6.1.3.1. L'implication passe-t-elle par une empathie méthodologique ?

Il nous paraît indispensable à ce stade de la réflexion de se positionner par rapport à des questions de méthode. La première partie de ce chapitre introduit les tentatives de médiation, de négociation, ce que Dodier et Baszanger nomment "des opérations invisibles qui n'apparaissent généralement pas dans les textes en sciences sociales" (1997 : 37). Nous devons interroger les processus qui contribuent à construire des formes d'altérité inédites. Participer au programme de recherche et développement du groupement d'intérêt scientifique des Alpes du Nord exige une implication, conduit à une prise de risque, à une mise en danger de l'ethnologue puisqu'il est amené à prendre position, puisqu'il diffuse ses écrits, expose son point de vue et par-là même modifie les représentations. Ce phénomène est également valable dans le sens inverse puisque l'ethnologue en situation est un acteur parmi d'autres. Son propre système de représentations, ses connaissances, son mode de raisonnement ne sont pas hermétiques aux discussions, aux débats. Il contribue à la construction d'enjeux, il devient lui-même en quelque sorte responsable des solutions préconisées. Cette part de danger et d'imprévu est de notre point de vue constitutive du travail ethnographique. Nous rejoignons ainsi l'idée développée par Dodier et Baszanger selon laquelle "ce principe d'ouverture à ce qui n'est pas codifiable a priori induit une tension de base, constitutive des enquêtes in situ : la tension entre l'exigence de souplesse, liée au principe d'ouverture, et celle d'un minimum de méthode dans la conduite de l'enquête, c'est-à-dire d'un certain guidage des conduites – celles de l'enquêteur comme celle des personnes observées – selon des plans. Cette dualité fait partie de la condition générale de l'enquêteur in situ. Cette tension est notamment d'ordre épistémologique" (1997 : 40). Au regard de notre expérience, il apparaît clairement que la discipline, sa pratique, ses méthodes, sont soumises à des tensions qui les contraignent parfois à se déformer, sans pour autant altérer la validité de la démarche. L'exemple le plus significatif est celui des restitutions auprès de l'AFTAlp, regroupant les responsables professionnels des trois syndicats d'appellation d'origine contrôlée. Ce public destinataire des résultats n'est pas habitué à apprécier des études ethnologiques et à les utiliser. Les ethnologues utilisent principalement le texte comme mode de présentation et de diffusion. Les discours ethnographiques et l'analyse qui en est faite, ne se prêtent pas ou se prêtent peu à une schématisation. Toutefois, tenant compte du fonctionnement habituel des partenaires du GIS, nous avons proposé aux destinataires de la recherche différents niveaux de lecture : texte, schéma, tableau récapitulatif. Lors d'une présentation à l'AFATlp, nous avons présenté un tableau avec des résultats qualitatifs présentant les différents groupes d'agriculteurs selon leurs représentations de l'appellation d'origine contrôlée. Cette tentative s'est révélée être un échec. Les professionnels ne comprenaient pas l'intérêt de ce tableau, car il était trop réducteur : on ne retrouvait pas toute la richesse et la densité des informations recueillies et le tableau ne permettait pas de faire ressortir les interactions entre les groupes d'acteurs. En ethnologie, l'écriture est un outil d'analyse. On ne présente pas des éléments bruts mais une interprétation des matériaux de terrain. Comment rendre compte de "l'autre absent" dans un tableau alors que l'écriture est ce qui permet à l'ethnologue de s'approprier son terrain ? N'est-ce pas la transformation des matériaux de terrain en texte qui permet de passer de l'ethnographie à l'ethnologie ? Cette idée souligne la difficulté d'accès à l'ethnologie pour un public néophyte, pourtant financeur et destinataire des résultats. Par ailleurs, les notions utilisées par l'ethnologue, et plus précisément les définitions de ces notions, posaient problème. Les professionnels agricoles et nos collègues du GIS essayaient de trouver d'autres termes susceptibles de revêtir la même signification permettant de dépasser la complexité conceptuelle. Ainsi par exemple, le terme "projet" était parfois employé à la place de "patrimoine". Ce terme conjuguait les idées d'appropriation, de projection vers l'avenir à partir des liens qu'un individu tisse avec le passé et le présent et d'une forme de transmission dans la mesure où l'on n'élabore pas de projet sans concevoir une pérennité dans le temps. Laisser ouvertes les discussions, ne pas aller à l'encontre de ces propositions, constituaient à notre sens une façon de favoriser l'appropriation des résultats de la recherche. En outre, cette situation apporte des éléments ethnographiques complémentaires dans la mesure où elle permet de mieux comprendre les systèmes de représentations des acteurs. Ainsi les propos tenus par Dodier et Baszanger viennent en écho à notre expérience et à nos choix méthodologiques : certains "reconnaissent le caractère négocié des exigences entre méthode et ouverture aux situations et tiennent la tension ethnographique comme l'exemple sans doute assez poussé, mais somme toute ordinaire, d'une négociation omniprésente dans la science, même celle la plus soucieuse de la reproductibilité de ses expériences, entre le suivi des règles standard, qui de toute façon exigent toujours interprétations locales et aménagements situés, et le déroulement concret de l'activité scientifique (...). Plus un enquêteur accepte de sacrifier l'exigence de standardisation du recueil des données à l'ouverture aux aléas des observations, plus il agit en ethnographe" (1997 : 40).

