5.4.2.2. La valeur marchande du patrimoine

Le culturel n'est pas à côté de l'économique, ils s'imbriquent l'un dans l'autre. Questionner la production de la valeur marchande du patrimoine met en lumière l'enchevêtrement des dimensions d'un fromage, dimensions qui s'auto-alimentent entre elles.

La réflexion menée par les responsables professionnels dans le cadre de la valorisation en coopérative renforce le sens du bien collectif car les éléments qui étaient individuels, privés, domestiques, prennent un sens pour la communauté contemporaine utilisatrice, c'est-à-dire à la fois la communauté agricole et des individus ne relevant pas de l'univers de la production, ni du local, tels que les touristes. De même, les producteurs fermiers et laitiers qui proposent un accueil à la ferme s'inscrivent dans cette perspective : les touristes agencent ce qui leur est dit et montré dans leur propre système de représentations. Ainsi, la valeur culturelle engendrée par la recherche d'authenticité légitime un métier, valorise une culture professionnelle et permet à un ensemble d'individus, qui ne sont pas exclusivement agriculteurs, ni locaux, d'adhérer à ce projet collectif. Ces nouveaux acteurs se reconnaissent dans les éléments patrimoniaux présentés et peuvent mettre à l'épreuve leur identité au contact de la communauté agricole. La valeur marchande, c'est-à-dire le prix que l'on est prêt à payer (pour un produit non vital), qui est produite par la valeur culturelle, justifie du même coup la dimension patrimoniale du fromage. Notons par ailleurs qu'au sein des systèmes de production abondance, beaufort et reblochon une forme de catégorisation endogène est née. En effet, les entretiens montrent que les producteurs distinguent ceux qui présentent "l'image qui fait vendre" de ceux qui ont une approche trop productiviste, donc " à cacher". Cette discrimination semble être intériorisée par ces mêmes producteurs, notamment les producteurs de lait de l'avant-pays savoyard. Les différents thèmes abordés avec eux sont significatifs des relations dans la production : les producteurs fermiers des vallées traditionnelles (Vallée d'Abondance, Vallée de Thônes) ont encore souvent un taureau même s'ils font appel à l'insémination artificielle ; les producteurs de l'avant-pays estiment "qu'avoir un taureau, c'est du petit boulot. Mais en utilisant l'insémination, on se sent éleveur, au contraire même, on voit loin, on est en avance". L'identité de l'éleveur ne passe pas par les mêmes critères. Toutefois, les laitiers ont intégré l'idée qu'ils "ne montrent pas l'image qui fait vendre", même s'ils disent ne pas comprendre leur place au sein du système : "nous, on a du lait propre, indemne de tout, comme le veut l'Europe, et on [syndicats de défense AOC] nous critique en disant qu'on travaille salement". Entre un contexte de normalisation, où le souci hygiéniste est fort, et les stratégies des syndicats AOC, certaines catégories d'acteurs ne savent pas comment se positionner, étant "mouton noir" d'un côté et répondant aux exigences européennes de l'autre. On le voit bien, il s'est inséré une forme de consensus sur ce qui est patrimonial et marchand et ce qui ne l'est pas.

En outre, nous avons mené des enquêtes auprès de touristes sortant d'une visite d'une heure au moins dans une coopérative de la zone beaufort. Elles ont révélé que la dimension patrimoniale du beaufort est associée aux alpages, à la montagne, parfois à la haute-montagne, à l'idée d'un produit "pur et sain". Or, même si le "beaufort d'été" représente 41% de la production, le "beaufort chalet d'alpage", correspondant aux représentations évoquées par les visiteurs, ne représente quant à lui que 6 %. Finalement, on peut se demander à qui appartient le patrimoine et qui le construit. Selon André Micoud, "le patrimoine n'a de valeur durable que pour autant qu'il transcende les définitions particulières, que pour autant que l'ensemble des choses et des valeurs qu'il subsume a la propriété de renvoyer à une entité symbolique laquelle, parce qu'elle est inappropriable par personne, peut être appropriée par tout un chacun comme sienne... et comme nourrissant son propre travail de définition identitaire" (1998 : 92). La démarche du beaufort a permis d'aboutir à une appropriation publique, avec des acteurs qui ne sont pas directement impliqués dans le système. Toutefois, il apparaît nettement qu'entre une visite en coopérative et un accueil à la ferme, il ne passe pas la même chose entre les personnes présentes : contrairement à celui-ci, les coopératives ne font pas passer de valeur sociale. Le producteur, par son discours et les échanges, produit du sens. Dans l'échange économique, on échange de la valeur, marchande, mais aussi symbolique, culturelle, sociale, etc. L'acte marchand est un prétexte à s'enrichir mutuellement : c'est ce qu'on retrouve dans les visites à la ferme ou aux journées portes-ouvertes à Saint Sorlin d'Arve : il se crée une connivence entre acheteur et vendeur. Ils construisent ensemble des valeurs partagées. C'est cela que l'on appelle patrimoine, c'est ce qui permet de penser les liens entre les temps, entre les espaces et entre les hommes. La patrimonialisation correspond d'une façon moderne de prendre en charge la continuité et la pérennité des objets patrimoniaux dépend également de leur inscription dans la sphère marchande. Rautenberg soulignait à ce propos "qu'à l'origine des produits et des paysages, il y a les savoirs des hommes qui sont probablement, en termes économiques, le patrimoine le plus stratégique"(1998b : 86).

