Ce doctorat est le fruit de trois années de recherche dans le cadre d'une Convention Industrielle de Formation par la Recherche, associant l'Université Lumière Lyon II et le Groupement d'Intérêt Scientifique des Alpes du Nord par l'intermédiaire de l'Union des Producteurs de Beaufort. Cette conclusion reprendra les principaux résultats du travail de recherche en les reliant aux questions traitées sur l'implication de l'ethnologue dans son dispositif de recherche ; à partir de cette expérience, nous proposerons des perspectives de recherche, à la fois sur des objets scientifiques et sur la pratique de l'anthropologie.
Le croisement des interrogations sociales émanant des professionnels agricoles et d'un champ disciplinaire traitant de la patrimonialisation du vivant nous a permis de construire une problématique sur la transformation des productions fromagères en objets culturels. Ces objets se prêtent particulièrement bien à une analyse anthropologique, notamment parce qu'ils associent du biologique et du culturel dans un contexte français et européen en pleine mutation. A travers ce doctorat, nous avons choisi d'approfondir l'analyse des processus de patrimonialisation du vivant. Les productions fromagères d'appellation d'origine contrôlée des Alpes du Nord, abondance, beaufort et reblochon, se sont avérées être des objets de recherche particulièrement riches pour traiter de cette question. Les travaux menés jusqu'à présent sur cette problématique montraient l'évolution de la notion de patrimoine, sa complexification au cours du temps et l'appropriation locale dont le patrimoine était l'objet ces dernières années. Les questionnements récents portaient sur la propriété intellectuelle des objets patrimoniaux, en particulier pour déterminer qui authentifient le caractère patrimonial de tel instrument de fabrication fromagère, meuble, savoir-faire, paysage, et à qui ils appartiennent. L'apparition du vivant parmi les objets du patrimoine a soulevé de nouvelles interrogations, croisant notamment l'économique et le sanitaire. Notre travail a permis de montrer la pluralité des conceptions de la patrimonialité et la façon dont le patrimoine était convoqué par les acteurs pour construire des liens entre les temps et entre les espaces, pour construire un nouveau collectif, en quelque sorte pour se reconnaître entre soi et éprouver la différence avec l'autre. De notre point de vue, cette recherche vient conforter la légitimité des processus de patrimonialisation comme objet de recherche pour les ethnologues. L'interrogation des catégories vernaculaires et technico-scientifiques par l'intermédiaire du vivant permet de distinguer ce qui relève du sauvage et du domestique pour chaque acteur et témoigne de la manipulation de la notion de patrimoine comme outil des recompositions sociales et culturelles : le cas des nouveaux objets hybrides, à la fois naturels et profondément sélectionnés, sollicités pour asseoir l'identité des produits et auxquels on attribut de nouvelles fonctions, tel que l'ensemencement ou les races bovines abondance et tarentaise, est très révélateur de cette manipulation.
Par ailleurs, on constate aujourd'hui que le métier de chercheur ne se limite plus à un travail en laboratoire, déconnecté de toute préoccupation sociale, si tant est que cela ait été un jour le cas. Parmi les activités et les partenaires liés à la recherche scientifique, le chercheur est de plus en plus souvent confronté aux financeurs qui attendent en retour des réponses concrètes à leurs questions, de même que d'autres partenaires sociaux sont pressés d'avoir des outils opérationnels en main. Ainsi, nous inscrivons ce doctorat dans l'évolution de la profession, présentant à la fois une problématique de recherche mais également des pistes pragmatiques d'utilisation des résultats par les responsables professionnels agricoles. De notre point de vue, l'évaluation de la thèse doit porter sur l'ensemble des compétences acquises au cours du cursus universitaire, qui ne peuvent se limiter aux connaissances théoriques. Affirmer et démontrer que connaissance et praxis s'articulent dans le champ des représentations renforcent l'idée que le savoir scientifique n'échappe pas aux déterminations singulières des lieux sociaux qui le produisent.
