Les réflexions développées jusqu'à présent valident l'hypothèse selon laquelle les processus de patrimonialisation engendrent un changement de configuration des rapports de force. Par ce mouvement, les professionnels agricoles réévaluent le contenu du lien au lieu et au temps et les relations qu'ils entretiennent entre eux et avec les autres acteurs sociaux parallèlement à une redéfinition de leur propre rôle et des fondements de leur identité.
Cette identité s'est trouvée à maintes reprises au cours du temps en contradiction avec les grands modèles agricoles des autres régions françaises. Historiquement, les agriculteurs ont été confrontés à des remises en question de leur statut même d'agriculteurs, en particulier au moment de l'industrialisation des vallées alpines : progressivement, ils sont devenus des ouvriers-paysans. Au niveau national, auprès des grands syndicats agricoles, cette identité n'était pas reconnue : ils n'étaient "ni vraiment agriculteurs, ni vraiment ouvriers" nous confiait un ancien responsable professionnel. D'ailleurs, nous avions souligné, dans le chapitre consacré aux différentes formes d'appréhension du vivant selon les acteurs, les propos des contrôleurs laitiers estimant que les éleveurs des Alpes du Nord avaient "20 ans de retard par rapport au reste de la France", l'expliquant par la permanence de la pluri-activité : "les éleveurs ne sont pas à plein sur leur exploitation et donc ils ne font pas le maximum : ils ont une autre activité et l'agriculture passe au second plan." Or, bien au contraire, l'identité même de l'agriculture des Alpes du Nord passe par la pluri-activité, stigmatisée par ailleurs par le contenu des enseignements dans les maisons familiales rurales où sont formés beaucoup d'enfants issus d'une famille d'exploitants : leur formation conjugue un enseignement général avec la maçonnerie, la charpente, etc. En outre, la pluri-activité est aujourd'hui essentiellement tournée vers le tourisme et donc saisonnière, même si les agriculteurs double-actifs permanents sont encore nombreux ; ceux-ci travaillent à l'usine la journée ou la nuit et consacrent le reste de leur temps à leur exploitation.
Il nous paraît nécessaire de s'attarder sur la définition juridique de la pluri-activité, en comparaison notamment avec la notion de diversification, étant donné l'évolution actuelle d'une certaine agriculture vers la production et la vente à la ferme, vers l’agro-tourisme210.
La diversification en agriculture correspond à l'exercice par les agriculteurs de plusieurs activités qui relèvent de la sphère de la définition juridique de l'activité agricole (vente directe de produits à la ferme, accueil touristique). A l'inverse, la pluri-activité correspond à l'exercice d'activités autres qu'agricoles. La pluri-activité en agriculture s'appliquerait ainsi à l'exercice simultané ou successif par une même personne, d'une part d'une activité agricole211 et, d'autre part, d'une ou plusieurs autres activités professionnelles non agricoles212. Les définitions de ces deux notions doivent être nuancées au regard de l'évolution des activités agricoles. En effet, certains agriculteurs ont mis en place sur leur exploitation des nouvelles prestations ou productions dont la qualification juridique paraît délicate, car il s'agit de juger du lien plus ou moins ténu avec l'exploitation agricole213. Si l'on prend pour exemple un agriculteur qui produit du lait, le transforme en fromage sur son exploitation, et qui propose un accueil à la ferme avec hébergement qui lui permet de vendre directement une partie de ses produits, il sera plus facile de comprendre l'ambiguïté des textes juridiques. Dans ce cas précis, en droit social, les activités agricoles par relation sont intégrées au régime social agricole, alors que le droit fiscal a une définition beaucoup plus stricte : ces activités agricoles par relation génèrent, selon l'administration fiscale, des recettes qui relèvent de la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux. Dans ces conditions, un exploitant agricole qui met en place des activités touristiques sur son exploitation peut être considéré comme exerçant des activités agricoles sur le plan civil mais être traité comme un pluri-actif sur le plan fiscal, puisqu'il ne peut relever de la seule fiscalité agricole pour l'ensemble de ses activités214.
