6.2.2. Le patrimoine : outil de revendications ?

Dans les discussions du comité de thèse réuni en juin 1998 ressortait la question de savoir si la patrimonialisation allait de soi pour tout le monde, et comment chacun se positionnait dans ce vaste et diffus processus de transformation des produits agricoles en objets culturels. Cette question nous a conduite à approfondir l'analyse des relations entre les différentes formes de savoirs pour finalement montrer que l'enjeu était bien la mise en forme des savoirs vernaculaires pour les rationaliser. Cette algorythmisation des savoirs naturalistes populaires va dans le sens d'une standardisation et d'une mise en recette des savoir-faire. Les techniciens et personnels administratifs mobilisent la patrimonialisation pour externaliser ces pratiques, les rendre plus homogènes, afin de mieux les préserver.

Ce résultat de recherche nous permet d'affirmer qu'il existe ainsi une tension entre une patrimonialisation qui s'appuie sur une externalisation des savoirs vernaculaires pour une meilleure protection puisqu'elle est gérée et élaborée institutionnellement et une patrimonialisation sociale qui cherche à protéger les savoirs d'une externalisation jugée excessive. Cette tension donne lieu à des stratégies distinctes avec pour les premiers un renforcement des contrôles et des procédures d'authentification des fromages, la mise en place d'assurance qualité et pour les seconds une valorisation accrue de la dimension culturelle à l'attention d'un public, visiteurs, consommateurs. Dans ce cas apparaissent en outre deux logiques distinctes s'appuyant l'une sur une médiation par l'oral et l'autre sur une médiation par l'écrit.

Dans sa dimension sociale et locale, la patrimonialisation agit comme une réponse au manque de légitimité, elle encourage la "sauvegarde des propres", car "dans tous les sens de cette expression, c'est bien d'assurer la transmission d'une particularité, d'une spécificité propre qui fera que cette entité-là, ce collectif humain particulier d'une part sera identique à lui-même par delà ses changements et ses mues et d'autre part sera différentiable de tous les autres « nous » qui seront des « eux » contemporains pour lui" (Micoud, 1995 : 32). Dans cette perspective, les producteurs mettent en oeuvre des stratégies pour à la fois questionner et préserver la propriété intellectuelle des savoirs et des savoir-faire vernaculaires. Il s'agit bien de définir les spécificités des produits et la culture ne se réduit pas à l'ensemble des produits qui sont identifiés sous ce terme (art, langue, littérature, productions agricoles) et qui précisément font catégorie à l'intérieur d'une représentation spécifique de cette culture. Que les éléments culturels soient mobilisés par les techniciens ou les producteurs, dans tous les cas ils témoignent du sens que les hommes donnent à leur relation au monde. Rautenberg précisait que les objets du patrimoine ethnologique ne prennent pas leur sens au sein de catégories formelles, esthétiques, techniques ou symboliques, mais par ce qu'ils nous racontent de la manière dont les hommes traitent les problèmes de la reproduction sociale et de leurs relations à l'espace et au temps (1995). La patrimonialisation devient possible à partir du moment où les objets ont été libérés des enjeux particuliers qui les ont fait naître et exister. Dans le cas que nous avons étudié, on s'aperçoit que l'usage social des objets est prépondérant sur leur transmission ; en d'autres termes, chaque génération – et les générations cohabitent – imprime les motifs contemporains et redéfinit les modalités de fonctionnement du jeu social. Il s'agit, dans la réévaluation du contenu des liens au lieu et au temps, de questionner la reproduction sociale pour revendiquer la place que chacun y occupe : dans cet exercice de réévaluation, les hommes peuvent à tout moment introduire de nouveaux éléments dans le jeu de la reproduction ; les modalités de ce jeu ne sont pas déterminées à l'avance, chaque génération ayant les moyens de les renégocier.