Ainsi, nous avons présenté dans un premier temps le contexte et les enjeux de cette recherche pour faire état à la fois de nos discussions préalables avec les partenaires du Groupement d'Intérêt Scientifique des Alpes du Nord et pour montrer quelles étaient les attentes et les interrogations initiales. Deux thèmes principaux émergeaient : d'une part, le GIS soulignait la nécessité de caractériser les éléments participant à l'image des productions fromagères et mettait d'autre part en avant la préservation d'une relative cohérence dans les conditions de production du lait et de sa transformation en comparaison à d'autres produits qui utiliseraient de façon abusive les notions d'authenticité et de tradition. De façon générale, les professionnels agricoles s'inquiétaient du positionnement de leurs productions sur un marché agro-alimentaire de plus en plus concurrentiel. A la suite des travaux de recherche et développement menés depuis 15 ans par le GIS dans les disciplines agronomique, zootechnique ou microbiologique principalement, la profession agricole (syndicats de défense, organismes professionnels agricoles) demandait que soient abordés les aspects culturels des productions. Partant de l'idée que les fromages ne sont pas que des produits alimentaires, ils souhaitaient que les éléments qui fondent leur identité soient mis en évidence. Les questions soulevées par les partenaires du GIS Alpes du Nord intéressent directement l'ethnologue qui traite des objets vivants, des savoir-faire et des modes de transmission des savoirs. En effet, les productions agricoles et alimentaires locales et traditionnelles sont des objets de recherche particulièrement intéressants puisqu'ils nous parlent des relations entre les hommes, de leur façon d'appréhender le temps et l'espace, de leur organisation sociale, de leurs représentations. Les rapports que les hommes entretiennent avec la nature sont révélateurs des modes de production élaborés historiquement et socialement codifiés. Les fromages des Alpes du Nord sont le fruit de systèmes de production que les hommes ont mis en place en s'adaptant aux conditions de la montagne et en développant des pratiques et des savoir-faire qu'ils se sont ensuite transmis au cours du temps. Les productions fromagères que nous avons étudiées font partie aujourd'hui de ce que l'on appelle communément les "produits de terroir" ; elles sont considérées par la société comme des produits "traditionnels", "patrimoniaux", "authentiques". Pour recontextualiser les demandes des professionnels, nous avons dans un premier temps retracer l'évolution de la notion de patrimoine et, dans un second temps, insistant sur l'approche du vivant par l'anthropologie des techniques, nous avons mis en perspective les attentes locales avec un questionnement plus global, donnant un éclairage particulier au contexte où a émergé la demande des acteurs sociaux. L'ensemble des discussions, des réunions et des documents à notre disposition, nous ont conduite à proposer ensuite une problématique portant sur les processus de patrimonialisation des productions fromagères d'appellation d'origine contrôlée dans les Alpes du Nord. Ce travail est organisé à partir de deux hypothèses centrales : tout d'abord, nous supposions que l'AOC, en tant que cadre structurant un système de production, interférait avec le processus de patrimonialisation et qu'ainsi le patrimoine était mobilisé pour reconstruire les liens entre tradition et modernité. Par ailleurs, dans le prolongement de la première hypothèse, nous proposions de considérer l'appropriation de la dimension sociale du patrimoine par certains acteurs comme une réponse à l'absence de légitimité des savoirs et savoir-faire vernaculaires, à l'origine de l'élaboration de stratégies singulières de valorisation.
