Avant même le début de notre contrat, il s'agissait de réfléchir et de constituer l'équipe d'encadrement de la thèse. Fallait-il un comité strictement scientifique ou composé de professionnels agricoles ou de techniciens ? Fallait-il deux comités pour ne pas mélanger les enjeux ? Nous avons finalement décidé de constituer un comité scientifique et de déléguer le suivi local au GIS Alpes du Nord au travers des différents comités déjà existants, tels que le comité de pilotage de l'axe "qualité des produits" ou l'association des syndicats d'appellation d'origine contrôlée. Dans le comité scientifique participaient des ethnologues (Université Lyon II, antenne de recherche CNRS-Apsonat "Ressources des terroirs", DRAC Rhône-Alpes), des chercheurs d'autres disciplines (agronomie, géographie) avec qui nous avions déjà eu l'occasion de travailler223 et des représentants du GIS Alpes du Nord (SUACI Montagne, INRA). Ce comité est à la fois informel et formel dans la mesure il ne répond à aucun règlement écrit ni n'est obligatoire, mais son rôle n'en est pas moins important et reconnu puisqu'il doit garantir l'avancement et l'achèvement de la thèse, rappeler les exigences académiques et veiller au bon déroulement des travaux de recherche. En outre, il nous semblait, en tant que doctorante s'engageant dans une convention CIFRE, nécessaire de nous entourer d'un tel comité pour que, en cas de désaccords notamment, les décisions importantes soient prises collectivement. Ce comité n'avait en charge que la thèse et n'était donc pas impliqué dans le programme de recherche et développement. Il joue en quelque sorte le rôle d'une tierce personne, une instance qui veille au bon déroulement de la recherche. Comme nous nous attacherons à le montrer dans ce qui suit, l'ethnologue était pris dans la dynamique du système d'action locale. Le comité de thèse devait notamment veiller à ce que cette implication ne perturbe pas et surtout n'entrave pas le travail doctoral. Enfin, constituer un comité de thèse permet de s'insérer dans un réseau, facilitant l'accès à des publications et la participation à des séminaires et des ateliers de recherche. Nous étions identifiée dans la recherche et dans l'action. Enfin, dernier point mais non le moindre, les débats et les discussions durant les réunions du comité de thèse permettaient de relativiser certaines orientations : en effet, le doctorant surestime des difficultés ou croit qu'un seul choix s'impose à lui. Or les échanges au cours de ces réunions montraient que plusieurs choix étaient possibles à partir du moment où l'on était en mesure de les justifier. Aujourd'hui, nous pouvons dire que c'était un lieu et un moment forts dans l'apprentissage professionnel.
Durant la première année de la recherche, nous avons privilégié le terrain et les rencontres avec les responsables professionnels des syndicats de défense des AOC et des différents organismes agricoles. En octobre 1997, nous avons participé, dans le cadre des activités du GIS, à une réunion du comité de pilotage de l'axe "Qualité des produits dans les filières fromagères alpines". Ce comité est majoritairement composé de représentants d'organismes techniques (EDE, chambres départementale et régionale d'agriculture, Institut Technique du Gruyère), de recherche (INRA, CNRS), de représentants de l'Etat (DRAF, DRAC) et de professionnels agricoles (syndicats de défense, responsables d'atelier de transformation). C'est au cours de cette réunion que nous avons présenté pour la première fois le projet de recherche.
La demande initiale du GIS Alpes du Nord portait à la fois sur les représentations qu'avait l'ensemble des acteurs de la production et des consommateurs des fromages d'appellation d'origine contrôlée. Notre approche proposait d'étudier la dimension culturelle et patrimoniale dans une perspective de construction sociale de références et valeurs au travers d'une médiation. Ainsi, les consommateurs apparaissent comme des acteurs à part entière du système, et non intervenant exclusivement en aval de la production. En outre, nous proposions de prendre en compte ces acteurs au moment où ils rencontrent les producteurs, dans le cadre de l'accueil à la ferme. Cette approche restreignait le champ de l'étude mais en précisait la problématique. Par ailleurs, notre ambition au cours de cette réunion était d'expliciter le changement de terminologie : nous n'employons pas le terme image mais en nous déplaçant dans le registre culturel, celui d'ethnologie, nous pouvions problématiser la demande, transformer des interrogations en questionnement scientifique. Un des points du compte-rendu de la réunion montre une première évolution, actée ce jour-là mais pas encore appropriée au quotidien, dans la terminologie de l'étude : "Du point de vue de la terminologie, le terme image a été mis de côté au profit du terme culturel : image est un terme galvaudé et qui relève de la terminologie marketing. En outre, il s'agit de travailler sur des faits culturels et des représentations qui s'appuient sur des savoirs et des pratiques spécifiques, masqués par l'emploi du mot image." En outre, "certaines personnes soulignent l'importance de prendre en compte la situation actuelle et de ne pas s'arrêter à la situation qui prévalait autrefois. Les producteurs changent et les représentations évoluent. Il s'agit de montrer que la tradition et l'authenticité ne sont des éléments figés ; il faut les comprendre et les analyser dans un processus dynamique : la tradition et l'authenticité n'existent que dans la mesure où elles évoluent et se modifient."
