6.2.5.2. Pour une patrimonialisation sociale partagée

L'idée générale que nous proposions de développer au début de ce chapitre portait sur l'intérêt pour l'agriculture d'utiliser ces résultats pour son (re)positionnement au sein de la société, croisant la question du développement local. S'engageant dans un processus de patrimonialisation, les hommes redéfinissent un contenu au local, ils tentent de recontextualiser leurs savoirs à partir d'une reconstruction de certains critères et repensent leurs relations avec l'extérieur. De cette façon, les hommes s'investissent dans une réévaluation de leur positionnement dans le temps et dans l'espace en y intégrant de nouveaux acteurs. Le développement local permet de mettre en perspective les spécificités culturelles des groupes sociaux qui viennent à se rencontrer et à échanger dans des lieux de médiation.

Dans ce renouvellement des expériences, les hommes d'ici s'appuient généralement sur des initiatives d'ailleurs. Les objets patrimoniaux, qui perdent on le sait leur fonction utilitaire mais qui sont investis de nouvelles valeurs, occupent une place tout à fait particulière : ils oscillent entre destruction et consécration ; ils sont parfois les catalyseurs d'une prise de conscience. Mais ces objets ne se transforment pas par hasard, ils ne viennent pas à occuper une place symbolique et emblématique à n'importe quel moment : généralement, le regard extérieur ou distant favorise cette mutation. Les productions fromagères des Alpes du Nord ont connu des périodes difficiles où elles périclitaient ; sous l'action de quelques hommes, de quelques leaders faisant autorité encore aujourd'hui, "la société locale [s’est engagée] dans le « refus du déclin » par la patrimonialisation d'un objet" (Cerclet, 1998 : 16). Ces objets sont le fruit du travail des hommes, ils médiatisent les relations qu'ils entretiennent avec la nature et nous parlent de l'histoire de cette domestication. L'homme, loin d'être une abstraction, se constitue comme individu et comme être social, en s'appropriant et en se confrontant à ce monde matériel et doit donc prendre en compte ses lois de fonctionnement. Ainsi, les objets révèlent la façon dont les hommes envisagent leur être-au-monde et la patrimonialisation est une expression de cette conception : elle est une interprétation donnée à voir. C'est en ce sens que le patrimoine peut encourager la communication et l'intersubjectivité : il est par essence interrelationnel, il est créateur de lien social. L'ethnologue est parfois l'initiateur de ces nouveaux projets, mais il faut le plus souvent également l'adhésion d'un leader qui transmet les idées à l'ensemble de la communauté, une personne incontestée, légitimée et dont la parole fait autorité.

