6.2.5. Du patrimoine et du développement

6.2.5.1. Valoriser les résultats, avancer des préconisations

A partir de 1999, nous avons organisé régulièrement des réunions internes pour préparer un document de synthèse des principaux résultats de notre recherche, pour construire un plan et réfléchir à son contenu. Ce travail n'a pas été sans difficulté ainsi que nous l'avons présenté précédemment. Il se structure de la façon suivante :

- une première partie est consacrée à l'origine de ces questions : d'une part, nous revenons sur les raisons qui ont conduit les professionnels agricoles à demander qu'un travail ethnologique soit mené sur la dimension culturelle de la qualité des fromages abondance, beaufort et reblochon ; d'autre part, nous présentons la façon dont nous avons problématisé ces questionnements et ce sur quoi repose la démarche anthropologique ; enfin, nous avons choisi de proposer une réflexion sur le contexte patrimonial des productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles.

  • - une seconde partie concerne la méthodologie de recherche : nous détaillons à la fois les types d'entretiens et d'observations menés, le nombre et les personnes rencontrées.

  • - ensuite, nous proposons un état des lieux des trois fromages supports de la recherche : les principales caractéristiques et enjeux de ces fromages sont mis en avant ; il s'agit en quelque sorte d'une description rapide des systèmes de production.

  • - la quatrième partie concerne les résultats présentés à partir de trois grands thèmes qui ressortent prioritairement : les relations entre producteurs, les relations avec l'encadrement technique et les stratégies de valorisation.

  • - enfin, la dernière partie est consacrée à des propositions concrètes d'utilisation de ces résultats : il s'agit en quelque sorte de préconisations mais qui ne sont pas définitives. A partir de ces idées, nous poursuivrons cette réflexion en l'élargissant à d'autres catégories d'acteurs qui participent à nos réunions de travail.

Ainsi, nous avons souhaité que ce document synthétise les trois années de recherche tout en articulant quelques réflexions de base, en particulier sur ce qu'est la tradition, le patrimoine et l'authenticité dans une perspective heuristique. Il nous semblait important de faire apparaître ces définitions pour apporter un socle aux discussions. D'ailleurs, l'intérêt de cette initiative était partagé par le GIS.

La dernière partie du document concerne donc des propositions plus concrètes pour les responsables interprofessionnels. Mais ce travail est difficile : nous ne nous sentions pas particulièrement à l'aise dans le rôle de préconisateur mais l'acceptation initiale de la convention CIFRE conditionnait l'acceptation de l'ensemble des "contraintes et devoirs". Les membres du GIS insistaient pour que nous prenions davantage position. Evidemment, à chaque instant revenait la question de savoir s’il était pertinent de réaliser une thèse d'anthropologie dans un tel cadre et si ce travail n'était pas plutôt du ressort d'une recherche-action ou d'un contrat spécifique entre une équipe de recherche et les demandeurs. De notre point de vue, une convention CIFRE peut être comparée à une formation accélérée au monde de l'entreprise, à l'activité de chercheur dans toutes ses composantes : l'ethnologue est forcément confronté à un moment donné à ces questions, à ces attentes, et il est aujourd'hui de plus en plus souvent sollicité par des groupes sociaux divers. A partir du moment où l'on est en mesure de répondre aux exigences universitaires, une convention CIFRE permet de confronter le chercheur et ses méthodes aux acteurs locaux, qu'il rencontrera forcément un jour au cours de sa carrière.

