6.2.3. La nouvelle donne du tourisme

Il ne s'agit pas ici de faire un état des lieux du tourisme mais bien d'évoquer de nouvelles pratiques liées à une activité touristique, témoignant de l'évolution de nos sociétés : réduction du temps de travail, allongement de la durée de vie, parcellisation des temps de vacances sur l'année, apparition de nouvelles catégories de touristes, objets de toutes les attentions (3ème et 4ème âges), etc. L'agriculture est directement concernée par cette évolution puisque c'est l'occasion pour des nouveaux publics de découvrir les activités de production au cours de leurs vacances. Lors du colloque consacré aux circuits culturels, Marc Henri Piault avait dressé un portrait très critique sur les effets du tourisme : il disait ainsi que "l'organisation contemporaine du travail développe des formes de plus en plus diversifiées et contraignantes de « vacances ». Les temps de loisir sont organisés comme les autres moments de la vie quotidienne et la parcellisation des tâches comme l'uniformisation des conditions d'existence portent en général à réduire, au moins en apparence, les distances sociales et culturelles : il n'y a plus qu'à consommer la diversité des lieux et des cultures, réduits à n'être que les éléments indéfinis d'une collection sans fin. Dans ces conditions, le tourisme est proprement dévastateur car il impose des modalités uniformes et économiquement stratifiées. C'est une gigantesque opération de distraction, c'est-à-dire de détournement d'attention pour laquelle, afin de ne réveiller aucune question discordante, aucun désir de changement à l'égard de ce qui est apparemment « offert », il conviendrait de n'avoir à proposer que des produits stéréotypés, calibrés, évalués en fonction d'une remise en état conditionnée des touristes-vacanciers destinés à reprendre par la suite leur vie quotidienne sans questionnement embarrassant : il importe donc au plus haut point de ne pas les confronter à des modes de vie dont la différence serait susceptible de mettre en question le leur propre" (1988 : 63). Cette conception, particulièrement pessimiste, éclaire pourtant une partie des observations que nous avons menées dans les Alpes du Nord. Les responsables professionnels des syndicats de défense des AOC ne cessent de répéter que les fromages abondance, beaufort et reblochon "ne sont pas des produits comme les autres" et qu'à ce titre "ils n'ont pas à s'adapter à la demande des consommateurs." Néanmoins, lorsqu'il s'agit de s'adresser à ces mêmes consommateurs, touristes, visiteurs, les discours tendent à proposer une image lisse, sans contradiction, qui laissent finalement peu l'occasion de questionner l'identité. Il est vrai qu'à l'heure actuelle les responsables professionnels hésitent à divulguer beaucoup d'informations aux touristes, de crainte de laisser apparaître des failles, des espaces d'interrogations qui pourraient mettre à mal la cohérence revendiquée dans les prospectus de promotion. Il n'en demeure pas moins une contradiction de fond entre l'image que défendent les responsables professionnels et leurs discours qui insistent sur l'autonomie des productions fromagères à l'égard du marché. Brown (1999) affirme d'ailleurs qu'il serait fructueux pour l'étude du tourisme d'analyser les mythes touristiques, fondés selon lui sur la perpétuation des idées et des images de ce qu'on imagine avoir été avant le tourisme, alors même que le tourisme provoque des changements sociaux. Toutefois, même si les études menées sur le tourisme proposent des analyses convergentes, renforçant l'idée développée par Brown, le tourisme ne peut être à notre sens appréhendé de façon univoque : les pratiques touristiques sont plurielles et ne peuvent se résumer à une vision édulcorée et/ou idéalisée d'une culture. Bien au contraire, des acteurs qui s'engagent dans un processus de patrimonialisation invitent les touristes à devenir eux-mêmes acteurs de ce processus. Affirmer que le tourisme peut être considéré comme un média (Poulain, 1997 : 19), parce qu'il permet "non seulement de vendre des marchandises ou des services au moment du séjour, mais il offre occasion d'accroître la notoriété de produits régionaux, stimulant ainsi leur commercialisation, en dehors des périodes touristiques, dans les réseaux traditionnels", nous paraît réducteur dans la mesure où cette activité est aussi un prétexte à la rencontre, à l'échange, à l'appréhension de l'autre, d'autant que la distinction entre les périodes dites "touristiques" et les périodes "creuses" tendent à s'estomper. D'ailleurs, au sens étymologique du terme, le tourisme correspond à l'idée de voyage : ce terme provient de l'anglais tourism, apparu au milieu du XIXème siècle. Dans ce contexte, il semble que les nouvelles formes de tourisme, initiées en partie par les producteurs au travers des visites à la ferme, jouent progressivement un rôle de régulateur : le développement conjoint de ce type de tourisme et des nouvelles attentes à l'égard de l'agriculture offre l'opportunité d'envisager des activités péri-agricoles où les agriculteurs redéfiniraient leur mission tout en étant directement impliqués et en quelque sorte "maîtres d'oeuvre" de ces projets. Poulain propose d'ailleurs que "dans le même temps, par la rencontre de la diversité culturelle régionale et la ré-appropriation des composantes de l'identité française, il est susceptible de faciliter l'intégration dans l'entité européenne" (1997 : 18). Les stratégies individuelles de valorisation – s'inscrivant dans une perspective collective puisque les producteurs en présentant leur métier, leurs activités, leur exploitation, font en fait référence à une communauté, à ses règles de validation et de légitimation locales – transforment les touristes de spectateurs en acteurs : elles encouragent la rencontre et le partage intime avec une autre culture en leur faisant découvrir ses valeurs, ses symboles, ses idéaux, renforcés en outre par la dégustation des produits de la ferme à la fin des visites. Ces aliments, fromages, beurre, vin, favorisent l'insertion des visiteurs dans un système de signification, entre saveur et savoir, où sans doute le O de AOC prend tout son sens. C'est à l'occasion de pratiques touristiques que se construisent sur le long terme des valeurs partagées entre ces deux catégories d'acteurs.

