5.4.2.3. Entre choix agricoles et choix touristiques : une ambiguïté patrimoniale

Depuis le début de l'analyse, nous avons développé plusieurs idées soulignant la place et l'autorité de l'énonciateur dans la légitimité et la véracité des discours, les liens entre "authentique" et "inauthentique", la réinvention de traditions, la construction patrimoniale par la sélection d'éléments significatifs au détriment d'autres et surtout insistant sur la pluralité et l'hétérogénéité des acteurs impliqués dans les processus de patrimonialisation.

Dans la partie consacrée à l'impact de l'appellation d'origine contrôlée dans ces processus, nous avons montré comment le patrimoine était convoqué pour reconstruire l'unité entre tradition et modernité, entre technique et vivant. Dans la partie suivante, nous avons orienté notre réflexion sur le rôle de lieux de médiation dans la construction patrimoniale, considérant ainsi les touristes comme des acteurs à part entière de ce processus. De ces analyses ressort une certaine confusion sur les finalités réelles des professionnels agricoles, qu'ils soient responsables de syndicats, producteurs fermiers ou producteurs laitiers.

L'ensemble des analyses jusque là tend à laisser ambigus certains choix : qu'est-ce qui relève du registre agricole ? Qu'est-ce qui relève du registre touristique ? Cette ambiguïté existe, il est difficile de distinguer clairement ce qui a guidé certaines orientations.

Les entretiens et les observations vont dans ce sens et plusieurs exemples illustrent cette idée. Tout d'abord, dans le cadre d'une opération pilotée par l'Institut de l'Elevage du département de la Savoie et intitulée Beaufort Elevage Plus, une étude préalable a été menée auprès des éleveurs de la zone beaufort sur différents thèmes, tels que les coopératives laitières, les races animales, l'insémination artificielle, le contrôle laitier et l'autonomie fourragère. Le rapport indique que "la Tarentaise est très souvent évoquée. Elle apparaît sans doute comme la race "typique" de la zone. L'identification se fait plus autour d'elle. C'est d'ailleurs lié à l'image proposée à l'extérieur" et l'auteur rapporte les propos de plusieurs éleveurs, à chaque fois identiques ; selon l'un d'entre eux, au sujet de la présence des vaches tarentaises en alpage, "comme ça, les touristes, n'importe qui, ils viennent. Ils voient les troupeaux de tarentaise, c'est joli". Dans le même sens, des producteurs fermiers et laitiers des zones abondance et reblochon sont attachés à la race abondance :

‘"L'AOC est une bonne chose, ça maintient un prix du lait, ça protège le produit, c'est normal qu'on interdise les noires [les vaches de race Holstein]. Elles font certainement plus de lait mais moins riche. Avec l'AOC, au moins on ne fait pas n'importe quoi n'importe où. C'est bien de garder une spécificité régionale" (...) "le cahier des charges n'est pas assez contrôlé, pas assez respecté et pas assez strict. Il est indispensable pour que le produit se maintienne, mais il faudrait supprimer la montbéliarde. L'abondance est une race rustique, et on garde les cornes pour le charme, avec des grosses cloches à la montée et à la descente de l'alpage, et c'est utile pour aller chercher les vaches dans les bois et dans le brouillard, c'est important d'avoir des abondances parce qu'il faut jouer le jeu et défendre le produit et une région, notamment par l'entretien de l'espace. Ces choix ont un coût mais on s'y retrouve après".’

Un producteur de lait, qui s'est orienté dans l'accueil à la ferme, explique qu'il ne donne plus d'aliments concentrés mais des céréales concassées qu'il produit sur son exploitation et qu'il est en train de changer la composition de son troupeau de montbéliardes à abondance : il argumente ses choix par le fait qu'il se sent responsable de l'image du fromage et "l'abondance colle au produit".

A la lecture de ces extraits d'entretiens, la production de récits sur les objets et sur les gestes articule plusieurs cadres de références, destinée à la communauté à laquelle appartient l'énonciateur mais également à l'attention d'un autre. Cerclet écrivait que l'acquisition du langage a pour effet de nous introduire au sein d'une communauté de paroles et donc de pensées et d'actions : "penser, agir et prononcer des paroles ne se rapportent qu'à la présence d'un autre. On ne peut penser sans mot et le langage est le véritable lieu de l'intersubjectivité. Parce qu'il est par nature collectif et non pas privé" (1998 : 14). L'élaboration de ces discours prend en considération la nécessité de médiation et d'intelligibilité pour des individus n'appartenant pas à la communauté en question ; il s'agit en quelque sorte de trouver un langage véhiculaire pour d'une part se reconnaître entre soi et d'autre part se comprendre entre "nous" et "eux".

