sont partie prenante dans l'identité et dans les processus de légitimation locale des éleveurs, comme le montre le choix de la coopérative de Lanslebourg, en Haute-Maurienne, de revaloriser de 2 centimes le prix du lait issu de troupeau dont l'ensemble des vaches possèdent encore leurs cornes. En effet, le conseil d'administration estime que c'est aux hommes à s'adapter à l'animal, et que si les vaches sont pourvues naturellement de cornes, elles ne doivent pas être écornées. En outre, cette mesure se justifie également par la présence d'alpages dans le Parc de la Vanoise, où se promènent de nombreux touristes : selon le responsable de la coopérative, "c'est une question de tradition, d'image et de vérité auprès des consommateurs". Les choix touristiques s'emboîtent dans les orientations agricoles. Du coup, des éléments issus du cadre agricole deviennent des emblèmes à l'attention des touristes. C'est le cas des vaches, tarentaise en beaufort, abondance en abondance et en reblochon : caricaturées, "anthromorphisées", sur-valorisées, ces vaches sont des objets médiateurs. Dans le même registre, les cloches ont pris une place importante dans la construction patrimoniale. Bernadette Lizet soulignait, à propos de l'usage des cloches dans le système fromager abondance (Chablais), que "cette construction culturelle d'un objet commun entre les nouveaux habitants saisonniers et les héritiers du système historique de l'alpagisme privilégie certains éléments matériels de la vie domestique traditionnelle, singulièrement liés aux vaches, qu'elle transforme en motifs symboliques, véritables marqueurs paysagers, visuels et sonores" (1998 : 46). Les objets ainsi mis en perspective dans leur lien au passé doivent donner un sens au présent et marquer le caractère authentique à la fois du discours proposé par l'agriculteur et de ses modes de fabrication actuels.

Notes
201.

Les ferments utilisés sont des yaourts d'une marque commune en grande surface. En janvier 1998, le syndicat interprofessionnel du reblochon a mis en place un nouveau ferment, dit "spécifique", produit par le service technique, et qui est vendu aux producteurs ne souhaitant plus utiliser de yaourts. Toutefois, les fermiers ne le mentionnent pas non plus aux visiteurs.

202.

Les guides-cornes permettent aux éleveurs d'orienter la pousse des cornes dans le sens qu'ils désirent.