C'est pour cela qu'à notre sens, la réalisation d'un document technique à l'attention du GIS Alpes du Nord et de ses partenaires a été la tâche la plus difficile à accomplir. Plusieurs raisons expliquent cette complexité. Tout d'abord, la distance entre les différentes disciplines du GIS et entre les façons de travailler a réclamé du temps pour aboutir à une démarche commune, à une compréhension mutuelle. Par ailleurs, les résultats de notre recherche n'ont pas été facilement acceptés par les responsables professionnels : tous n'ont pas admis la validité des idées avancées. Enfin, réaliser un document technique exige de vulgariser la terminologie et la démarche anthropologiques, exercice qui ne va pas de soi lorsque l'on n'y a pas été formé, accentuant une fois encore la responsabilité de l'ethnologue impliqué pour ses propositions opérationnelles et pour suivre ce à quoi peut conduire ses recherches.

Les principales propositions qui émergent du document technique portent tout d'abord sur une démarche. Après avoir argumenté sur la place de l'encadrement technique, son poids accru ces dernières années, il s'agit de faire passer l'idée que les spécificités des productions fromagères ne dépendent pas de l'identification et la préservation de quelques pratiques dites traditionnelles parce qu'elles se seraient peu modernisées. A partir de la question "au nom de quels savoirs distingue-t-on les savoirs ?", nous avons voulu que les responsables professionnels mesurent le rôle et la légitimité de chaque groupe d'acteurs impliqués dans les systèmes de production. Ainsi, il nous semblait essentiel de lancer une réflexion sur la place de l'encadrement technique en mettant en exergue les atouts et les obstacles de certains dispositifs : par exemple, les services techniques interprofessionnels permettent de transmettre aux nouveaux techniciens ou fromagers qui s'installent les connaissances spécifiques à la transformation du beaufort mais également les valeurs et les prescriptions sociales qui lui sont attachées. Toutefois, les STI ne sont que des dispositifs dont le contenu n'est pas donné a priori. Ainsi, entre le reblochon et le beaufort, les services techniques ne fonctionnent pas de la même manière. Par ailleurs, les autres techniciens, qui ne dépendent pas des syndicats AOC, ne se sentent pas suffisamment informés des orientations générales : ils sont régulièrement dans une position inconfortable entre les exigences de leur organisme de tutelle et les attentes des producteurs et des syndicats d'appellation.

Concernant l'encadrement technique, le GIS souhaite poursuivre cette réflexion et nous travaillons déjà depuis quelques mois avec un technicien d'élevage pour faire des propositions très concrètes aux professionnels. Il est important que les préconisations n'émanent pas exclusivement de notre travail doctoral mais que les principales personnes concernées y participent et les co-construisent. On ne peut occulter les conflits de personnes dans un tel dispositif. Elargir les partenaires permet en partie de pallier ces difficultés, d'autant plus lorsqu'un technicien d 'élevage défend l'approche anthropologique.

Dans un second temps, le GIS – et les syndicats d'appellation – est préoccupé de la distance qui grandit entre certains producteurs, essentiellement des producteurs laitiers qui livrent dans les grandes industries, et les orientations générales données par l'AOC. L'élaboration d'un guide des producteurs de lait à fromage AOC est révélatrice de cette inquiétude croissante. Toutefois, l'idée d'un classeur distinguant des "bonnes pratiques" validées par des techniciens, et ensuite envoyé aux principaux producteurs concernés, n'apparaît pas comme une démarche susceptible de répondre aux inquiétudes. Ainsi, là aussi nous sommes en train de travailler sur un projet pour faire prendre conscience d'une part aux techniciens de l'intérêt – voire d'ailleurs plus fondamentalement de l'existence – des savoirs et savoir-faire vernaculaires. Mais dans le même temps, les producteurs doivent être associés pour reconstruire le dialogue entre ces deux catégories d'acteurs qui se côtoient quotidiennement mais s'ignorent sur certains points. Des tentatives locales ont déjà été initiées dans ce sens, telle celle dans les vallées de Thônes240, où des producteurs fermiers ont créé une commission technique avec des techniciens fromagers et des contrôleurs laitiers : ils essayent de chacun prendre conscience des différents modes d'intervention sur le vivant et des représentations qui y sont liées.