D'une manière générale, on peut penser qu'au moment de la relance et de la protection des fromages abondance, beaufort et reblochon, les responsables professionnels ont basé la limitation des races animales sur des critères techniques et culturels. La justification touristique n'était que peu présente, même si elle était sans doute latente. Ce n'est que parallèlement au développement de ces fromages et de l'engouement pour les produits de terroir que l'impact touristique a été pris en compte localement. On s'aperçoit que les différents registres s'entrecroisent, ce qui entraîne une certaine confusion. Pour les producteurs eux-mêmes, la distinction n'est pas nette. Le choix de la coopérative de Lanslebourg de majorer le prix du lait au kg de 2 centimes pour les troupeaux dont l'ensemble des vaches ont des cornes repose d'une part sur une volonté de limiter les stabulations libres, révélateur d'une forme de productivisme et où l'écornage devient indispensable, et d'autre part de protéger l'identité de l'animal. Enfin, lors d'une journée en alpage dans la vallée de la Tarentaise, nous avions rencontré des vachers, responsables de la conduite des troupeaux et de la traite, qui ont évoqué leurs conditions de travail. Les machines à traire mobiles ne sont pas toutes équipées d'une estrade où montent les vaches pour être traites. Ainsi, les jours de fortes pluies, certaines ont des mamelles sales et pleines de boue. Un des vachers indique alors qu'il "irait se cacher si des touristes étaient là à ce moment-là", craignant d'être considéré comme un travailleur sale et répercutant du coup une image peu attrayante du beaufort. On retrouve ce sentiment de responsabilité chez les producteurs fermiers et laitiers qui proposent un accueil à la ferme. D'après plusieurs d'entre eux, ils ont la charge de faire connaître, de faire découvrir, d'expliquer ce qu'est leur fromage, leur mode de vie, en quoi le produit s'inscrit dans un système de production spécifique, en quoi il en est le résultat. Les producteurs qui proposent un accueil estiment que "c'est dans l'intérêt général du fromage [abondance ou reblochon]" (...) "l'accueil prend du temps, il faut être disponible, mais on se fait plaisir à expliquer si les personnes sont intéressées". Un producteur de reblochon souligne : "on a une appellation, on a beaucoup de tourisme, en été et en hiver, on est dans une région de montagne, il faut être responsable, il faut donner une image véritable. La race abondance, c'est la race d'ici, même si la montbéliarde ou la noire produisent plus." Le lien est fait entre agriculture et tourisme.

La reconnaissance d'un autre choix d'agriculture procède de l'obtention de l'appellation d'origine contrôlée (reconnaissance institutionnelle), de l'engagement des agriculteurs dans cette démarche (reconnaissance locale) et de l'intérêt porté à ce choix par différents organismes agricoles (reconnaissance professionnelle). Cette évolution nécessite de réfléchir aux éléments qui font sens pour les acteurs impliqués, tant producteurs que techniciens. La confrontation et l'articulation des différentes perceptions de l'authenticité, sous-tendant des logiques d'actions spécifiques, contribuent à la construction sociale du fromage beaufort et le poids de la patrimonialisation stimule la mise en valeur de l'authenticité. La justification de la préservation et de la valorisation des pratiques traditionnelles par les responsables professionnels est parfois ambiguë : il existe une ambivalence dans les choix qui sont faits entre ce qui relève de la communication et de la promotion auprès des usagers de la montagne, potentiels consommateurs du fromage, et ce qui relève de l'identité même du système agro-pastoral. L'enchevêtrement de ces deux registres est révélateur de l'évolution de l'agriculture dans les Alpes du Nord, où les syndicats interprofessionnels des AOC abondance, beaufort et reblochon, regroupés récemment au sein d'une association, réfléchissent ensemble aux manières de traduire dans les règlements techniques et de communiquer de façon plus large les spécificités des systèmes agro-pastoraux.

Il apparaît clairement d'une part que la mise en valeur de l'authenticité, au travers d'objets mis en scène dans les lieux de production, a encouragé une patrimonialisation marchande et d'autre part qu'aujourd'hui l'enchevêtrement des registres agricole, touristique et culturel rend confuse l'analyse des orientations interprofessionnelles. La construction patrimoniale des fromages abondance, beaufort et reblochon s'appuie sur quelques éléments forts du système agro-pastoral et qui ont un écho favorable auprès des acteurs non agricoles. Cette évolution nécessite de s'interroger sur le coût et les risques de la patrimonialisation. Jusqu'à quel point les responsables interprofessionnels peuvent-ils maîtriser la dimension patrimoniale d'un produit agricole et alimentaire local et traditionnel dans la mesure où de nouveaux acteurs participent à sa construction patrimoniale ? Dans quelle mesure la concentration d'éléments identitaires, au détriment d'autres, ne risque-t-elle pas de conduire à une forme de "vitrification de la dimension immatérielle" (Bérard, Marchenay 1998c) ? En manipulant et en surinvestissant des éléments faisant sens dans le système agro-pastoral, tel que l'alpage, ayant des répercussions favorables chez les consommateurs, les syndicats de défense ne jouent-t-ils pas en quelque sorte aux "apprentis sorciers" ?