5.4.3.2. Construire du patrimoine : risques et dérives

Les processus de patrimonialisation renforcent l'emblématisation d'objets matériels et immatériels : ainsi ils s'élaborent sur une concentration sélective d'éléments identitaires, le noyau de la tradition, et leurs octroient de nouveaux rôles, de nouvelles fonctions ; ils contribuent à surinvestir de nouvelles valeurs des objets. Dans cette perspective, on peut se demander si cette situation ne comporte pas un risque de réduire finalement ces objets à des images décontextualisées, des icônes dénuées de tout sens, en quelque sorte désocialisées. Pour mieux saisir toutes ces implications, nous avons mené, durant l'été 1997, des enquêtes auprès de visiteurs dans quatre coopératives de la zone AOC beaufort : en vallée de Tarentaise à Moutier et à Bourg-Saint-Maurice, dans le Beaufortain à Beaufort-sur-Doron et dans les Arves à Saint-Sorlin204. L'objectif était de faire un état des lieux rapides des connaissances des visiteurs de la production de beaufort. Ainsi nous avons interrogé une soixantaine de personnes sortant d'une visite libre d'une heure au moins dans les coopératives de Beaufort, Moûtiers et Bourg-Saint-Maurice.

Nous procédions de la façon suivante : installée dans la pièce réservée à la visite, nous suivions les touristes, prenant des notes sur ce qu'ils lisaient, sur leurs parcours, le temps consacré à la fabrication ou à la lecture des panneaux plus généraux. L'intérêt de n'interroger que des personnes ayant passé au moins une heure en visite – ce qui est une durée très longue pour des expositions concentrées sur une vingtaine de mètres-carré – repose sur le fait que l'on peut s'attendre à ce qu'elles connaissent bien la production et qu'elles aient enregistré des nouvelles informations sur le beaufort. Nous supposions initialement avoir affaire à de connaisseurs, à des touristes renseignés sur les caractéristiques de ce fromage et de son système de production. Le questionnaire n'a pas été conçu véritablement dans un objectif de traitement statistique. Toutefois, les résultats nous ont paru suffisamment surprenants et opérants par rapport à notre problématique pour mériter que l'on s'y attarde et qu'ils soient restitués de façon claire et précise sous forme de pourcentages.

Nous proposons de détailler et de commenter quatre résultats mettant particulièrement en lumière, de notre point de vue, les risques d'une certaine forme de valorisation.

Première question : Selon vous, le beaufort est-il une AOC ?

oui non Ne sait pas
45 % 40 % 15 %

Seconde question : Selon vous, le beaufort est-il fabriqué toute l'année ?

oui non Ne sait pas
54 % 30 % 16 %

Troisième question : Selon vous, le beaufort est-il fabriqué à la ferme ?

oui non Ne sait pas
48 % 30 % 22 %

Enfin, quatrième question, dont les résultats sont sans doute les plus surprenants : Selon vous, où est fabriqué le beaufort 205 ?

En alpage A Beaufort En Tarentaise Ne sait pas
32 % 27 % 18 % 18 %

Ces résultats sont présentés sous forme de camembert dans les pages qui suivent pour plus de clarté.

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Gardons à l'esprit que ces personnes ont toutes consacré au moins une heure à la visite. Ces réponses sont surprenantes car elles révèlent des connaissances très lacunaires, très parcellaires du système de production.

A propos de la première question, on notera par ailleurs que près de la moitié des personnes interrogées ne savaient pas ce qu'était une AOC. Concernant les questions 2 et 3, le pourcentage de réponse "oui" est sans doute sur-évalué par rapport aux connaissances des visiteurs car plusieurs d'entre eux ont dit "oui" car "si la question était posée, cela voulait dire que le beaufort était produit toute l'année et à la ferme."

Quant à la quatrième question, elle mérite plusieurs commentaires. Tout d'abord, aucune personne rencontrée, ayant pourtant passé une heure au moins à suivre la fabrication dans une coopérative et à lire les panneaux n'a pu donner une réponse plus précise. En outre, plus étonnant, bien que sortant d'une coopérative, 32 % pensent que le beaufort est produit en alpage. On notera que le slogan du syndicat est : "Le beaufort, le fromage des alpages de Savoie". Ce leitmotiv est présent sur toutes les plaquettes de promotion, sur les étiquettes, sur les emballages, sur tout ce qui peut véhiculer un message. De plus, parmi les 27 % qui ont cité "Beaufort", plusieurs sortaient en fait de la coopérative de Moûtiers ou de Bourg-Saint-Maurice. A la lecture de ces résultats, on peut affirmer que les touristes ne ressortent pas de ces visites avec de nouvelles informations, et, qui plus est, leurs connaissances sont partielles voire fausses. Si nous avons retenu prioritairement ces quatre résultats, c'est qu'ils représentent des éléments de base du système de production. Ainsi, les tourismes repartent des coopératives avec probablement les mêmes idées qu'en entrant, alors même que "l'enjeu des expositions aujourd'hui est de mettre le visiteur à la place des hommes qui ont produit les objets, les coutumes, les diverses formes de langage afin qu'ils puissent atteindre leurs modes de pensée" (Cerclet, 1998 : 15).