Entre la mise en valeur collective et l'accueil à la ferme, il s'agit bien de deux stratégies différentes et l'une ne peut se substituer à l'autre, ces deux stratégies ont leur place dans la communication. Toutefois, il arrive un point où elles sont en contradiction, où ce qu'elles présentent relève de deux registres différents, où il n'y a pas de renvoi de l'un à l'autre : une image marketing vaut le temps de la campagne alors que l'accueil à la ferme construit une image, sur le long terme, directement avec les touristes.

A partir du moment où l'on parle d'authenticité, on ne peut occulter l'idée d'une inauthenticité, en particulier lorsque le "vrai" et le "faux" se nourrissent réciproquement : en effet, les touristes perçoivent très bien la mise en scène organisée dans les salles de visite ou certains leitmotivs dans les récits des producteurs pour faire passer leurs messages. De même ne sont-ils pas dupes du caractère re-construit ou ré-inventé de certaines manifestations, telles que la journée des alpages ou les fêtes au moment de la descente des pâturages d'estive. Brown analyse ces phénomènes qu'il nomme des faux authentiques, c'est-à-dire "des lieux, des objets, des situations, qui, bien qu'étant faux, reconstitués, (...) suscitent des émotions profondes et authentiques" (1999 : 42), qui n'entravent pas la production d'une valeur marchande du patrimoine. Peut-être même participent-t-ils à l'activité intellectuelle d'agencement des différents éléments temporels et spatiaux du processus de patrimonialisation : ainsi, selon Brown, "le concept du tourisme comme la poursuite d'une authenticité mise en scène a certes du poids mais il est incomplet. Le touriste recherche également l'authentique soi. (...) De là le fait que le touriste ouvertement hédoniste soit aussi sujet à la dialectique authentique / inauthentique. Un authentique plaisir peut être pour lui l'inauthenticité même d'une attraction touristique. La vue de jeans et de basket dépassant du costume "traditionnel" renforce son idée qu'il participe à un jeu : la vie vue comme un carnaval, comme un cirque – peu importe que ce soit joué pourvu que ce le soit bien. (...) Nous avons ici un autre exemple de faux authentique dans lequel le touriste déniche l'inauthentique autre à la recherche de son authentique soi" (1999 : 47).

Les productions fromagères des Alpes du Nord, et tous les objets qui leur sont attachés, ont changé de statut : les processus de patrimonialisation agissent comme une réévaluation de leurs multiples significations et de leurs valeurs. Ces objets sont directement liés aux hommes, symboles de leurs pensées. Dépassant la dimension individuelle, ils deviennent des oeuvres collectives et "rendent compte de la culture non pas telle qu'elle a été mais telle qu'elle est. Effectivement, l'objet du passé ou d'une autre société n'a pas de sens en lui-même. C'est la société utilisatrice qui le charge de signification qui vont collaborer à son édification. Il s'agit là d'élaborer des projets de société et de les construire dans l'intersubjectivité des membres de la société" (Cerclet, 1998 : 15). Quelle que soit la véracité d'un énoncé ou l'authenticité d'un objet, ils témoignent d'une culture, de ses lacunes, de ses oublis, de ses stéréotypes et de ses idéaux. La valeur marchande que leur octroient les touristes repose ainsi non sur des critères fixes, rigides, explicites et codifiés, mais sur le sens et l'émotion qu'ils dégagent, sur la compréhension des identités de chacun.