Les acteurs de la mise en valeur touristique du patrimoine bâti monumental ou préhistorique bénéficient d'une expérience importante qui permet de réduire les risques et les écueils de ces projets. En revanche, la dimension sociale du patrimoine pose beaucoup plus de problèmes et semble moins évidente à mettre en valeur. Non seulement l'expérience de sa valorisation est plus récente, mais son caractère confus et diffus met en difficulté les responsables du développement local. Il se pose par ailleurs la question de savoir s'il s'agit de produit touristique ou de projet culturel : à notre sens, cette forme de tourisme est un terrain d'inventions et d'innovations sociales à la croisée des nombreuses transformations de la société qui permet de multiplier les configurations des échanges. Les résultats de notre recherche montrent bien que les producteurs fermiers n'ont pas construit de produit touristique mais un projet culturel. Un exemple est à cet égard particulièrement éclairant : le Sentier des alpagistes. Nous avons rencontré les agriculteurs qui ont lancé cette opération. Le premier GAEC de Savoie date de 1979 : il regroupait à l'origine 8 personnes, pour la plupart pluriactives, situé en Tarentaise, sur le Versant du Soleil, "face aux stations de ski de la Plagne et des Arcs". L'organisation de ce GAEC est originale et mériterait d'être analysée dans le détail puisqu'elle interroge l'évolution du statut de l'agriculture au sein de notre société. Toutefois, nous allons nous concentrer sur les raisons qui ont poussé ces agriculteurs à créer le Sentier des alpagistes en 1988, époque où le tourisme vert n'était pas encore véritablement à la mode. Ce Sentier repose sur une randonnée de 6 jours, conçu et réalisé par des agricultrices qui souhaitaient "modifier l'image du pays et être reconnus et montrer que l'agriculture n'est pas seulement un mode de production mais surtout un mode de vie." Elles refusaient l'image d'une agriculture de montagne survivante et surtout d'être "les derniers indiens d'une réserve." Il s'agissait de faire passer "l'idée d'une réalité économique et humaine d'un patrimoine vivant, fondée sur la rencontre, sur l'ouverture avec des gens de tous milieux." Cette randonnée conduit les touristes à des chalets d'alpage où ils assistent à la traite, à la fabrication du fromage et goûtent aux produits. D'après les questionnaires que les agricultrices faisaient remplir aux touristes, il ressort une satisfaction générale du séjour. Toutefois, depuis 1993, le Sentier des alpagistes connaît des difficultés, en particulier une chute de la fréquentation. Plusieurs phénomènes peuvent l'expliquer : d'une part, les années quatre-vingt-dix voient l'apparition sur le marché du tourisme de nombreuses offres concurrentes ; d'autre part, directement lié à la première raison, ce sentier est vendu par des circuits de commercialisation classique, notamment Loisir Accueil Savoie, donc il n'apparaît pas spécifique dans l'ensemble des offres ; enfin, il est difficile de faire évoluer un tel projet, de le faire vivre et de le renouveler : il répondait à une question particulière dans les années quatre-vingt, aujourd'hui il est partiellement obsolète. Au cours des entretiens menés chez les promoteurs du projet, nous avons constaté qu'ils s'interrogent sur cette évolution et qu'ils soulignent l'importance de retravailler les contenus ; toutefois, ils estiment qu'il ne faut pas une approche en terme marketing, qui ne correspond pas à ce qu'ils souhaitent construire. Il s'agit bien d'élaborer un projet culturel et non un produit touristique, qui par lui-même créera une valeur marchande.

L'ambiguïté – et la difficulté – dans la plupart des projets, repose sur le fait que culture et patrimoine représentent des investissements importants dont les financeurs, publics ou privés, souhaitent recevoir quelques profits, quelques rémunérations, autres que symboliques. Cette remarque vaut pour les responsables professionnels des syndicats de produit et pour les producteurs : ils veulent retirer à la fois une plus-value culturelle et une plus-value marchande de ces expériences de valorisation. Il est difficile de penser le tourisme dans une perspective patrimoniale, exigeant un questionnement plus profond sur le sens des produits et l'identité de la communauté porteuse du projet. Pourtant, l'investissement dans une telle démarche est récompensé par l'amélioration de la connaissance de la place qu'occupe chaque acteur dans le système social ; il produit du lien social par la réévaluation régulière de ce qui relie les hommes à un lieu et à une histoire. Aujourd'hui, l'évolution de la notion de patrimoine et le regard que portent les anthropologues sur les processus de patrimonialisation encouragent une redéfinition du tourisme, de la façon de concevoir un produit touristique et le rôle que doivent jouer les acteurs locaux. Les exemples que nous avons développés confortent l'idée que l'agriculture doit être mise en valeur d'abord par ces praticiens, en collaboration avec des spécialistes du patrimoine. Mais le caractère novateur des nouvelles démarches de valorisation repose sur le fait que les regards se valent, qu'il n'existe pas une seule et unique manière de définir ce qui fait patrimoine, ce qui n'exclut pas la nécessité de travailler avec des professionnels du patrimoine, qui permettent d'éviter certains écueils et les dérives possibles, qui aident à la conception de projets culturels et surtout qui apportent un regard distant sur la culture d'une communauté, trop impliquée pour extraire seule ce qui fait sens.

Ainsi, il importe de réfléchir sur le dernier – mais néanmoins crucial – thème du passé, de l'histoire, de l'origine, de la tradition.