Poursuivons l'interprétation des résultats. On voit bien que certains éléments sont fortement surinvestis, en particulier l'alpage. Le beaufort est le fromage des alpages, même si aujourd'hui seuls 6% de la production sont réellement issues de l'alpage. La stratégie de communication du beaufort fonctionne bien puisque les touristes – nous l'avons constaté sur l'ensemble du questionnaire – ont intégré cette idée. Toutefois, il leur est difficile d'adopter un autre point de vue. D'une manière générale, la promotion collective initiée par les syndicats ou les coopératives, s'appuie sur une image épurée du système de production, qui peut conduire à la construction d'un "patrimoine lisse206". Dans le même ordre d'idée, les trois syndicats abondance, beaufort et reblochon ont lancé ensemble une opération de communication grand public à partir de 300000 sets de tables vendus dans les restaurants de la région207. Il y avait deux sets par fromage, un été et un hiver, ainsi qu'un set commun aux trois fromages. L'analyse du set du reblochon est intéressante car sur le set été, on voit des animaux qui pâturent, un producteur, des fromages en cave et la zone de production. Sur le set hiver, nous avons des figures identiques mais sur fond enneigé ; toutefois, les animaux pâturent toujours en alpage. Ceci montre bien le décalage entre l'image vendue et la réalité, source de confusion dans l'esprit des touristes. Dans quelle mesure cette image n'est-elle pas de la publicité mensongère ? Le patrimoine tel qu'il est donné à voir dans ce contexte-là se réduit à quelques éléments. Mais jusqu'à quel point les professionnels agricoles restent-ils maîtres de l'image qu'ils véhiculent ?

Dans les Alpes du Nord en général, l'alpage occupe une place prépondérante dans les représentations des agriculteurs, place que nous avons analysée dans la partie consacrée à l'approche descriptive des trois productions fromagères. Il est un de ces "lieux porteurs d'une haute charge symbolique (...) qui n'est pas qu'un fait de signification mais également un fait social" (Davallon, 1988 : 35). Il est très présent dans les coopératives, lieux de médiation entre des univers de valeurs différents, entre le monde d'ici et celui de l'ailleurs. Et c'est par cet intermédiaire que le visiteur peut entrer en contact avec cet ailleurs. Mais dans le cas des coopératives de la zone beaufort, il s'agit d'un ailleurs idéalisé, disparu, en décalage – voire en contradiction - avec la réalité. Il faut se demander si cette forme de tourisme, qui est avant tout une pratique culturelle et sociale, a pour objet de renforcer les idées reçues que l'on transporte avec soi ou au contraire de les délaisser, de remettre en question nos représentations de l'autre. En tout état de cause, il est de la responsabilité de l'hôte de donner les moyens à l'étranger de comprendre ses codes culturels. La façon dont la dimension immatérielle du beaufort est mise en valeur pose problème : les objets, selon le contexte dans lequel ils sont placés, peuvent être porteurs de nombreuses significations ; sens multiple également "parce qu'une société peut user du patrimoine [et en abuser] et se projeter dans cette matière déjà manipulée afin de reconstruire des représentations d'elle-même, de son passé et du monde" (Cerclet, 1998 : 15)