La complexité juridique à laquelle les agriculteurs doivent faire face, lorsqu’ils souhaitent développer des activités agro-touristiques, est sans doute un frein à la diversification des activités agricoles et à la professionnalisation des producteurs, alors que l'on se rend compte de la demande croissante en ce sens des touristes. Cette évolution montre que l'on est passé d'une production d'une culture, transmise et jamais acquise, à un produit culturel patrimonial. Avant d'avoir un système s'inscrivant en séries particulièrement articulées d'objets matériels ou immatériels, il y a eu fabrication, construction au cours d'une histoire des relations sociales, d'agencements spécifiques entre des éléments singuliers, reconnaissables en tant que tels, mais prenant sens seulement dans l'ordre qui les régit ici et maintenant. Cette construction se poursuit, s'enrichit et se complexifie au contact de nouveaux acteurs. En d'autres termes, des objets matériels, des paroles, des gestes, des relations s'organisent progressivement en ensembles qui constituent des traits repérables à travers lesquels s'identifie un groupe social. On peut légitimement s'interroger sur les bouleversements à l'oeuvre sous nos yeux conduisant à une redéfinition de fond de la fonction de l'agriculture dans notre société, avec ses implications locales : nous proposons de travailler sur l'idée d'une culture partagée et collectivement repensée au niveau alpin dans un contexte agricole européen en pleine recomposition, dépassant la singularité des fromages abondance, beaufort et reblochon.
Notre approche et la présentation des travaux réalisés font émerger l'hypothèse d'une culture professionnelle des agriculteurs de montagne : les agriculteurs auraient une perception commune de leur métier, procédant des mêmes critères de légitimation et de reconnaissance. Les différences se situent entre les agriculteurs de l'avant-pays et ceux de la montagne, chaque groupe se rassemble au-delà des frontières administratives départementales et au-delà des zones de production. Les Gens de l'alpe est le titre d'une exposition du Musée Dauphinois qui dresse "le portrait de ces hommes qui, à force de ténacité, de mobilité et d'ingéniosité, ont réussi à domestiquer les espaces difficiles de la haute montagne." Les collections les plus prestigieuses du Musée Dauphinois rythment les trois parties de l'exposition consacrée au territoire, à la communauté, enfin au voyage et à l'ailleurs. La visite de cette exposition participe de notre réflexion sur une culture professionnelle, construite au cours du temps, dans l'échange, la rencontre et la confrontation d'idées, des agriculteurs de montagne.
L'analyse des liens entre agriculture et tourisme montre que les producteurs gagnent une nouvelle légitimité de leur métier, contribuant à renouveler les relations entre agriculture et société. En d'autres termes, l'accueil à la ferme renforce la reconnaissance de la propriété intellectuelle des savoirs et des savoir-faire, rejoignant les propos de Vidal sur "les « intellectuels populaires » qui, au cours de leur vie, avaient dû analyser l'histoire de leur lignage, celle de leur classe pour se défendre ou pour dominer. Ils s'étaient exercés à réfléchir sur l'esprit de la société rwandaise à situer les forces qui lui donnent son caractère" (1978 : 115). Cet exercice semble aller dans le sens d'une construction d'une culture agro-touristique basée sur des symboles authentifiants et sur la longue durée : les rencontres successives avec les touristes l'accélèrent et l'enrichissent et encouragent la capitalisation d'expériences interculturelles. Ainsi, ces stratégies de valorisation apparaissent comme une réponse à la fixité et à la rigidité des règlements techniques. Le fait de s'orienter vers les visites à la ferme donne lieu à des comportements patrimoniaux : certains acteurs ont compris et mesuré le poids de la dimension patrimoniale et ont appris à mettre en évidence les caractéristiques du système agro-pastoral. Cette activité contribue d'une part à prendre en charge la continuité en assurant une transmission à la fois à la génération qui suit mais