Partant d'une description contextualisée des trois fromages abondance, beaufort et reblochon, nous avons mis en évidence l'hétérogénéité des acteurs impliqués dans les systèmes de production et détailler les différentes fabrications. En outre, nous avons dégagé les principales stratégies de valorisation mises en oeuvre par les acteurs locaux, significatives des manières de traiter de l'histoire, des territoires et de la reproduction sociale. Nous avons insisté sur les relations que les hommes entretiennent avec les animaux et les formes d'ensemencement, deux exemples qui illustrent parfaitement les différents moyens d'action mis en oeuvre sur le vivant selon les représentations des acteurs et qui témoignent du poids des préconisations techniques dans les processus de patrimonialisation. Toute activité productive projette dans le temps et dans l'espace une image concrète des rapports sociaux ; elle témoigne des systèmes de normes qui régulent l'ensemble des relations par quoi s'exprime la société. Ainsi les expériences menées par les syndicats de défense du beaufort et du reblochon dans le cadre de la mise en place d'un service technique interne encouragent un renouvellement des relations entre agriculteurs et techniciens. Ces initiatives soulignent une forme d'appropriation locale des normes exogènes, faisant jouer à ces dispositifs le rôle d'interfaces entre les savoirs. De cette façon, les hommes réévaluent les liens au lieu et au temps, ils redéfinissent les éléments qui donnent du sens à leurs actions interférant avec le statut social de chacun. Les processus de patrimonialisation engendrent un changement de configuration des rapports de force entre les acteurs impliqués en même temps qu'ils complexifient et enrichissent le produit agricole : entre une patrimonialisation institutionnelle et une patrimonialisation sociale, les hommes manipulent à la fois le vivant et l'ordre social. Le statut des acteurs n'est jamais fixé et à travers ces dispositifs qui encouragent la rencontre, l'échange et la confrontation des savoirs et des représentations, les hommes s'approprient la dimension sociale du patrimoine. L'analyse des stratégies de valorisation, en particulier liées à l'agro-tourisme, éclaire cette idée : les producteurs invitent les touristes à devenir des acteurs de la patrimonialisation et cherchent à élaborer des références communes. On le voit bien, le patrimoine, par essence interrelationnel, est invoqué pour réunir la tradition et la modernité, le technique et le vivant. Toute société est en perpétuelle transformation et pour continuer à vivre et à se modifier, les hommes mettent en place des dispositifs aptes à pérenniser la culture, les savoirs, le sens, afin d'éviter les ruptures entre les générations. Lévi-Strauss insistait sur le fait que les sociétés conjuguaient à chaque instant disparition et invention, qu'elles savaient créer selon Cerclet "des artifices pour masquer leur manquement à la perpétuation de l'ordre de son système" (1998 : 16). Cette situation engendre des comportements patrimoniaux où les hommes utilisent la patrimonialisation comme réponse à la décontextualisation des savoirs, en mettant en place des nouvelles stratégies de valorisation, en cherchant leur légitimité auprès d'autres acteurs. Cette interprétation permet de mettre en évidence deux façons de s'approprier la dimension patrimoniale des fromages : les producteurs, à travers l'accueil à la ferme, inventent une culture agro-touristique qui s'inscrit dans leur culture professionnelle alors que les responsables des syndicats de défense proposent une vision dualiste, basée sur un passé idéalisé et révolu, où la patrimonialité réside dans les objets anciens. De façon synthétique, il apparaît que le patrimoine est un vécu pour les uns, il est subi par les autres, il semble être approprié socialement par les uns et en partie figé institutionnellement par les autres. Chaque groupe d'acteurs se forge une antériorité en fonction des questions qu'il se pose aujourd'hui. En fait, agriculteurs et responsables professionnels ne réfléchissent pas à l'avenir des produits à la même échelle : leurs préoccupations sont similaires mais ils n'ont pas les mêmes interlocuteurs dans l'élaboration de leurs projets. Ainsi, les stratégies de valorisation nous révèlent la configuration des rapports de force et le positionnement des acteurs entre eux. Le patrimoine est mobilisé de façon différente pour prendre en charge la continuité. Pour autant, l'idée que "les fils engendrent leurs pères pour justifier les changements réels qu'ils apportent au système existant" (Pouillon, 1977 : 208) ne suffit pas à expliquer les phénomènes de patrimonialisation : les générations cohabitent ; elles co-construisent de nouveaux contenus aux liens au temps et à l'espace, elles partagent les savoirs et les savoir-faire. Dans ce processus, il ne s'agit pas de remettre en question un ordre établi, ni de redéfinir la place et le statut de chacun : il s'agit d'évaluer le rôle que doit jouer chaque acteur dans la reproduction sociale. Et les nouvelles stratégies de valorisation étudiées viennent conforter cette interprétation en ce sens que les générations partagent ces projets et réévaluent sans cesse la place des différents savoirs et leur légitimité au sein des systèmes de production.