Ce vaste mouvement d'appropriation et de valorisation des attributs identitaires s'élargissant à des acteurs qui ne sont pas directement impliqués dans les systèmes de production favorise des projets de développement local. Selon Rautenberg, "il n'y a pas de modèle de développement local, mais une règle, celle du respect des différences entre les hommes et entre les territoires" (1998 : 22). En effet, construire un projet de développement local correspond d'abord à une valorisation des différences par rapport à d'autres, c'est éprouver la distance entre "eux" et "nous", c'est accompagner les transformations d'une société. Dans cette perspective, l'adhésion des populations locales à ces projets est l'une des conditions prioritaires pour leur réussite. Les stratégies de valorisation mises en place par les syndicats de défense des fromages AOC vont à l'encontre de ce que pensent les agriculteurs, ils ne se reconnaissent pas dans l'image qui est véhiculée. Les producteurs ont choisi d'autres stratégies, mais ces deux logiques tendent parfois à être en contradiction. Pour la pérennité de ces projets, il est essentiel de savoir qui les prend en charge, qui les fera vivre et surtout qui pourra les adapter aux transformations sociales à venir. Les questions posées par le GIS montrent que, pour l'instant, les responsables professionnels ne se sentent pas encore prêts pour prendre toute la responsabilité de ces projets : ils estiment que ce n'est pas le rôle des syndicats de produits de s'investir dans ces démarches de développement. En outre, il n'est pas évident de considérer l'approche ethnologique du patrimoine avec autant de recul qu'ils le font pour des approches microbiologiques ou zootechniques. Ils font plus facilement appel à des spécialistes pour réfléchir aux conditions pour l'amélioration des performances laitières des vaches laitières ou pour les pratiques d'ensemencement. En revanche, l'ethnologue n'est pas légitime selon les acteurs locaux pour parler du patrimoine, car ce terme correspondrait à des éléments que ces acteurs connaissent, appréhendent quotidiennement, concrètement. Pourtant, les pouvoirs publics ne peuvent jouer le rôle des acteurs locaux et porter à eux seuls les projets et les faire vivre ; la situation n'est pas viable dans ce cas. Les opérations de développement ne doivent pas être menées par les institutions publiques, mais être au contraire appropriées et prises en charge par les acteurs locaux. Dans le cas contraire, les projets risquent d'échouer dès que les partenaires institutionnels se désengageront. C'est pour cela que nous avons titré "Pour une patrimonialisation sociale partagée". Localement, il est essentiel que des réseaux se formalisent, prennent forme et se mettent au jour. A l'heure actuelle, ces réseaux existent pour certains, mais ils ne sont pas pérennes. D'ailleurs, nombreux sont les producteurs à nous avoir sollicitée de façon informelle au cours des entretiens pour les aider à pérenniser leurs démarches. Aujourd'hui, ils ne veulent plus de conseils globaux, de méthodes de construction de projet standards. L'expérience montre qu'on ne peut pas penser ces initiatives en terme de produits touristiques mais qu’il s’agit bien de projets culturels. Les producteurs engagés dans l'accueil à la ferme travaillent depuis plusieurs années pour affiner leur démarche : ils construisent dans la longue durée de nouveaux réseaux, de nouvelles sociabilités avec les touristes, entre producteurs, avec les responsables locaux du tourisme, avec les artisans. Dans cette perspective, ces logiques collectives renforcent les identités tout en préservant – voire en valorisant – leurs différences. Si aujourd'hui des initiatives de valorisation du patrimoine émergent, c'est en partie parce que les hommes s'interrogent sur leur métier, sur leur origine et surtout sur leur avenir. L'agriculture alpine est au coeur de ces interrogations : elle prône depuis longtemps une agriculture basée sur la qualité mais elle est en son sein contradictoire ou en tout cas plurielle.

En outre, se pose la question de savoir s'il est pertinent de construire un projet avec les Suisses et les Italiens : en effet, dans la pratique, les relations des deux côtés de la frontière sont nombreuses et anciennes, les hommes se retrouvaient sur les alpages, les relations commerciales étaient riches tout au long de l'année. Politiquement, les discussions sont vives et la construction européenne alimente largement les débats : quelle est la place de l'agriculture alpine au sein de l'Europe ?

Par ailleurs, tout projet de développement devra s'intégrer dans une réflexion plus large qu'une réflexion strictement agricole : il concerne à la fois le tourisme, l'environnement, l'artisanat, etc. Dans un contexte où les processus de patrimonialisation permettent de légitimer des savoirs vernaculaires et où les hommes s'engagent dans une réflexion élargie de leur positionnement social, il est important de prendre en considération l'ensemble du territoire faisant sens pour les hommes qui y vivent. Rautenberg précisait qu'un projet de développement doit être "le point de contact entre toutes les activités humaines : entre l'économique et le culturel, entre le patrimonial et l'innovation technologique, entre les paysages et les transformations de l'agriculture. La durée d'une opération tient souvent à la dynamique globale qu'elle a su insuffler à un territoire, à un groupe social" (1997 : 23). C'est à cette condition seulement que le projet peut vivre et répondre aux interrogations des hommes. Par-dessus tout, la durabilité du développement, au sein de laquelle la patrimonialisation joue un rôle essentiel, passe par une appropriation du passé, par la capacité à expliciter nos liens au temps et à l'espace. Nous l'avons vu, la mise en valeur collective des syndicats de produits tend à rompre avec cette continuité : les traces du passé semblent déconnectées du présent, elles sont difficilement appropriées par les praticiens, par l'ensemble des agriculteurs, fromagers, affineurs. Faire participer le patrimoine au développement doit apporter les conditions d'une réévaluation des liens spatiaux, temporels et entre les hommes pour associer préservation et valorisation de la diversité des identités. En ce sens, l'ethnologue doit se donner les moyens d'être légitimé dans ces projets. Le patrimoine demeure un objet que l'ensemble des acteurs sociaux veulent partager et revendiquent. Nous sommes bien là devant toute l'ambiguïté, par essence, de cette notion, une ambiguïté en quelque sorte originelle. La démarche anthropologique ne pourra être reconnue qu'à condition qu'elle soit valorisée comme un mode de connaissance parmi d'autres dont l'approche du patrimoine pourra être comprise et sera intelligible par des non spécialistes.