Ainsi, il apparaît clairement que le patrimoine n'appartient à personne même si une communauté peut s'en prétendre dépositaire, car elle n'est qu'un maillon dans la longue chaîne de la transmission et de la reproduction sociale. S'engager dans un processus de patrimonialisation, c'est construire de la différence et l'affirmer, c'est inclure et exclure, c'est oublier et réinvestir de nouvelles valeurs. Lorsqu'une communauté ou un groupe social s'investie dans cette démarche, le principal écueil qui se présente à elle est le repli sur soi, le rejet de l'autre, la fabrication d'un singulier que l'on chercherait à imposer comme une vérité. La notion de patrimoine se donne à tous, ses nombreuses sollicitations aujourd'hui montrent que son hospitalité attire beaucoup de projets, puisqu'elle permet de rendre légitimes toutes sortes d'interprétations. Les systèmes de production des Alpes du Nord sont confrontés maintenant à la concurrence au sein d'un marché agro-alimentaire qui s'élargit chaque jour, à des exigences à la fois sanitaires, environnementales, patrimoniales, et dans le même temps ils doivent permettre aux hommes de vivre en garantissant un prix du lait élevé, pour investir, moderniser, élaborer des projets. Derrière ces phénomènes économiques et sociaux se repèrent les signes, et parfois les symptômes, d'une crise identitaire qui trouve dans la sphère alimentaire, malmenée par l'industrialisation, un lieu de cristallisation. Les attentes sont nombreuses et diffuses et le danger est grand de voir ces sociétés locales s'approprier le patrimoine pour en proposer une interprétation unique, fondée sur des éléments idéalisés, réinventés. "C'est à l'occasion de ces mutations que s'expriment de nouveaux modes d'organisation de la localité fondés à la fois sur un raffermissement des liens sociaux, de proximité, un positionnement favorable aux stratégies d'attraction des publics, la rénovation des activités économiques et la préservation, voire la reconstruction de l'environnement naturel" (Cerclet, 1998 : 10). Les producteurs appréhendent leur façon d'être-au-monde différemment des responsables professionnels : cette distinction apparaît clairement dans les stratégies de mise en valeur de la dimension culturelle. En accueil à la ferme, les producteurs s'appuient sur les pratiques d'aujourd'hui, sur leur quotidien, ils envisagent la culture et la nature dans une perspective pragmatique et ordinaire. A l'inverse, la promotion collective s'appuie sur une redéfinition de la culture et de la nature déconnectée du présent, mettant en avant une patrimonialité qui résiderait dans les objets obsolètes d'un point de vue technique. Dans ce cas, cette procédure identitaire tend à échapper à ses constituants, les producteurs ; la culture, en tant qu'instrument de reconnaissance, peut être détournée au gré d'intentions antagonistes, éclatée, pervertie, mais aussi se retrouver, se reconstruire, servir d'instrument de défense ou de conquête, en particulier dans un contexte de redéfinition des rapports à la société. Bérard et Marchenay ont montré les dangers de "l'actuelle glorification du terroir (...) assimilé à la quintessence de la culture rurale, synonyme d'une terre « qui ne ment pas »" (1998 : 16). Le travail de recherche mené sur la dimension culturelle et patrimoniale des productions fromagères dans les Alpes du Nord a permis de mettre en lumière les modalités qui définissent les choix et les orientations et de montrer qu'ils sont liés à des systèmes de valeur dont le dévoilement reste nécessaire pour en tester la validité, la pertinence, l'extension, les lieux d'exercice.

Le patrimoine ne peut être un outil, il est une démarche, un projet. Lorsqu'il devient un outil d'un groupe pour des revendications identitaires, le danger apparaît : il conduit généralement le groupe à conjuguer le patrimoine au singulier alors que les hommes, dans leurs stratégies de valorisation, dans leur multiplicité et dans leur diversité, tendent à le conjuguer localement au pluriel. Il est essentiel de comprendre que le patrimoine est pluriel, qu'il n'appartient à personne, qu'il est le témoin des relations que les hommes tissent entre eux. Construire un projet patrimonial ne se réduit à une collection d'objets et d'instruments anciens ; il s'agit avant tout d'un processus d'interrogations sur ce que les hommes partagent, ce qu'ils ont en commun pour élaborer collectivement l'avenir.

Ces préoccupations rejoignent les nouvelles formes de tourisme qui se développent en ce moment, tourisme vert, tourisme doux, tourisme culturel, agro-tourisme. La valeur marchande du patrimoine, qui provient notamment de la construction d'éléments culturels partagés entre différents acteurs, interfère dans la réflexion sur le positionnement de l'agriculture dans la société.