A l'heure de l'écriture de la conclusion, il paraît indispensable de dresser en quelque sorte un bilan de l'expérience menée. Ce bilan, forcément partiel et à sens unique puisque seul l'auteur s'exprime, est à plusieurs niveaux très largement positif. Tout d'abord, l'impératif d'explicitation accrue des méthodes et de la problématique à l'ensemble des partenaires du Groupement d'Intérêt Scientifique des Alpes du Nord, c'est-à-dire à la fois aux partenaires de la recherche et à ceux du développement, contraint l'ethnologue à la précision, à la rigueur extrême, à des exercices de pédagogie auxquels il n'aurait pas été confronté dans le cas d'une thèse classique. Par ailleurs, l'insertion dans une entreprise est particulièrement formatrice : réflexion sur la gestion du temps de travail, discussions dans le cadre de négociations salariales, amélioration de la vie collective (mise en place d'un service de documentation), etc. C'est l'occasion d'appréhender une sphère d'activité de la société peu présente dans la formation universitaire, même pour les stages qui sont le plus souvent menés au sein de structures culturelles ou patrimoniales, et non au sein d'entreprises privées. Un autre point vient conforter le bilan positif que nous dressons : l'originalité du cadre de travail a conduit à la mise en place d'un comité de thèse pluridisciplinaire, nous insérant ainsi dans les différents réseaux de chaque membre. Habituellement, les directions de thèse sont assurées par un directeur, parfois deux dans le cas d'une co-tutelle. Mais rarement un comité de thèse pluridisciplinaire n'a la charge d'un encadrement doctoral en anthropologie. Selon les sujets traités, cette organisation peut être très enrichissante dans l'apprentissage de l'étudiant. La formation doctorale et professionnelle s'évalue également à partir de l'inscription du doctorant dans des réseaux, l'amenant à publier, à communiquer dans des colloques ou des séminaires, à être sollicité sur des appels d'offre. De ce point de vue, nous avons bénéficié d'un encadrement riche, nous permettant de participer à diverses manifestations, de construire en quelque sorte notre identité de chercheur en nous confrontant à la vie de la recherche, à ses règles, à ses obligations. Enfin, le GIS s'est avéré être un lieu riche pour l'observation, l'expérimentation et la mise à l'épreuve de nos compétences, un promontoire permettant d'avoir une vision large et englobante tout autant qu'impliquée. Dans les sciences humaines, il est un lieu commun de dire que nous ne pratiquons pas d'expérimentation en laboratoire. La pertinence de nos travaux se confronte à la lecture critique de "nos pairs", mais également à l'épreuve du terrain, au jugement des acteurs sociaux, dans des situations concrètes, dans des processus en marche. A ce titre, la prudence de l'ethnologue est bien compréhensible – et indispensable, car il agit directement sur la culture. Néanmoins, accompagner les résultats d'une étude dans un processus de développement alimente également les problématiques de recherche et enrichit la réflexion théorique.
