6.2.4. Comment traiter du passé ?

En posant cette question, nous abordons un thème particulièrement sujet à discussion et controverse, et notamment au cours des différentes présentations et restitutions de notre travail auprès des professionnels et des techniciens agricoles. Que faire du passé ? Comment définir la tradition ? Comment en parler, l'exposer ? Les différents prospectus de promotion des fromages s'appuient sur le tandem "Entre Tradition et Modernité..." pour revendiquer le caractère authentique des pratiques qui perdurent dans le temps malgré les modernisations. Par ailleurs, dans un document de travail du GIS, datant de 1997, la tradition est présentée comme une source d'informations :

‘"au niveau du cadre de références des produits, la légitimité de l'authenticité des produits se base généralement sur la tradition. La tradition peut être appréhendée par l'intermédiaire d'études de textes anciens (tradition écrite) ou, de façon plus directe et plus appropriée compte-tenu des évolutions inéluctables de l'agriculture, par des enquêtes auprès d'acteurs (la tradition devenant ce que faisaient les parents ou grands-parents). S'il est important de connaître les pratiques (us et coutumes) auxquelles se réfèrent les produits, notre objectif n'est pas de mesurer l'évolution des pratiques ni de mettre en évidence le décalage éventuel entre ce qui est constaté et le cadre auquel se réfèrent les produits."’

Cet extrait met bien en lumière la conception figée de la tradition. Cuisenier décode dans un ouvrage récent (1995) les significations cachées des discours mobilisant le terroir comme "univers traditionnel", présenté comme stable et surtout anhistorique fondé sur une tradition immuable. Cette façon de présenter la tradition veut d'une part s'opposer aux transformations et aux cycles des modes de l'économie de marché, et s'affirmer authentique d'autre part en opposition à l'artificiel de l'urbanité qui prendrait le pas sur le naturel. Et si Poulain montre qu'il "émerge de la demande du consommateur, une vision édénique de la ruralité élevée au rang d'univers anthropologique d'harmonie des hommes entre eux et avec la nature" (1997 : 20), il n'en demeure pas moins que cette vision est largement alimentée par les responsables professionnels eux-mêmes. En effet, les observations menées dans les coopératives montrent que le passé n'est pas approprié, qu'il est présenté de façon figée, fixée à une époque que l'on peut rattacher aux années cinquante. D'ailleurs, ce qui est présenté comme la tradition, dont certains éléments perdureraient sans modification, n'est pas daté de plusieurs siècles, mais correspond singulièrement à la mémoire vivante, aux témoignages que les anciens peuvent encore apporter. Il s'agit d'un passé proche, que même les visiteurs peuvent se remémorer : leurs parents ou grands-parents ont connu cette époque. L'origine semble être vécue comme un fardeau ; il est difficile de prendre de la distance par rapport à ce passé et les responsables professionnels ont du mal à exprimer les éléments du passé en lien avec le présent. La promotion collective livre un grand nombre d'informations sur les modes de vie de cette époque, sur l'organisation sociale, sur la fabrication, les instruments, sur les troupeaux et leur conduite. Néanmoins, la conception des expositions et des documents de promotion ne donne pas aux visiteurs la possibilité d’interpréter ces informations : elle n'offre qu'une signification possible, un seul chemin à suivre. La juxtaposition d'informations ne permet pas aux visiteurs d'envisager une pluralité de possibles ; pour ce faire, il faudrait chercher à provoquer plus qu'à instruire, présenter un tout plutôt qu'une partie. Lorsqu'il s'agit de mettre en valeur et d'expliciter d'où vient cette forme spécifique d'exploitation de la nature, les savoirs et les savoir-faire, les professionnels sont démunis et ont recours à des objets du passé, tombés dans l'obsolescence et ainsi réintroduits dans le système pour leur fonction symbolique. Mais cette démarche tend à folkloriser le système de production au travers d'éléments surinvestis et à idéaliser un passé pourtant révolu. En revanche, les professionnels agricoles ne rencontrent pas les mêmes difficultés lorsqu'il s'agit de réviser les règlements techniques, de faire des choix, de remplacer certaines pratiques par d'autres ; en d'autres termes, ils savent penser l'avenir collectivement et construire un projet d'agriculture pour les Alpes, mais ne parviennent pas à prendre de la distance pour expliciter les raisons de ces orientations. Selon Poulot, "le poids du passé fait figure dans certains cas d’insupportable fardeau, tandis que le devoir de patrimoine, qui s’impose à chacun, loin de fortifier comme naguère la cohésion communautaire, menacerait plutôt de favoriser les divisions sociales" (1998b : 8). Que ce soit chez les producteurs qui accueillent à la ferme ou dans la promotion collective, le patrimoine apparaît comme le lieu où sont exprimés, de manière symbolique, les perspectives d'une société et son projet : chaque acteur témoigne de façon différente et parfois en contradiction du contenu du lien au lieu et au temps ; en élaborant l'avenir, ils se réfèrent systématiquement au passé, ils prennent appui sur ce qui les a précédés pour avancer. Ainsi, l'analyse de Pouillon vient considérablement éclairer ces processus identitaires : elle repose sur l'idée que "les sociétés qui se disent modernes ne sont pas des sociétés qui se défont de leur passé. Comme en outre elles sont complexes et conflictuelles, plusieurs types de réaménagements sont en concurrence et des contemporains s'affrontent par passés interposés en se choisissant leurs ancêtres (...). Ce sont les fils qui engendrent leurs pères pour justifier les changements réels qu'ils apportent au système existant" (1977 : 208). En choisissant leur ascendance, les acteurs des systèmes de production expriment ce par quoi ils estiment être déterminés. Toutefois, il n'en demeure pas moins que les fils et les pères cohabitent : la transmission n'est jamais complètement acquise, elle ne passe pas d'une main à l'autre de façon totale et irréversible. Bien au contraire, ces acteurs participent de la même ambition et partagent les valeurs et les projets.