Par ailleurs, l'hypothèse d'un "patrimoine lisse" se vérifie dans un autre cadre. Lorsque nous avons présenté l'accueil à la ferme, nous avons mentionné le fait que les producteurs ne présentaient pas certaines phases de la fabrication ou évitaient d'évoquer certains sujets. En effet, les producteurs omettaient notamment de parler de l'ensemencement du lait. Dans l'entretien qui précédait la visite, tous disaient qu'ils ne taisaient rien et qu'ils étaient prêts à répondre à toutes les questions des touristes. Après chaque visite, il est apparu qu'aucun producteur ne parlait des ferments : plus encore, certains préféraient dire qu'ils n'ajoutaient rien dans le lait à l'exception de la présure. Dans les entretiens qui suivaient la visite, nous avons renouvelé notre question. Certains producteurs ne se rendaient pas compte qu'ils omettaient de parler des ferments : dans ce cas, ils assimilaient le plus souvent dans leur discours les ferments à la transformation industrielle. D'autres reconnaissaient qu'effectivement ils se censuraient car ils "ne savent pas expliquer ce qui se passe dans le lait quand on utilise des ferments (...)". Par ailleurs, "comment voulez-vous expliquer qu'on met des yaourts dans le lait ?" Les ferments de type industriel ou les yaourts sont aujourd'hui perçus comme des éléments exogènes, et résultant d'une évolution de l'agriculture, une agriculture plus industrialisée, mécanisée, où les règles d'hygiène ont bouleversé les manières de travailler208. L'accueil à la ferme repose encore sur une présentation assez spontanée, où l'échange entre visiteurs et producteurs est un point fort. Toutefois, on voit bien ici que ces producteurs s'auto-censurent : d'une part ils ne sentent pas légitimes pour aller jusqu'au bout de leur présentation et d'autre part ils n'arrivent pas à intégrer dans leur discours des pratiques et des ingrédients nouveaux. On peut donc s'interroger sur les risques d'une "vitrification de la dimension immatérielle" (Bérard, Marchenay, 1998c) des productions fromagères : la maîtrise et le contrôle permanent de la production, les enjeux sanitaires, les exigences de régularité en quantité et en qualité tout au long de l'année, conduisent à tout codifier par écrit, aboutissant à une fixité et une rigidité mettant à mal l'intégrité patrimoniale des fromages.

Anette Viel présentait à l'occasion d'un colloque sur le Tourisme culturel 209 une action menée par un Parc canadien pour concilier les logiques culturelles patrimoniale et touristique. Elle concluait son intervention en soulignant que mettre en valeur, c'est travailler sur soi et qu'il s'agit donc d'être vigilant pour ne pas banaliser : "par ce travail, nous mettons notre propre couche de mémoire, nous créateurs de sens ; les générations futures jugeront mais nous-mêmes devons être attentifs."

Les risques de la patrimonialisation reposent sur la construction d'exposés évidents que formulent souvent un discours unitaire, homogénéisateur, offrant aux curiosités extérieures la vision, souvent attendue et commode parce que saisissable, d'un système cohérent et en équilibre. Les objets ainsi collectés, conservés et mis en valeur dans les coopératives ne se laissent pas interpréter, alors que dans la rencontre entre producteurs et touristes les points de vue et les représentations se confrontent. "Cette invasion désordonnée des mémoires se heurte alors à l'esprit de classification propre à la conservation patrimoniale. Et le côté exemplaire requis pour l'objet patrimonial frappe d'interdit la seule jouissance de la réminiscence et de la transmission" (Jeudy, 1995 : 65). En d'autres termes, cette patrimonialisation lisse, institutionnelle, engendre une rupture du principe de continuité, l'objet est déconnecté de son lien au lieu et au temps, la transmission de la dimension immatérielle des productions fromagères est rompue car la symbolique des objets ne peut plus être appropriée par la communauté qui en est dépositaire.

Il convient de passer l'obstacle séducteur et réducteur du "on" et reconnaître dans la diversité des "je" la pluralité des "nous", leur concordance, leurs désaccords et la nécessité qui les font cohabiter. Et pour conclure ce chapitre, l'idée d'une culture professionnelle des agriculteurs de montagne en train de se reconstruire sous nos yeux vient approfondir l'appropriation de la pluralité des "nous" par certains acteurs ayant fait le choix de la rencontre, de la confrontation et de l'inscription des activités agricoles dans un cadre à la fois plus large dans ses références et plus local dans ses implications.

Notes
204.

A Saint-Sorlin d'Arves, nous n'avons pas interrogé les visiteurs avec le même questionnaire : nous avons essentiellement participé aux circuits de visite organisés par la coopérative durant la période de vacances de février : un guide, directement formé par le responsable de la coopérative, est chargé des visites pendant les journées portes-ouvertes.

205.

Les réponses ont été données spontanément, nous ne proposions pas de choix.

206.

L. Bérard, P. Marchenay, communication personnelle.

207.

On pourra d'ailleurs se reporter à l'article de André Micoud, 1998 – "Le reblochon de Savoie ou comment mettre toute la montagne dans votre assiette", Revue de Géographie Alpine, 4, Tome 86, pp. 71-80.

208.

On notera à ce sujet que, pour poursuivre dans cette même idée, l'introduction de la machine à traire mobile dans les grands alpages collectifs de Savoie a là aussi complètement modifié les pratiques agricoles. La mécanisation ne s'accompagne pas toujours de son mode d'emploi ; en d'autres termes, même s'il y a eu des formations sur la machine à traire lors de son introduction, celles-ci n'ont pas été suffisantes selon les producteurs. En outre, selon des techniciens, l'augmentation des taux de cellules dans les laits d'alpage serait due en partie à une mauvaise utilisation des machines à traire.

209.

Le tourisme culturel. Acteurs, publics, marchés, Saint Romain en Gal, 8-10 décembre 1997.