Même si nous soulignons avec conviction les éléments positifs de cette expérience et son caractère très stimulant puisqu'il s'agissait d'un défi à relever, les difficultés rencontrées ne sont pas à négliger, en particulier dans l'objectif de reproduire un tel partenariat pour une recherche ultérieure. La partie 6 de ce travail, "Une réflexion pragmatique sur l'implication de l'ethnologue dans son dispositif de recherche", a été rédigée avec la volonté de porter un regard distant et critique sur notre démarche, qui permette ensuite de tirer des enseignements pour extrapoler ce cadre à d'autres travaux. Il est d'ailleurs symptomatique de voir qu'en 1986 dans le Journal des Anthropologues se posaient déjà des questions sur les nouvelles formes de sollicitations que recevait l'ethnologie, science jeune, dont les acteurs sociaux commencent seulement à entrevoir ses apports. Piault écrivait à ce sujet que "dans l'état actuel des choses, l'anthropologie est dans une situation éminemment paradoxale : d'un côté, elle est de plus sollicitée, pourvoyeuse de regards sur l'Autre en question, cet autre au-delà des frontières géographiques, sociales, morales, ou bien en deçà des constituants immédiats de la personne dans les sociétés dominantes ; de l'autre elle est considérée comme un divertissement d'esthètes entretenus alors qu'elle dévoile la multiplicité des logiques sociales qui ne sont pas l'expression d'une diversité curieuse et exotique mais démontrent la relativité des raisons d'Etat et la précarité des “ sens ” historiques" (1986 : 2). Ces réflexions sont récurrentes en ethnologie depuis de nombreuses années. Mais la discipline connaît en ce moment une lente transformation qui alimente les questionnements, les inquiétudes sur le devenir d'une science qui n'a pas encore trouvé toute sa place242. Notre travail contribue à cette réflexion et apporte des éléments concrets de réponse pour encourager et faciliter l'implication des ethnologues dans ce cadre de travail.
L'expérience d'une convention industrielle de formation par la recherche a été très excitante, malgré les malentendus, les tensions, les désaccords. Elle nous a conduite à tester les limites de la discipline, à mettre à l'épreuve ses spécificités, à prendre des risques pour expliciter notre démarche. Convaincre de la pertinence d'une approche n'est pas chose facile. Nous avons expérimenté plusieurs façons de communiquer, de présenter, de restituer. Cette démarche n'a été possible que parce que le comité de thèse a véritablement joué son rôle de soutien, de garde-fous, de critique, d'incitateur. Par cette expérience, nous pouvons argumenter l'intérêt de notre démarche pour enrichir une problématique de recherche, pour construire et alimenter des questionnements scientifiques. Réfléchir à l'application des résultats et à leur utilisation par les destinataires des travaux participent de l'activité du chercheur. Ceci permet ensuite d'extrapoler un dispositif de recherche à un autre terrain.
Nous avons ouvert une piste, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir d'une part pour que ces expériences gagnent une véritable légitimité tant auprès de la recherche que des acteurs locaux et d'autre part pour que les ethnologues soient en mesure d'y répondre. Les structures de recherche dans les sciences humaines et sociales ont conscience de ces enjeux pour les années à venir ; d'ailleurs, le département des Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS invite très fortement les chercheurs à aller dans ce sens, soulignant que "s'ils ont pour mission principale d’oeuvrer à l’accroissement des connaissances dans chaque champ disciplinaire, il leur est également demandé d’ouvrir de nouveaux chantiers scientifiques, notamment en relevant le défi de l’interdisciplinarité, et d’apporter des réponses aux interrogations qui se font jour dans la société243." La question qui demeure est l'évaluation des moyens que l'on se donne pour remplir ces objectifs et les risques que chaque chercheur est prêt à prendre. Aujourd'hui, les ethnologues s'interrogent sur l'avenir de leur profession, sur ses pratiques, ses démarches, ses spécificités. La discipline tend à se diversifier dans ses formes, renforçant de notre point de vue la nécessité d'une redéfinition du contenu des enseignements. En effet, nous avons montré tout au long de ce travail les difficultés que nous avons rencontrées. La formation en troisième cycle universitaire mériterait d'être plus souvent un espace où les ethnologues se confronteraient à d'autres sphères de la société que la sphère universitaire quel que soit le type de thèse en préparation. En outre, le travail en interdisciplinarité fait partie à notre sens de la formation des doctorants : se confronter aux autres disciplines permet d'affiner notre démarche, de mieux saisir ce qui fait la spécificité de l'anthropologie, d'éprouver les différences de méthodologie, d'appréhension du terrain et des acteurs locaux. Cette pratique de la recherche appuie l'idée que l'ethnologie est aujourd'hui un mode de connaissances parmi d'autres et il est important que tout soit mis en oeuvre pour qu'elle prenne toute la place qu'elle mérite au sein de nos sociétés. Pour aller dans ce sens, l'ethnologue sera amené à prendre des risques en se confrontant aux acteurs locaux, à leurs critiques, à leur méfiance, et il devra accepter de travailler à l'explicitation – et parfois à la défense – de la spécificité de sa démarche. En outre, le temps imparti à une étude est souvent court et contraint l'ethnologue à s'adapter à ces nouvelles conditions. Toutefois, la spécificité de l'anthropologie reposant sur une implication de longue durée sur un terrain, il s'agit également d'être en mesure de faire valoir cette méthodologie. L'ethnologie est un moyen, et non pas une finalité, et surtout un moyen parmi d'autres qui pourra être mobilisé, choisi, parmi plusieurs outils intellectuels possibles.
