Durant l'année 1998, nous avons participé à trois ateliers organisés par l'INRA-SAD, le CIRAD-TERA et le CNEARC sur le thème des "systèmes agro-alimentaires localisés et construction de territoire". A la suite de ces ateliers, un cycle "Thèses ouvertes" a été lancé dont les objectifs sont d'une part de donner l'occasion à des doctorants en fin de thèse de faire le point sur leur travail en exposant leur problématique, leur démarche et leurs résultats ainsi que les difficultés qu'ils identifient afin d'être à même de les surmonter et d'autre part de présenter des recherches qui participent ou concernent le projet "SYAL230" suscitant des échanges entre chercheurs de disciplines différentes. Ainsi, au mois de novembre 1999, une journée "Thèses ouvertes" a réuni des chercheurs autour de deux doctorantes. Nous avons présenté notre recherche et chaque discutant a ensuite pris la parole pour apporter un point de vue critique ou faire des propositions suite aux questions posées. A ce moment-là de la recherche, la problématique était encore bancale, certains liens ne se faisaient pas. Parmi les discutants, un ancien technicien de l'INRA, qui a travaillé près de 30 ans dans la zone beaufort et qui a également contribué à l'élaboration de l'AOC abondance dans les années quatre-vingt, a vivement réagi aux résultats présentés : il récusait l'idée de tension et de rapport de force entre les acteurs des systèmes de production. Au cours de cette journée, il s'est clairement positionné comme expert et a d'ailleurs rédigé un courrier sous forme de rapport scientifique quelques jours plus tard à l'attention des organisateurs de la journée "Thèses ouvertes" et de notre responsable local, directeur de l'entreprise. Son propos portait sur la nécessité pour un produit à s'adapter au monde dans lequel il est appelé à circuler, quel qu’en soit le prix. A partir d'un exemple que nous avons développé, celui de la place de l'amertume dans la spécificité du fromage abondance, le débat s'est élargi aux relations entre les acteurs impliqués dans un système de production. Dans les années quatre-vingt, période d'élaboration du dossier d'appellation d'origine contrôlée de l'abondance, les techniciens fromagers, dont le discutant à cette journée, assimilaient l'amertume à un défaut d'égouttage. Ainsi, il s'agissait, par le biais de l'appui technique, de modifier les pratiques pour faire disparaître cette erreur, permettant d'accéder à un marché plus large de consommateurs. Aujourd'hui, il apparaît que les producteurs regrettent la standardisation et la banalisation du fromage et dénoncent la disparition de ses caractéristiques. L'amertume fait partie intégrante selon eux de l'identité du produit. Lors de la journée "Thèses ouvertes", le technicien a souligné que "l'amertume était effectivement un défaut, qu'il fallait que le patrimoine évolue, et non pas qu'il dérive ou qu'il aille dans le mauvais sens". Par la suite, dans son courrier, il argumentait cette position en présumant que "le manque de connaissances technico-scientifiques [de l'ethnologue] était un handicap et avait empêché d'analyser convenablement cet aspect de la question". Il ajoute en note, à l'adresse des organisateurs de cette journée, "comme vous le savez, les chercheurs de l'INRA ne sont pas des technologues et scientifiques limités aux strictes compétences qui leur sont officiellement reconnues ; mais pour orienter leurs recherches et les justifier, il leur faut prendre en compte l'homme. Leur science n'est pas sans conscience et ils font souvent de la sociologie sans le savoir..." A la lecture de cet extrait, il apparaît clairement que l'anthropologie n'a pas encore acquis toutes les lettres de noblesse qu'elle mérite ; en effet, cas fréquent dont nous sommes régulièrement les témoins, les autres disciplines scientifiques, souvent d'ailleurs liées aux sciences de la nature, revendiquent des compétences en sciences humaines, dès lors qu'elles prennent conscience d'une part des décalages existants entre les savoirs et d'autre part des spécificités culturelles. Au prétexte d'avoir travaillé pendant 30 ans dans une zone, ou d'être familiarisé avec une culture, d'en avoir peut-être même saisi certaines caractéristiques, ces disciplines231 revendiquent la pertinence de leur regard alors même qu'elles ne perçoivent pas toujours leur propre incidence.
Cette intervention, presque caricaturale, était significative des difficultés que nous rencontrions au quotidien, des tensions et des enjeux et surtout elle était très éclairante pour la construction de la problématique : elle a été l'occasion d'une discussion large et interdisciplinaire qui a considérablement contribué à affiner la problématique.