A la relecture de ce compte-rendu, on peut commencer à prendre la mesure de l'implication de l'ethnologue et de son rôle dans la modification des façons de concevoir les aspects culturels des fromages. En effet, dans les premiers documents du GIS à notre disposition avant le début du contrat, la tradition était présentée comme un ensemble d'éléments transmis sans modification, identique dans le temps. D'une façon générale, comme dans le cas du terme "authenticité", derrière l'emploi de ces notions apparaissaient en filigrane les enjeux de l'agriculture alpine et les controverses et conflits sur les pratiques agricoles à préserver et sur l'image à véhiculer. Une de nos premières préoccupations a été de faire comprendre notre approche de ces notions. L'idée même d'une construction sociale ne pouvait aller de soi, car elle était du coup susceptible de remettre en question des orientations antérieures.
Il était particulièrement difficile au départ de cerner toutes les attentes, d'autant plus que nous devions justifier à la fois la problématique et les méthodes. En outre, la question des consommateurs a cristallisé les discussions, les syndicats de produits étant à la recherche de leur positionnement : ces fromages, que l'on nomme "de terroir" ou "traditionnels", peuvent-ils être adaptés aux attentes des consommateurs ? S'apparentent-ils à l'ensemble des produits agro-alimentaires ? Est-ce que leur survie ne dépend d'un positionnement original, s'appuyant sur leurs spécificités et évitant à tout prix une standardisation ? Dans ce cas, connaître les attentes des consommateurs, est-ce une priorité ? Ces fromages ne doivent-ils pas au contraire s'imposer dans leurs différences, valorisant leur saisonnalité par exemple ? Toutes ces questions ont ajouté à la confusion. Par ailleurs, il était clair que nous ne nous orientions pas vers un large sondage à la sortie des grandes surfaces pour interroger les clients sur leurs achats, leurs connaissances sur les fromages alpins ou plus largement sur les produits laitiers. Ainsi l'approche que nous proposions alimentait les doutes et le scepticisme sur l'intérêt de faire appel à l'ethnologie. Les inquiétudes étaient d'autant plus vives que la discipline était peu connue et que le GIS, bien que financé largement par la Région et l'Etat, n'a de raison d'exister qu'à partir du moment où les professionnels agricoles jugent que les travaux répondent à leurs attentes.
La difficulté principale de notre travail a été de faire le lien entre notre problématique de recherche, qui s'insère dans un champ particulier, avec la question posée par le GIS. Difficulté qui relevait d'une part de la complexité à traduire les notions et concepts anthropologiques auprès de non-spécialistes et d'autre part à faire valoir les méthodes de l'anthropologie, tant du point de vue de l'enquête que de l'interprétation des matériaux de terrain. Guille-Escuret met en exergue que, même si "« déconstruire » une question pour y repérer des faiblesses, des incohérences et des présomptions masquées est une tâche légitime et indispensable (...), produire une réponse sans préciser en quoi la nouvelle question s'est écartée de l'ancienne, c'est-à-dire sans faire apparaître les choix qui ont présidé à la « reconstruction »" (1996 : 9) représente une faute. Nous verrons que ce travail ne va pas de soi et réclame une longue maturation.
Les méthodes de l'anthropologie ont été l'objet de nombreuses discussions, et en particulier sur "qu'est-ce que le terrain ?", "qu'est-ce que l'observation participante ?", et "peut-on vraiment parler de méthode lorsqu'il s'agit de faire un entretien sans grille de questions préparer à l'avance ?" et qui permet de guider les échanges. Ces questions récurrentes montrent que s'insérer dans un dispositif existant, dont les sciences de l'homme et de la société étaient absentes, n'est pas chose facile. Certains auteurs évoquent l'idée "d'enquête empirique" (Dodier, Baszanger, 1997) pour qualifier l'activité ethnographique. L'empirisme comme méthode permettrait d'une part de "traiter les faits sociaux comme des choses", revendiqué par Durkheim et d'autre part de laisser place à l'inattendu, à l'imprévu. Dodier et Baszanger soulignent "cette exigence d'ouverture" : "Les enquêtes codifiées a priori abordent les activités des personnes selon des plans stricts, sur la base d'items et de règles définis préalablement et qui, de ce fait, rendent difficilement compte de ce que les activités concrètes recèlent d'imprévu dans leur déroulement" (1997 : 39). Laplantine insiste lui aussi sur la nécessité de laisser la place à l'inattendu (1996). Cette démarche empirique – ou qui en a la forme – n'était pas légitime a priori au sein du groupement d'intérêt scientifique dont les disciplines qui en assurent l'armature relèvent essentiellement des sciences naturelles et agronomiques. D'ailleurs, le comité scientifique du Groupement d'Intérêt Scientifique a consacré une de ses séances à une réflexion sur la place et les approches des différentes disciplines présentes. Au cours de cette séance, nous avons présenté notre expérience et expliqué les difficultés que nous rencontrions pour faire reconnaître nos méthodes. Albaladejo et Casabianca notent en outre que, dans ce type de démarche, c'est de la prise de risque, liée au fait de ne contrôler que très peu de choses dans le dispositif de recherche, que dépend le caractère novateur des résultats autant que la difficulté d'en assurer la validation (1997).