Parallèlement à la rédaction finale de ce doctorat, nous achevons la construction d'un projet de valorisation opérationnelle des résultats, avec l'ambition à moyen terme de développer un pôle de compétences en anthropologie. Cette expression, encore un peu vague, recouvre en fait la volonté partagée de transformer le savoir anthropologique en savoir-faire professionnel afin que la spécificité de notre démarche soit identifiée en tant que telle, notamment pour des projets de valorisation du patrimoine. Ce projet est une suite logique au travail entrepris dans la seconde moitié du contrat CIFRE : nous avons provoqué des réunions, des rencontres avec des structures de valorisation du patrimoine, nous avons répondu à leurs sollicitations (interventions en formation, publications dans des revues locales). Progressivement, l'ethnologue devient médiateur entre l'agricole et le patrimonial. C'est dans cette perspective que nous réfléchissons à ce projet, même si nous avons conscience de la difficulté de cette tâche244. En outre, une réflexion de fond a débuté sur l'encadrement technique, sur la place des techniciens, sur ce que les professionnels agricoles peuvent en attendre, et plus largement sur l'espace accordé aux différents savoirs des acteurs impliqués. Cette question est particulièrement difficile, certainement plus que la valorisation du patrimoine, perçue comme extérieure aux acteurs, comme relevant de la communication et n'ayant pas d'implication directe sur les systèmes de production. Toutefois, cette réflexion n'est pas apparue ex nihilo au terme du doctorat. Nous avons accepté les sollicitations pour des interventions auprès de techniciens ; nous avons également des relations privilégiées avec certains d'entre eux, facilitant le dialogue et les échanges. Cette proximité dans le travail, au quotidien, est essentielle à notre sens pour encourager l'appropriation des résultats par les acteurs locaux.
Ce projet de pôle de compétences témoigne du chemin parcouru depuis 1997. Il y a encore peu de temps, un tel projet était difficilement envisageable. Pour autant, il reste encore beaucoup de travail à accomplir pour que l'anthropologie prenne la place qu'elle mérite au sein de ces structures de recherche et développement, pour que les acteurs locaux identifient précisément ce qu'ils sont en droit d'attendre d'une étude ethnologique et surtout pour qu'ils soient en mesure d'affiner leurs questionnements. Le projet, pour l'instant, concerne des actions de valorisation de nos résultats de thèse ; mais l'activité de recherche n'est pas pour autant écartée. Il s'agira plus tard d'envisager de nouvelles problématiques anthropologiques, une fois que les résultats auront été compris et appropriés par les destinataires.
Ce travail doctoral, au-delà des résultats et des pistes d'utilisation par les responsables professionnels, apporte d'une part des éléments de réflexion et de réponse sur la pratique de l'anthropologie et non sur l'anthropologie pratique et permet d'envisager d'autre part des applications pour la recherche elle-même et non des méthodes pour la recherche appliquée. A travers cette phrase, nous voulons insister sur le fait que cette thèse s'inscrit complètement dans les problématiques générales de l'anthropologie. Elle n'est ni en dehors, ni en décalage, mais bien au coeur et les résultats viennent enrichir la réflexion des grands thèmes de la discipline, tels ceux du temps, de la tradition, de la patrimonialisation, des savoir-faire et de leurs modalités de transmission.