Nous avons organisé une dernière restitution à la fin de l'année 1999 mais sous une autre forme. Etant donné l'avancée de la recherche, nous avons jugé nécessaire de présenter les résultats à d'autres utilisateurs potentiels avec lesquels nous avions entamé des contacts et pour certains déjà collaboré sur des sujets précis et ponctuels. En outre, les deux restitutions auprès des responsables de l'AFTAlp avaient révélé la nécessité de recontextualiser les questions du GIS dans une problématique plus large, celle de l'évolution de la notion de patrimoine, du tourisme, parallèlement à la recherche d'un nouveau positionnement pour l'agriculture. C'est d'ailleurs à ce moment-là que d'une part nous avons pris la mesure de notre implication et d'autre part que le lien entre la problématique et les attentes du GIS, qui manquait jusque là pour assembler l'ensemble des pièces du puzzle, est apparu aux acteurs locaux.
Au cours de cette rencontre – débat, nous avons pris le parti de montrer l'actualité des questionnements : ainsi, nous avons proposé une interprétation des conditions d'émergence des questions du GIS en les inscrivant dans une perspective historique de l'évolution de la notion de patrimoine et en présentant des exemples concrets. A cette réunion participaient des responsables professionnels des syndicats de l'abondance, du beaufort, de l'emmental, du reblochon, de la tomme de Savoie, des chargés de mission dans des structures de valorisation du patrimoine, des techniciens d'organismes de développement et de chambres d'agriculture. Notre ambition de départ était que la présentation d'une partie des résultats de la recherche puisse donner lieu à une discussion et à un débat entre les participants, et non pas entre l'intervenant et les participants. Pour nous, ce pari difficile devait notamment permettre de mieux prendre en compte les attentes et les questions nouvelles des professionnels agricoles dans la réalisation du document technique issu de la thèse. Par cette démarche, nous avons initié des relations entre culture et agriculture, même s'il est clair que le chemin est encore long. Toutefois, l'agriculture a du mal à se positionner aujourd'hui, le métier d'agriculteur est en plein bouleversement, et les choix agricoles dans les Alpes vont en partie à l'encontre d'orientations nationales. Il s'agit aujourd'hui de trouver de nouveaux partenaires (Arc alpin, Région Rhône-Alpes, Alpes du Nord / Alpes du Sud) pour construire un véritable projet, tenant compte des spécificités culturelles, et tout à la fois de l'évolution du tourisme et des nouvelles exigences écologiques. Notons malgré tout que notre présence au sein du GIS Alpes du Nord permet de faire des ponts avec des organismes en charge de valorisation du patrimoine, qui nous sollicitent pour participer à diverses rencontres, à la suite desquelles nous proposons un compte-rendu des attentes que nous avons perçues de la part de ces organismes à l'égard du milieu agricole. En effet, il est indispensable que l'agriculture se mobilise d'elle-même et construise une demande. A l'heure actuelle, cette démarche n'est pas encore véritablement entamée, elle est à l'état d'ébauche. Les échanges ne vont pas de soi mais il apparaît clairement que notre implication a permis de faire un pas significatif dans ce sens.
De façon générale, la maturation de la problématique a été lente. Nous l'expliquons en partie par le sentiment de manque de légitimité au sein de la discipline et la crainte à la fois de prendre position dans un cadre de travail original. Pour commencer par le premier point, il apparaît clairement qu'a priori le choix d'une convention industrielle de formation par la recherche n'est pas un cadre habituel pour la réalisation d'une thèse. Au cours des trois années de contrat, à plusieurs reprises nos collègues doctorants, "nos chers collègues" pour paraphraser Latour, ont émis des doutes sur la possibilité de produire un travail objectif dans cette situation. En outre, ils s'interrogeaient sur la place de cette recherche dans un cadre doctoral, jugeant qu'il s'agissait plutôt d'une recherche action ou d'une recherche appliquée. Ces remarques récurrentes soulèvent la question du décalage entre l'enseignement universitaire et la professionnalisation, qu'elle soit dans la recherche ou dans l'industrie. Clairement, notre position n'était pas légitime, elle était même remise en cause alors même que la discipline est aujourd'hui en pleine évolution232. Concernant le second point, préparer un doctorat est un travail difficile en soi, alors lorsqu'il s'agit parallèlement de défendre une position originale, la difficulté s'accroît : en effet, il a fallu régulièrement conforter la place de l'ethnologie au sein du GIS face aux autres disciplines présentes et appuyer la force et la pertinence des hypothèses de recherche en relation avec les attentes des professionnels agricoles. Aussi, un temps long a été nécessaire pour asseoir la problématique de la thèse. Ainsi que le souligne Guille-Escuret, "en sciences sociales, il est rarissime que l’on aboutisse à une réponse aussi satisfaisante pour l’esprit que la résolution d’une équation ; toute percée s’accompagne de nouvelles questions, de conditions, de relativités énigmatiques" (1996 : 21).
