A la lecture de la conclusion de Bastide, dans Anthropologie appliquée, selon lequel "l'Anthropologie appliquée dégage des lois que le praticien sans doute pourra peut-être utiliser mais du moins avec plus de prudence, au moins sachant que l'homme n'est pas un Dieu mais un « questionneur » qui doit savoir entendre la réponse des « faits »" (1971 : 241), un sentiment fait de perplexité et d'inquiétude envahit l'ethnologue. Tant de précaution et de prudence mérite que l'on s'attarde sur cette question, en particulier sur la responsabilité de l'ethnologue sollicité dans l'action. Est-ce le constat d'un échec annoncé ?
Une telle réflexion est un thème récurrent dans les travaux anthropologiques, mais ce n'est pas pour autant qu'il ne mérite pas d'être régulièrement réinterrogé à la lumière des expériences nouvelles. Les terrains de recherche des anthropologues se définissent aujourd'hui "dans un contexte de faux archaïsme et de néo-traditionalismes, au coeur d'une intense recomposition culturelle et sociale à l'échelle planétaire" (Agier, 1997 : 69).
Dès le commencement de cette recherche, nous souhaitions mener une réflexion sur notre implication, sur les modes d'objectivation, sur les effets de ce contexte de travail sur la discipline, sur les difficultés rencontrées et leur résolution, tout en ayant à l'esprit que "le danger de l'épistémologie est en effet proportionnel à la séduction qu'elle exerce : plus on est tenté d'y rentrer et plus il sera difficile d'en sortir" (Guille-Escuret, 1996 : 145).
Toutefois, nous ne savions pas de quelle manière traiter cette question. Elle semblait pourtant s'imposer d'elle-même. Le caractère novateur et original du cadre de ce travail nourrissait nos inquiétudes : une recherche bibliographique montrait qu'il existait finalement peu de références sur lesquelles s'appuyer pour traiter de l'anthropologie appliquée... ou impliquée216. Que faire du cadre de travail ? Nous ne pouvions l'occulter, ni l'ignorer comme s'il n'avait pas d'effet sur notre pratique anthropologique. En outre, le questionnement épistémologique occupe une place de choix dans la réflexion anthropologique, elle est constitutive de la discipline. Au fond, une des premières questions à se poser est de savoir ce que nous attendons de cette réflexion : quel sens peut-elle donner à notre travail doctoral ? Plusieurs réponses sont possibles. D'une part, cette activité peut revêtir un caractère cathartique ; c'est l'occasion de mettre à plat des non-dits, tout ce qui relève du registre des sentiments, des sensations. Mais, de façon plus volontariste, d'autre part, nous associons cette réflexion dans notre projet professionnel : inscrire notre pratique anthropologique dans la modernité, c'est-à-dire de considérer l'ethnologue comme acteur à part entière de la société et de ses changements ; on peut légitimement penser qu'il est possible de faire de l'ethnologie dans ce type de situation et qu'il est même particulièrement enrichissant de participer localement aux réflexions : l'implication enrichit la réflexion scientifique, telle est l'hypothèse que nous nous proposons de traiter.
Il nous paraît illusoire de croire qu'un ethnologue qui travaille hors commande est plus objectif qu'un ethnologue répondant à une question explicite d'un groupe social. En revanche, le fait d'être impliqué met en exergue les risques, les déformations, les torsions, les censures – et auto-censures – auxquels peut être soumis l'ethnologue. M. Agier, s'interrogeant sur la fin éventuelle de ce que l'on a pu considérer comme les "vrais terrains de l'anthropologie", note d'ailleurs à quel point les ethnologues ressentent un certain inconfort en comparant leur expérience de terrain contemporain avec ce qui en est dit dans les manuels classiques de l'ethnologie : "cet inconfort sur le terrain prend des aspects divers : la découverte exotique de l'Autre se dissipe devant l'ordinaire de comportements quotidiens aux références de plus en plus globales ; l'enquête culturelle est soudain envahie par l'idéologie des leaders ; les discours explicites de ces derniers se superposent aux significations implicites des pratiques que l'anthropologue ne peut plus prétendre être le seul à décrire dans leur totalité ; les stratégies des acteurs indigènes autour de l'ethnicité ou de l'environnement renvoient à l'observateur son imaginaire Occidental et en même temps son image d'expert pour le mettre en situation d'intervenir, de prendre parti. Prenant l'anthropologue à témoin (en lui demandant de définir des frontières, déterminer des critères d'identité, valider des rituels), ses interlocuteurs le prennent à défaut : il hésite (ou refuse) à divulguer ses résultats auprès des autorités ou auprès de ceux qu'il a étudiés, craignant d'être incompris ou manipulé" (1997 : 69). Enfin, cette thèse s'inscrivant dans une convention industrielle de formation par la recherche, l'université n'est pas le seul partenaire destinataire de ce travail. Le GIS Alpes du Nord l'est également. Ainsi, nous concevons ce chapitre dans la perspective d'une lecture plus large que celle du domaine universitaire. Il faut que les choses soient écrites, analysées, pour être critiquées, pour être discutées et débattues. Cet exercice comporte une part de risque, dans la mesure où il met en évidence les écueils, les failles, les doutes, de la pratique scientifique. Toutefois, si nous voulons que la démarche anthropologique soit comprise dans sa totalité, nous nous devons d'expliciter le cheminement de notre réflexion ; nous ne pouvons en faire l'impasse.