Toutefois, peut-on aller jusqu'à l'idée que "sur le plan méthodologique, une enquête peut être dite in situ si elle permet à chaque personne de se conduire de manière endogène", c'est-à-dire non alignée par le dispositif d'enquête" comme l'affirment Dodier et Baszanger ? Nous pensons que la démarche anthropologique permet en effet d'atteindre la part à la fois implicite, indicible, d'une activité humaine, néanmoins l'ethnologue, à partir du moment où il est présent, s'insère dans le dispositif et engendre forcément des modifications de comportement et d'attitude chez les informateurs. En outre, interroger des acteurs du terrain sans échantillon représentatif était considéré comme une absence de méthode, conduisant à une remise en question de la démarche anthropologique. D'ailleurs, ceci a donné lieu à de nombreuses discussions, notamment au cours de réunions du comité de thèse où il apparaissait dans le compte-rendu une définition rapide des méthodes de l'ethnologie, comme pour ne plus y revenir : "la démarche ethnologique privilégie des enquêtes de type qualitatif (entretien semi-directif, longue présence sur le terrain) et l'observation participante, (...) assister à des fabrications fromagères, aux différentes activités sur l'exploitation, participer à des réunions, à des concours, etc. (...) En outre, l'immersion dans le terrain permet d'acquérir des outils de décryptage des signes présents sur le terrain afin de se dégager du réseau de relations et éviter ainsi de tourner en rond. La méthode ethnologique n'est donc pas basée sur la construction d'un échantillon représentatif d'une certaine population, dont les résultats d'enquête sont traités statistiquement".
Ainsi, la première année a été consacrée notamment à faire connaître et à expliquer les méthodes de l'anthropologie.
Afin de favoriser notre intégration au sein du programme de recherche et développement, et surtout de légitimer notre recherche, nous avons essayé de trouver des ponts entre les disciplines, d'inventer des formes de médiation. Nous l'illustrerons au cours de ce chapitre, en particulier au moment des restitutions aux professionnels agricoles et lors de la réalisation d'un document technique, sorte de synthèse pratique des principaux résultats de cette recherche. Nous avions senti dès le début cette nécessité dont dépendaient la compréhension et l'appropriation des résultats de recherche.
La première année de recherche a permis d'affiner les hypothèses, en particulier l'idée d'une essence interrelationnelle du patrimoine : les observations en accueil à la ferme conduisaient à approfondir l'idée de l'existence de lieux médiateurs, mis en scène et surtout d'analyser le discours des agriculteurs. Lorsque dans le compte-rendu d'une réunion du comité de thèse nous écrivions que "l'étude des lieux pouvait permettre de comprendre comment les produits se construisaient en biens patrimoniaux au travers des discours224", il commençait à apparaître en filigrane l'hypothèse centrale du travail. Ainsi se posait déjà la question de la restitution auprès des responsables interprofessionnels des syndicats : fallait-il à ce stade de la recherche organiser une réunion pour présenter les travaux, leur orientation et recueillir leur avis sur l'adéquation avec leurs attentes ? A ce moment-là, nous avons estimé qu'il fallait se méfier de retours trop hâtifs auprès des professionnels des premiers résultats : les attentes étaient nombreuses, les enjeux importants et pas toujours d'ailleurs faciles à cerner. Ce choix a été reproché au GIS ensuite par les professionnels, estimant qu'ils avaient été écartés du travail de recherche et que les résultats ne correspondaient pas à leur demande. Toutefois, les professionnels étaient divisés sur cette question, d'autres estimant qu'au contraire l'apport de cette étude était intéressant parce qu'elle proposait des résultats en partie inattendus.
Faure M., 1996, Délimitation, spécificités et stratégies de valorisation : le cas des fromages abondance et raschera, DEA de sociologie et sciences sociales, Université lumière Lyon II. Ce DEA s'inscrivait dans un programme de recherche européen coordonné par L. Bérard et Ph. Marchenay (dir.), Caractérisation ethnologique, sensorielle et socio-économique des produits de terroir en Europe du Sud. Stratégies de valorisation, Rapport final, Bruxelles, Commission européenne, Direction générale de l'Agriculture, 1993-1997.
Compte-rendu du comité de thèse du 23 septembre 1997, p. 3.