Même si nous manquons de recul pour apporter le regard critique que cette expérience mériterait, on peut malgré tout noter des formes de résistance pour éviter des torsions trop fortes de la discipline : ceci a donné lieu à des désaccords et des différends en interne et en particulier lors de la réalisation du document technique servant de synthèse des travaux menés. De façon pragmatique, certaines demandes qui nous étaient adressées pour ce document, par exemple s'en tenir à un état des lieux de la perception de l'AOC par les acteurs de la production sans intégrer les résultats de la thèse sur les processus de patrimonialisation, ne nous semblaient pas pertinentes et surtout occultaient tout l'apport de l'anthropologie. Dans ce cas, nous avons essayé d'associer ces deux registres en insérant des notions incontournables de notre point de vue dans l'état des lieux. A chaque fois qu'il s'est agi de préparer le document technique à destination du GIS, nous avons inclus un ou plusieurs paragraphes sur la façon de problématiser la demande initiale alors qu'une problématique scientifique, avec ses implications théoriques, n'est pas intelligible par tous. Il nous paraissait essentiel que notre démarche soit comprise, au moins en partie. De même, nos interlocuteurs directs au sein du GIS souhaitaient voir des schémas et des tableaux récapitulatifs des résultats. Or, la formation universitaire n'enseigne pas ce mode de restitution. Nous sommes démunis devant cette demande : comment schématiser sans appauvrir la réflexion ? Comment maintenir les relations entre les acteurs lorsqu'on présente un état des lieux au travers d'un tableau ? Ces questions pourtant simples se complexifient lorsqu'il s'agit de les mettre en oeuvre.
Le groupement d'intérêt scientifique des Alpes du Nord revendique l'interdisciplinarité. Il s'appuie sur différentes disciplines pour traiter des aspects de l'agriculture alpine. Toutefois, nous rejoignons Digard lorsqu'il affirme que "l'anthropologie ne pourra contribuer à l'oeuvre scientifique commune que si elle continue de s'affirmer en tant que « mode original de connaissance » (C. Lévi-Strauss). Ouverture disciplinaire ne signifie pas dilution des disciplines ; sans disciplines fortes, l'interdisciplinarité ne serait que poudre aux yeux233". Les tensions dont l'anthropologie a été l'objet durant les trois années de recherche sont révélatrices de la difficulté de l'interdisciplinarité ; et pour que la spécificité de la démarche soit comprise, nous devons aller jusqu'à ses marges pour faire des ponts avec les autres disciplines présentes. Cette pratique illustre la nécessité de négocier de façon permanente avec notre environnement : responsables professionnels, encadrement scientifique, collègues d'autres disciplines.
Parallèlement, nous avons poursuivi durant l'année 1999 les interventions à la demande de différents organismes, notamment l'Agence Rhône-Alpes de Service aux Entreprises Culturelles (ARSEC). Ces interventions234 permettent de faire avancer la problématique dans la mesure où elles révèlent les nouveaux enjeux de la politique patrimoniale et ont certainement contribué à légitimer notre approche.
Cette longue implication aboutit aujourd'hui à une modification des représentations des acteurs du GIS sur les aspects culturels : le terme patrimoine a clairement pris sa place au sein du vocabulaire. Notre souci a été de faire en sorte que ce terme ne soit pas synonyme de fixité, d'éléments transmis de génération en génération sans transformation, tant sur la forme que sur les valeurs et les représentations qui y sont attachées.
Programme de recherche sur les Systèmes agro-alimentaires localisés et construction de territoires en cours d'élaboration entre l'INRA-SAD, le CNEARC et le CIRAD-TERA.
Dans le même registre, au cours d'une réunion du comité de pilotage de l'axe "qualité des produits" du GIS où nous réfléchissions avec des agents de développement aux pistes de valorisation des résultats de la thèse, les plus anciens ne se sentaient pas concernés ; ils estimaient que "les plus jeunes techniciens, qui arrivent dans les Alpes, sont démunis devant les producteurs car ce qu'ils ont appris à l'école est remis en cause. Donc c'est à eux qu'il faut expliquer les différences culturelles." Une fois de plus, ceux qui travaillent dans ces organismes depuis plusieurs années et qui ont éprouvé le décalage entre les savoirs vernaculaires et les savoirs technico-scientifiques, jugent "qu'ils connaissent les problèmes, qu'ils en ont conscience et qu'il faut surtout que les nouveaux techniciens apprennent vite." Pourtant, l'analyse de leur discours et de leurs pratiques montre qu'avoir conscience du décalage ne suffit pas pour être pris en compte. Rares sont ceux qui s'interrogent sur leur pratique professionnelle alors même que l'appui et le conseil techniques sont au coeur des enjeux et des débats soulevés par les producteurs.
Confère les discussions actuelles sur l'évolution du CNRS et les orientations envisagées. De même, l'INRA semble vouloir s'ouvrir de façon plus volontariste vers les sciences humaines et sociales.
JP Digard, 1999 - "Anthropologie : une alternative trompeuse", La Lettre du département SHS, n°57, CNRS, p. 7.
Faure M., "Evolution et enjeux de la notion de patrimoine dans la société française contemporaine", Formation professionnelle de l'ARSEC, Clermont-Ferrand, 15 novembre 1999.