L'ethnologue observateur n'aboutira à une "compréhension objectivée et donc à une totalisation monographique" (Dodier, Baszanger, 1997 : 45)de la communauté qu'il étudie qu'en mettant en oeuvre les méthodes nécessaires pour traverser l'épaisseur culturelle de cette communauté. L'implication et l'insertion de l'observateur dans le terrain permettent d'accéder à des informations très intimes et surtout d'être au coeur des discussions et des tensions, au point d'y participer et d'en être parfois l'enjeu. Pour arriver à cette totalisation, le chercheur doit articuler l'ensemble des matériaux de terrain : nous avons fait l'expérience d'une forme de socialisation au sein d'une structure de recherche et développement, où l'on retrouve des chercheurs, des professionnels agricoles, des techniciens, des ingénieurs ; l'implication permet d'accéder au langage, aux attitudes, aux façons de penser, vernaculaires. Ce point apparaît clairement dans le rapport entre les premières notes de terrain qui à bien des égards contiennent déjà "tout" et l'analyse finale qui n'intervient que des mois plus tard. Le récit de Renée Fox à ce propos est éclairant : "Depuis l'extrême début, mes notes contenaient presque toutes les composantes de l'image de l'unité à laquelle j'aboutirais. Cependant, lorsque j'enregistrais ces observations, je n'étais pas encore consciente des interactions systématiques entre elles. A quel moment ai-je commencé à voir l'unité comme structurée d'une manière cohérente ? En termes de mois et de jours, je ne peux vraiment répondre à cette question. Mais je sais absolument que la "soi-disant" compréhension de (l'unité) à laquelle j'ai finalement abouti, ne résulte pas seulement du fait d'en savoir plus sur l'unité dans un sens cognitif. Cela comprend aussi un processus d'apprentissage d'attitude (très semblable à ce à quoi se réfèrent les chercheurs en sciences lorsqu'ils parlent de processus de socialisation)" (1974 : 217-218).

Pour autant, on ne peut parler d'empathie, même méthodologique. Notre démarche a été celle d'un partage d'expériences, d'une prise de risque contrôlée afin d'enrichir le questionnement scientifique. D'ailleurs, à la lecture des ouvrages de l'herméneutique des textes ou des actions (Gadamer 1976, Ricoeur 1986), l'hypothèse de l'empathie comme processus par lequel le point de vue d'autrui devient transparent à l'enquêteur résiste mal aux critiques. Antérieurement à cette recherche, nous avions déjà travaillé sur les processus de patrimonialisation, sur les productions fromagères, sur les savoirs, les savoir-faire et leurs modes de transmission. L'accès au point de vue d'autrui est déterminé au moins en partie par un questionnement initial, par un type de connaissance, par des références théoriques acquises antérieurement à la recherche en cours. "Si certaines relations ou certains moments peuvent être qualifiés d'empathiques, au sens d'un certain type d'harmonie existant entre les personnes, on ne peut en déduire pour autant une transparence du point de vue d'autrui qui soit traductible dans des mots. Tout acte interprétatif est influencé, qu'il en ait ou non conscience, par la tradition à laquelle appartient l'interprète" (Dodier, Baszanger, 1997 : 43).

Dans Anthropologie structurale II, Claude Lévi-Strauss nous permet de dépasser la crise de la totalisation ethnographique en postulant que l'expérience du terrain est la condition pour que l'ethnologue parvienne à rassembler et à donner une cohérence à l'ensemble des éléments ethnographiques : l'ethnographie "représente un moment crucial de son éducation, avant lequel il pourra posséder des connaissances discontinues, qui ne fourniront jamais un tout, et après lequel seulement ces connaissances « prendront » en un ensemble organique et acquerront soudain un sens qui leur manquait antérieurement" (1974 : 109). En d'autres termes, cette expérience serait le déclencheur du passage de la collection d'éléments monographiques à l'apparition de l'image du puzzle. Nous avons vécu une expérience très forte où toutes les composantes du terrain étaient présentes : c'est notamment au cours de la journée "Thèses ouvertes", organisée conjointement par l'INRA, le CNEARC et le CIRAD-TERA, que nous avons pris conscience des enjeux et pu articuler toutes les pièces que nous avions obtenues par l'ethnographie.

Ainsi, nous défendons l'idée que l'implication et la participation directe au programme de recherche et développement du GIS Alpes du Nord ont constitué, malgré les écueils possibles, un champ d'investigation riche et dense favorisant l'accès au terrain, aux informations les plus imperceptibles et permettant d'enrichir considérablement la réflexion anthropologique. Comme le souligne Callon, "le mot fait, utilisé dans l’expression fait scientifique, la connaissance scientifique n’est pas un constat, un simple témoignage. Elle est faite de multiples opérations effectuées sur une multitude de représentants, d’intermédiaires en tout genre qui sont patiemment sélectionnés, soumis à la question, et dont les dépositions sont enregistrées, collationnées, compilées, comparées dans les laboratoires" (1989 : 10). Les conditions d'enquêtes en elles-mêmes sont des matériaux, elles sont heuristiques, porteuses de sens et les matériaux se construisent dans la situation d'enquête. La perturbation n'est pas un obstacle épistémologique quand on renverse la situation : dans ce cas, la perturbation devient matériaux de réflexion. Daniel Fabre soulignait d'ailleurs à quel point la source n'existe pas – fût-ce à l'état de texte enfoui et oublié – avant l'interrogation du chercheur : "l'ethnologue, au fur et à mesure qu'il perçoit, décrit et comprend un univers social sécrète en quelque sorte ses propres sources ; le mouvement de production des données236 est bien inséparable de celui qui construit l'objet de connaissance" (1992 : 41).

Notes
236.

On peut se demander si le terme données est bien à propos ici dans la mesure où justement il ne s'agit pas de donné mais de construit.