Ensemble, ils construisent un avenir en s'appuyant sur le passé avec leurs questions du présent : en d'autres termes, ils définissent et négocient le rôle que chacun est amené à jouer dans la reproduction sociale. Les sociétés élaborent des comportements patrimoniaux car elles craignent une amnésie collective ; selon Poulot, "outre cette contribution capitale à l’acte de transmettre, l’attitude patrimoniale comprend deux aspects : elle permet une assimilation du passé qui est toujours transformation, métamorphose des traces et des restes, recréation anachronique, mais elle représente simultanément une relation de fondamentale étrangeté avec ce temps révolu" (1998b : 10). Pour répondre à ces exigences patrimoniales, les sociétés collectent et exposent dans l'espace public, en partie encore domestique puisque les coopératives et les exploitations sont des lieux de production, et tentent d'inscrire ces objets dans une perspective historique.

En choisissant le thème du passé, nous voulions mettre en lumière la complexité de cet exercice difficile qui consiste à évaluer la place des savoirs, des savoir-faire, des instruments de fabrication, des modes d'exploitation de la nature, à travers leur passage d'une génération à l'autre. En apportant des éléments tangibles sur les relations entre les différentes formes de savoirs et en analysant les implications des diverses stratégies de valorisation, les professionnels agricoles ont aujourd'hui entre les mains les moyens de faire des choix en connaissance de cause. Comprendre comment les hommes traitent du passé et mettre en évidence les conséquences que ceci engendre sur l'ordre social sont une première étape dans l'appropriation de l'histoire. A chaque nouvelle orientation dans les révisions des règlements techniques, les acteurs locaux sont amenés à faire des choix, délaissant certaines pratiques au profit d'autres, modifiant les représentations et le statut social des individus. Il s'opère le même processus lorsque les professionnels agricoles mettent en place différentes stratégies de valorisation.

Nous allons poursuivre et conclure la dernière partie du doctorat par une présentation du document de synthèse réalisé à l'attention du Groupement d'intérêt scientifique des Alpes du Nord. A l'heure actuelle, au moment de l'écriture de cette thèse, le document n'est pas achevé. Nous le construisons au fur et à mesure de l’avancement du doctorat et des réunions au sein du GIS Alpes du Nord. Néanmoins, nous jugeons indispensable que les principaux points développés s'inscrivent dans le travail de thèse.