également aux touristes, d'autre part à donner du sens au présent car elle nécessite une réflexion sur le passé, sur ce que l'on a conservé ou pas, et enfin à construire collectivement l'avenir215. Pour autant, les agriculteurs n'abandonnent pas leur activité de production, fondement de leur identité ; ils ne sont pas simplement des jardiniers de l'espace ou des guides du patrimoine. Lorsque le peintre Cueco installe son chevalet dans la campagne corrézienne, il met en perspective les différences qui le séparent de son voisin paysan ; il rappelle dans un article de la revue Milieux que le paysan et le peintre ne parlent pas de la même chose quand ils disent paysage : l'un est dedans, l'autre est dehors : "tous les deux, face au paysage, j'essaie de l'intéresser à mes problèmes, je lui parle du paysage que je lui désigne du doigt et lui précise que je le trouve beau. Je n'obtiens aucune réponse. Je récidive mais mon sujet n'accroche rien. Je l'entends qui tire sur sa cigarette. Je lui demande enfin, me mettant en face de lui : Louis, comment dis-tu, il est beau ce paysage ? Il me regarde et je comprends que je lui pose un problème difficile. Après un long silence encore, il déclare enfin : es brave lo païs, on dit. Je viens de comprendre : le mot paysage n'existe pas en occitan" (Cueco, 1981-1982). Le statut de l'agriculteur s'est considérablement modifié, mais pour autant il est encore rattaché à la production, au travail de la terre, en relation directe avec le vivant ; c'est sans doute d'ailleurs cet ancrage en un lieu et en un temps qui attire les touristes, quelle que soit leur origine géographique ou sociale : la spontanéité des relations et le pragmatisme dans les dialogues sont un atout pour l'activité agro-touristique.
Dans une période de crise identitaire, de redéfinition du statut des acteurs, les producteurs s'engagent dans le partage de nouvelles valeurs qui les rapprochent et dans lesquelles ils reconstruisent du sens et "pour qu'il y ait vie collective, chaque individu doit partager avec d'autres une culture commune ou pour le moins des références communes produites dans le cadre d'une culture particulière sinon plusieurs" (Cerclet 1998 : 13). L'examen partagé des gisements culturels renouvelle les conditions de leur exploitation, les met au service d'une reconnaissance identitaire indispensable à une reconsidération véritable des besoins intrinsèques d'une société particulière : la confrontation et l'échange de points de vue entre agriculteurs et touristes interfèrent dans cette redéfinition et enrichissent les réflexions et les connaissances de chacun des acteurs impliqués. Il est des ressourcements et des réappropriations indispensables et qui redéfinissent les sociétés locales, leur donnent les moyens de mesurer à leur propre système de valeurs les propositions générées par le monde environnant : il ne s'agit pas seulement préserver des originalités, encore moins de conserver pour la forme des diversités faisant folklore, mais de maintenir la pluralité des perspectives et donc des accès à la gestion du monde. C'est au travers de cet exercice que se construit la légitimité des savoirs vernaculaires, où "la véracité des énoncés traditionnels est fonction des positions d'énonciations fondées sur un rapport causal entre un certain domaine de réalité et le discours qui le vise (...). Il n'est donc pas étonnant qu'avant même de proférer un énoncé quelconque, certaines personnes puisent être considérées comme porteuses de vérités plus que d'autres" (Boyer, 1986 : 368). Ainsi, certains groupes acquièrent une nouvelle autorité, excluant du même coup d'autres groupes : les producteurs de lait de l'avant-pays savoyard ont progressivement intégré l'idée qu'ils ne présentaient pas la bonne image de l'agriculture alpine et en quelque sorte délèguent cette responsabilité aux producteurs fermiers de la vallée d'Abondance et de Thônes, faisant autorité dans ce domaine. Cette reconnaissance est indispensable à l'évaluation de ce que la société locale peut et veut assumer par elle-même et à la clarification des raisons des moyens et des conséquences des décisions qui la concernent.