Enfin, les interprofessions fromagères se préoccupent de la communication auprès des consommateurs. Le travail que nous avons mené sur la mise en valeur de la dimension culturelle des productions répond en partie à cette préoccupation, en particulier pour la communication locale. Nous avons présenté à plusieurs reprises ces résultats aux responsables professionnels, mais tous ne réagissent pas de la même manière : certains sont très sensibles à l'image qu'ils élaborent dans leur communication et aux risques et dérives de leurs stratégies, d'autres perçoivent les résultats comme une remise en question de leurs choix antérieurs. Dans tous les cas, on notera que la question de la communication locale s'inscrit sans doute plus largement dans la mise en valeur du patrimoine rural et c'est à ce titre que nous avons choisi au sein du GIS de mettre en présence des acteurs agricoles, du patrimoine et du tourisme. Actuellement, un projet de Route des Fromages dans les Alpes du Nord, auquel seront peut-être associées à terme la Suisse et l'Italie, est relancé après plusieurs années en suspend. Ce projet pourrait jouer le rôle de catalyseur pour une réflexion sur la valorisation du patrimoine, à condition que les acteurs agricoles ne l'élaborent pas exclusivement avec d'autres acteurs agricoles. Cette question est importante puisqu'elle est discutée en ce moment.

Enfin, nous essayons de faire émerger d'autres propositions au cours des discussions : pourquoi ne pas envisager d'insérer des critères patrimoniaux dans les règlements techniques des AOC ? De même que des critères techniques, sanitaires, économiques, sont clairement requis dans ces cahiers des charges, les professionnels agricoles pourraient justifier officiellement certains choix sur des bases culturelles et patrimoniales. On peut légitimement penser que notre travail confortera à terme des justifications autres que techniques ou économiques. Toutefois, il sera certainement nécessaire d'approfondir encore la dimension culturelle des productions fromagères, d'entrer plus dans le détail, d'illustrer, et évidemment d'accompagner les professionnels agricoles dans cet exercice difficile. Par ailleurs, sans doute est-il opportun aujourd'hui de penser à une meilleure sensibilisation à ces questions dans l'enseignement agricole241. Les responsables agricoles sont partagés sur cette question : dans les années soixante, peu de gens croyaient à la relance de leurs fromages. Ils ont affronté beaucoup de mépris, ils se sont battus contre une incrédulité générale à cette époque, et aujourd'hui que la situation de l'agriculture et la reconnaissance de la qualité de leurs produits semblent leur donner raison, ils ne souhaitent pas diffuser leurs savoir-faire. Ainsi, les élèves des écoles nationales d'industrie laitière ne connaissent rien de la spécificité de ces productions fromagères, les élèves des lycées agricole non plus.

Ces trois principaux résultats retenus par le GIS répondent aux soucis prioritaires des syndicats d'appellations d'origine contrôlée avec lesquels nous avons travaillé, mais ils ont également intéressé d'autres structures professionnelles, tels que le syndicat de la tomme de Savoie, de la tome des Bauges, et des techniciens qui travaillent parfois sur aucun de ces produits mais qui sont confrontés aux mêmes questions dans leur activité quotidienne. Cette recherche ne pourra certainement pas être appropriée par les acteurs locaux en quelques jours sur la base d'un document écrit ; c'est pour cela que nous envisageons aujourd'hui de poursuivre la valorisation et la diffusion de ces résultats durant plusieurs mois après l'achèvement du doctorat.

Notes
240.

Cette expérience a été développée dans la partie ethnographique concernant le reblochon (cf. 3.2.4.5. L'encadrement et le conseil techniques en reblochon).

241.

Des initiatives de ce type ont déjà été conduites dans plusieurs établissements de la Région Rhône-Alpes, auxquelles nous avons d'ailleurs participé. Elles méritent certainement d'être renforcée car la formation est le lieu où les futurs techniciens peuvent s'interroger et être initiés à ces problématiques.