Sur la base d'un article publié en 1999217, ce chapitre pose la question de savoir dans quelle mesure on peut pratiquer l'anthropologie dans un tel cadre de travail, et nous nous attacherons plus particulièrement à dégager les conditions de l'objectivation des travaux de recherche et de notre implication. Ainsi, nous proposons dans un premier temps de faire la description du contexte dans lequel nous avons préparé ce doctorat en nous appuyant parallèlement sur des références théoriques pour approfondir la réflexion. Dans un second temps, nous explorerons les liens entre patrimoine et développement dans une perspective pragmatique et critique de la problématique de la thèse. En effet, la réflexion épistémologique conduit à réinterroger la problématique et à discuter les résultats. Notre travail a donné lieu à un document technique, plus proche d'un état des lieux de la situation que d'une synthèse de la recherche. Toutefois, les discussions et les débats que nous avons eus, en interne ou au cours des diverses réunions, montrent que la notion de patrimoine est entrée dans le langage des acteurs du GIS : elle est aujourd'hui associée à une forme de développement local à partir de l'idée que s'il y a appropriation de la dimension culturelle du fromage, la patrimonialisation est possible, signe d'une bonne intégration des producteurs dans le système de production AOC. Une thèse CIFRE doit avoir des retombées industrielles pour l'entreprise, ce qui nous incite à proposer un retour critique sur les résultats. Rappelons que l'objectif de cette recherche est d'apporter des éléments aux syndicats de défense pour les aider à mieux justifier leur choix et asseoir leur politique. Or, nous le verrons, certains résultats remettent en cause des orientations prises par les responsables professionnels.
Une des questions auxquelles nous cherchons à répondre est la qualification de la situation : est-ce de l'anthropologie appliquée, telle que parfois nos collègues ethnologues nous le laissaient entendre, de l'anthropologie impliquée, de la recherche action, telle que parfois le GIS pouvait le sous-entendre, de l'expertise, position que le GIS nous a parfois demandée de prendre notamment au cours d'une restitution aux professionnels ? La réponse à cette question dépend à la fois de la manière dont l'ethnologue est perçu au sein d'une situation comme celle du GIS Alpes du Nord, de l'évolution de sa position et de nos propres choix de positionnement. Le regard que nos collègues, les destinataires de la recherche, les financeurs, les partenaires, portent sur l'ethnologue peut être très perturbant et réclame beaucoup d'habileté à notre sens pour arriver d'une part à choisir et définir notre propre position et d'autre part à la faire comprendre.
L'AFA avait consacré dans les années quatre-vingt plusieurs numéros du Journal des Anthropologues à cette question, qui, à leur lecture, donne le sentiment que la situation a finalement peu évolué. On peut notamment se reporter à Recherche et/ou développement (numéro 20), Quelques finalités pour la recherche en anthropologie (numéros 26 – 27), Ethnologie sous contrat (numéro 35), La recherche sous conditions (numéro 36), Ethnologie de l'entreprise (numéros 43 – 44).
Faure M., 1999, "Regard sur la pratique anthropologique au sein d'une structure de recherche et développement", Performances humaines et techniques, "Dossier : Anthropologie et entreprise", 101, pp. 12-17.