Les visites sur les exploitations et la mise en scène dont celles-ci sont l'objet donnent un sens à la fonction sociale du patrimoine. André Micoud soulignait à ce propos que la fonction sociale des patrimoines correspondait à "faire exister une entité collective, laquelle est toujours abstraite, en la rendant visible métaphoriquement par l'exposition publique de ces biens qu'elle aurait en commun" (1995 : 26). Pour qu'il y ait patrimoine, l'étranger doit se reconnaître dans la culture qui lui est présentée, octroyer une valeur culturelle au produit, justifiant à ce moment-là son prix. Il paiera d'autant plus cher qu'il reconnaît au produit un sens. Bernadette Lizet, dans un article consacré notamment à l'analyse de l'emblématisation d'objets agricoles, constatait que la "construction culturelle d'un objet commun entre les nouveaux habitants saisonniers et les héritiers du système historique de l'alpagisme privilégie donc certains éléments matériels de la vie domestique traditionnelle, singulièrement liés aux vaches, qu'elle transforme en motifs symboliques, véritables marqueurs paysagers, visuels et sonores" (1998 : 46). On retrouve bien là l'idée d'une part d'objets médiateurs entre des références culturelles distinctes et d'autre part la transformation de l'identité des éleveurs. Ces objets cristallisent les valeurs et les tensions des agriculteurs de montagne. L'exposition publique en coopérative semble correspondre à une folklorisation de cette culture, s'appuyant sur "une consommation touristique marchande de valeurs et d'objets traditionnels" (1998 : 45). En revanche, l'accueil à la ferme s'inscrit dans une autre perspective, celle de l'invention d'une culture agro-touristique, reposant sur la "construction de valeurs et d'intérêts partagés entre touristes et agriculteurs" (1998 : 45).
Le paragraphe qui suit est issu d'un travail mené dans le cadre du programme européen Caractérisation ethnologique, sensorielle et socio-économique des produits de terroir en Europe du Sud, (Bérard, Marchenay, 1998).
Entendue au sens de l'article L. 311.1 du Code Rural français.
Ces autres activités peuvent être des activités professionnelles indépendantes, telles que commerçant, artisan, industriel, profession libérale, ou des activités salariées en vertu d'un contrat de travail (dans les secteurs publics ou privés, agricoles ou non agricoles).
Dans ce cadre sont définies les activités agricoles par nature et les activités agricoles par relation, correspondant aux activités exercées soit dans le prolongement de l'acte de production, soit ayant pour support l'exploitation. Ces précisions de définition ne contribuent pas forcément à éclaircir l'ambiguïté des textes.
Chambres d'Agriculture, supplément au n°845, "Les aspects juridiques, fiscaux et sociaux du tourisme rural", juin 1996, p. 11.
La visite d'une exposition temporaire (1999) au Musée des Arts Décoratifs à Paris intitulée L'objet désorienté au Maroc a enrichit notre réflexion sur la question des objets médiateurs et médias à la fois entre les hommes et entre les temps et les espaces. L'exposition proposait des objets usuels qui accompagnent le mode de vie de la population marocaine (bijoux, ustensiles de cuisine tels que des barattes, des couscoussiers, des théières, des tagines, et autres tapis de prière) et montraient que, touchés par la modernité occidentale, ils se modifient et se perpétuent à la fois. Dans cette traversée du temps, des formes, des signes et des usages inédits apparaissent, des matériaux se substituent à d'autres, "un motif se libère d'un signe", une fonction nouvelle se crée. L'objet désorienté au Maroc, qui met à jour ces migrations et ces fixations, propose une approche originale et simple de l'objet qui nous a aidés dans notre réflexion.