6.1.3.3. Entre porter la parole et légitimer : un écueil à éviter

Dans son article "Les anthropologues ne pensent pas tout seuls", Vidal précise que les anthropologues ont sur les historiens un avantage puisqu'ils entendent "des gens que les archives réduisent quasiment au silence : les « insignifiants » d'une époque, les pauvres, les opprimés" (1978 : 115). Cette affirmation pose problème, non dans sa véracité ou dans sa pertinence mais dans ses conséquences sur la pratique de l'anthropologie : il est vrai que les méthodes d'entretien et d'observation, tout ce qui a trait à l'ethnographie, pousse dans son essence à faire parler ceux que l'on entend peu et tend du coup à privilégier l'invisible et l'indicible. Le fait de travailler sur les savoirs, sur leurs modes de transmission, sur les spécificités de l'oralité, peut conduire à instituer l'ethnologue comme porte-parole des groupes dont la légitimité semble problématique. Les conditions qui amènent des acteurs à faire appel à un ethnologue doivent être minutieusement analysées afin de permettre un regard distant, un regard éloigné.

Même si les attentes des professionnels agricoles manquaient de clarté, les enjeux de l'agriculture des Alpes du Nord étaient plus nets : l'industrialisation croissante de l'agriculture nourrit des inquiétudes quant à la place des productions fromagères dans un marché agro-alimentaire répondant de plus en plus à des règles standardisées ; en outre, l'idée de pouvoir vivre et travailler au pays demeure très forte, elle a d'ailleurs motivé la relance de certains fromages ; enfin, les exigences sanitaires sont telles aujourd'hui qu'il ne semble plus y avoir d'autres solutions que l'application de la réglementation relative à la normalisation. Face à ces enjeux, les responsables professionnels se sentent démunis et, en ayant recours à une approche ethnologique, attendent de pouvoir fournir des justifications autres que techniques, économiques ou sanitaires à leurs orientations. Par notre implication, nous octroyons le droit aux autres acteurs de nous intégrer dans leur système de classification : l'ethnologue n'est pas hors catégorie ; il est un acteur parmi d'autres, identifié, nommé, classé, donc positionné quel que soit le choix que lui-même fait. Au cours des différents entretiens, nous prenions le temps d'expliquer la demande que nous avait adressée le GIS, les attentes, les enjeux, aux personnes rencontrées. De façon récurrente, les producteurs insistent pour que certaines de leurs doléances soient notées, comme pour être sûrs que l'ethnologue s'en fera le relais. Par ailleurs, il se crée une forme de complicité et de familiarité avec les interlocuteurs, qui ne doit pas pour autant rendre l'ethnologue complice. En effet, certains ont accepté des entretiens à la condition de garantir leur anonymat, ou de ne pas noter certains de leur propos ; parfois ils éteignaient le magnétophone avant de poursuivre l'entretien. Nous avons également des informateurs privilégiés, c'est-à-dire des acteurs qui ouvrent des portes sur le terrain, des passages obligés parfois car si on connaît ou si l'on a rencontré cette personne, d'autres acceptent après de nous accueillir. Boyer, en énonçant son hypothèse selon laquelle "la véracité d'un énoncé traditionnel est fonction de positions d'énonciations fondées sur un rapport causal entre un certain domaine de réalité et le discours qu'il vise" (1986 : 368), vient conforter l'idée que certaines personnes puissent être considérées, plus que d'autres et par d'autres, comme porteuses de vérité et de légitimité. Cette relation privilégiée s'exprime concrètement par des échanges notamment. Ainsi, il est arrivé que nous soyons sollicitée par un professionnel qui avait besoin d'informations pour une réunion : à ce moment-là, nous avons rédigé un texte sur la base des premiers résultats de cette recherche mais également à partir de nos travaux précédents, en particulier en DEA. Dans le même registre, lorsque nos assistions à une fabrication, nous prenions des photographies : nous avons quelquefois envoyé les doubles au producteur qui nous avait accueillie, non pas seulement pour le remercier de sa disponibilité mais parce que ces clichés pouvaient lui être utiles dans le cadre de l'accueil à la ferme pour constituer un classeur. Françoise Zonabend a mis en lumière les enjeux liés à cette pratique : "comment construire un objet de la façon la plus objective possible et, dans le même temps, garder une exigence éthique ? Comment rendre compte publiquement, sans choquer qui que ce soit, sans décevoir le groupe étudié des bénéfices symboliques ou matériels qu'il peut attendre, qu'il n'a cependant pas demandé ni, le plus fréquemment, souhaité voir menés sur lui ? Comment ne pas détériorer cette fragile relation à l'autre faite de complicité et de rejet, d'exaspération et d'amitié, de compréhension et d'attentes déçues, qui s'instaure souvent entre l'observateur et ses interlocuteurs et qui fait que, sachant que leurs propos seront fidèlement rapportés (même de façon anonyme), leur histoire personnelle ou de famille exactement retracée, ils acceptent néanmoins de parler, de prendre le risque que leurs paroles leur soient retournées, restituées, soit en somme objectivées ?" (1994 : 6). Sans doute l'une des premières tâches de l'ethnologue repose-t-elle sur la nécessité d'expliciter ses méthodes, son approche, ses outils. En outre, tous n'ont pas forcément accepté de parler ; certaines personnes du GIS nous ont confié qu'elles étaient parfois gênées de discuter en notre présence, craignant que leur propos soient utilisés, objectivés justement. L'ethnologue dérange, il dérange d'autant que les acteurs connaissent mal sa démarche et qu'ils ne savent pas quels résultats ils sont en droit d'attendre.

Mais cette situation soulève d'autres questions encore : comment contrôler la destination et l'utilisation des travaux anthropologiques ? Comment réagir si l'appropriation des résultats vise à renforcer des revendications identitaires et un repli sur soi ? Quelle est la responsabilité de l'ethnologue ? Comme le signalent Martine Hovanessian et Ariane Deluz, "dans le passage à l'écriture, l'ethnologue engage davantage que son implication sur le terrain ; il engage l'entière responsabilité de son regard" (1998 : 10). Dans cette perspective, peut-on s'opposer à l'idée d'une ethnologie engagée ? La posture professionnelle ethnologiquement correcte demeure bien entendu celle du regard objectif et distant par rapport au terrain. Toutefois, nous postulons que la responsabilité de l'ethnologue est de s'assurer de la compréhension de ses travaux ; c'est en reconnaissant et assumant pleinement son implication sociale et son inscription dans un contexte et une action particulière qu'il pourra tendre à l'objectivation. Michel Rautenberg souligne qu'une "approche rigoureuse de la production des patrimoines sociaux se devrait donc de procéder à la fois à une analyse « culturelle » du sens des productions patrimoniales au sein des groupes qui les élaborent, et à une analyse "idéologique" de la production de ces patrimoines renvoyant aux représentations sociales et politiques qui les font naître" (1996 : 3). Nous avons eu le souci dès le départ de nous positionner comme chercheur, de nous impliquer dans les enjeux pour l'agriculture, de participer au débat sur l'avenir, de répondre aux sollicitations, toutefois nous avons fait en sorte que notre propos ne puisse venir légitimer un savoir, une action, une orientation. Notre approche devait apporter des éléments de réflexion aux responsables des syndicats de défense sur la dimension culturelle des fromages. Même lorsque les résultats présentés allaient à l'encontre de ce qui était attendu, il nous a paru essentiel de ne pas édulcorer l'analyse anthropologique. Toute nouvelle approche nécessite un travail de compréhension, un effort pour accéder à la terminologie, au sens de la démarche.