6.1.3.2. Remise en question de choses établies

L'ethnologue répond-il aux questions posées initialement par les responsables professionnels, plus précisément sous quelle forme y répond-il ? Comble-t-il les attentes ? Les interrogations premières portaient sur les "bonnes pratiques pour garantir l'image des fromages auprès des producteurs et des consommateurs". D'après Gérard Lenclud, "il est assez communément admis, malgré les ambiguïtés de la formule, que l'ethnologie est la science de la société vue de l'extérieur (...) et que faire de l'ethnologie, c'est au départ au moins éprouver la différence entre « nous » et « eux »" (1992 : 10). C'est également produire un discours sur l'altérité. Dans cette perspective, on peut penser que l'essence de l'ethnologie est d'interroger la société, de lui montrer ses contradictions, de souligner ses tensions, de mettre en lumière les apories du langage et de l'action. Au-delà des résultats et de leur utilisation potentielle, nous avons apporté un discours qui n'était pas attendu par le GIS, même si nous pensons aujourd'hui qu'implicitement les questions étaient présentes. En effet, travaillant sur les différentes formes de savoirs et leurs modes de transmission, savoirs technico-scientifiques, savoirs vernaculaires, et sur les stratégies de mise en valeur collectives et individuelles de la dimension culturelle des fromages, nous avons mis en évidence le poids de chacun et leur légitimité au sein du système de production. Cette analyse met au jour des tensions sous-jacentes aux relations entre ces acteurs, elle révèle des non-dits et de l'implicite. La réponse anthropologique relève de la légitimité des savoirs et des savoir-faire, de la place accordée aux différentes pratiques et de la variabilité tolérée dans la production, soulevant ainsi la question des relations et des rapports de force entre les acteurs, question non envisagée par les responsables agricoles ou plus exactement occultée, nous semble-t-il, car elle pose un vrai problème.

D'une manière générale, les résultats de ce travail ont remis en question les liens au temps et à l'espace que les responsables successifs des syndicats avaient élaborés au cours du temps, notamment par rapport à l'histoire et l'origine institutionnalisées de chaque fromage. La promotion collective mise en oeuvre pour ces trois productions fromagères s'appuie une conception passéiste des spécificités culturelles. L'analyse des processus de patrimonialisation montre que les stratégies collectives de valorisation des fromages renforce la rigidité et la fixité de la tradition et repose sur un "patrimoine lisse" ; cette conception ne permet de faire évoluer le rapport que les hommes entretiennent avec le temps et l'espace puisqu'elle engendre une décontextualisation des attributs identitaires, favorise dans le même temps une idéalisation de l'histoire passée et surinvestie des éléments parcellaires des systèmes de production.

A cet égard, l'article collectif de B. Brusset, F. Delcroix et Z. Rafransoa relatant une recherche à Madagascar commandée par le Ministère de la coopération dans le cadre de financements destinés au développement des micro-entreprises, met en lumière les difficultés que l'ethnologue peut rencontrer sur le terrain. Les auteurs racontent : "L'ouverture anthropologique, malgré l'imprécision de son contenu dans l'esprit des maîtres d'oeuvre, nous apparaissait intéressante. Il nous était demandé de mieux connaître et de comprendre la population-cible, ses modes de fonctionnement, ses logiques et les stratégies qu'elle mettait en oeuvre. Six pages de questions extrêmement détaillées constituaient les termes de référence et construisaient de façon générale une problématique initiale. (...) Très vite, la sensibilité anthropologique est apparue comme un leurre. Il ne s'agissait nullement de donner à l'équipe les moyens d'apporter de vraies réponses aux questions posées et surtout de poser de nouvelles questions. Ces nouvelles questions et pistes de recherche n'ont pu être réellement abordées. Elles auraient pu remettre en cause la philosophie même du projet. (..) Chercher vraiment à caractériser les logiques qui rendent compte de la cohérence n'était finalement pas l'objectif, alors que c'est sans conteste dans ce domaine que le savoir-faire anthropologique aurait pu le mieux donner sa mesure. La “ culture ” pour les maîtres d'oeuvre devenait une ressource, une boîte magique qui permettrait de donner des clés, des solutions pour un développement s'appuyant sur les “ dynamiques locales ”. Au fond, il nous était demandé, sous couvert d'anthropologie, de répondre aux même questions que les études “ classiques ” mais en utilisant des entretiens ouverts plutôt que des questionnaires fermés, ce qui ne changeait absolument rien sur le fond. De plus, il ne fallait pas chercher à aller au-delà des premiers ensembles de réponses, car on ne pouvait envisager de prolonger une étude déjà considérée comme anormalement longue" (1996 : 237). Cet extrait est très significatif des difficultés rencontrées sur le terrain par l'ethnologue : d'une part la discipline est peu connue, donnant lieu à des malentendus sur les méthodes, sur les temps d'écriture, sur le type de résultats que l'on peut en attendre : d'autre part, les demandeurs présupposent parfois les conclusions ou attendent des prédictions et des scenarii. Le travail préalable à une recherche doit porter sur l'identification précise des questions et des types de résultats attendus. En outre, dans le même temps, il est indispensable de présenter les méthodes et démarche de l'anthropologie. On ne peut que regretter que l'approche ethnologique soit si méconnue, d'autant plus que cette méconnaissance peut conduire à des relations conflictuelles.

L'appropriation des résultats par les professionnels, et d'une manière générale par le milieu agricole, réclame du temps. Reconstruire les liens au temps et à l'espace à la lumière de ce qu'apporte l'ethnologue ne va pas de soi, d'autant qu'il remet en question des légitimités, des pouvoirs, des formes d'autorité. Il faut un débat ; le GIS ne peut intégrer et digérer une nouvelle discipline en deux ou trois ans. Réussir à passer des hypothèses de recherche aux hypothèses d'action est un travail qui s'inscrit dans la durée.