Tout d'abord, l'analyse des processus de patrimonialisation met en lumière les différents modes d'appropriation et de manipulation du patrimoine par les acteurs locaux, parallèlement au rôle de l'ethnologue dans ces processus. Cet objet de recherche révèle les relations que les hommes tissent entre eux et avec le temps et l'espace, nous invitant à approfondir l'étude des stratégies qu'ils mettent en oeuvre pour assurer la reproduction sociale. En recontextualisant les questionnements des acteurs locaux, nous avons cherché à relier une analyse de la production patrimoniale au sein des groupes sociaux à l'idéologie qui a contribué à faire évoluer la notion de patrimoine depuis deux siècles en France et ailleurs. Cette approche représente la base à notre sens de l'analyse des patrimoines sociaux (Rautenberg). Argumentant l'idée que les acteurs locaux mobilisent le patrimoine en réponse à la décontextualisation des savoirs vernaculaires, nous avons fait apparaître la pluralité des conceptions de cette notion et la relativité du discours scientifique. En effet, tout groupe social élabore une mémoire collective et des règles sociales pour se perpétuer ; il s'appuie sur des objets ou des récits qui structurent et matérialisent leurs rapports au temps et à l'espace, sans pour autant être figés et consacrés dans un musée au titre du patrimoine national. Ces stratégies sont chargées de sens. Les hommes manipulent la matière première du patrimoine, outils, mythes, savoir-faire, lieux, et réévaluent en permanence ce qui est digne d'être patrimonialisé et ce qui ne l'est pas. Les sociétés humaines font preuve de beaucoup d'ingéniosité et de créativité lorsqu'il s'agit de prendre en charge la continuité : permettre le changement et l'innovation tout en préservant le noyau de la tradition et le sens des pratiques. Les concepts de patrimoine et de patrimonialisation en anthropologie sont particulièrement opérants pour comprendre et interpréter les transformations sociales qui se passent sous nos yeux aujourd'hui. Le regard de l'ethnologue est d'autant plus pertinent que son travail ethnographique constitue une base à la fois très fine, détaillée et indispensable pour une analyse plus large des choix et des orientations des communautés humaines.
L'expérience d'une convention industrielle de formation par la recherche a permis de révéler à quel point l'ethnologue participe à cette évolution, il n'est pas déconnecté de la réalité sociale, il provoque des interrogations et suscite des attentes. Il est bien au coeur des processus et son regard éloigné doit lui permettre de faire émerger les tensions et les enjeux. Sa pertinence se situe dans les apories du langage et de l'action et l'implication agit comme un moyen d'atteindre au plus proche le sens des stratégies et des logiques des hommes.
Nous envisageons de poursuivre l'analyse des processus de patrimonialisation du vivant dans la mesure où l'on voit bien que ces processus correspondent au passage d'un objet agricole – que l'on peut qualifier de "technique" – à un objet culturel dont on doit faire émerger le sens. Ces processus ont lieu dans un contexte où ces objets-fromages "locaux" deviennent de plus en plus "globaux" en s'inscrivant dans de nouveaux circuits de commercialisation et bénéficiant de campagnes marketing. Il s'agit aujourd'hui d'approfondir l'idée que le patrimoine n'est pas en dehors de l'économie, car les hommes ne patrimonialisent pas pour rien : ils attendent en retour une plus-value, une valeur ajoutée, à la fois culturelle, économique, sociale. Ils mettent en oeuvre dans leurs stratégies des passerelles entre ces différents champs. Ils n'ont pas la volonté de tenir leurs produits et leurs savoir-faire à l'écart des circuits économiques modernes ; ils cherchent à développer des logiques qui préservent le sens et l'identité de ces objets. Il serait intéressait de poursuivre l'analyse des formes locales d'institutionnalisation de l'histoire, avec en perspective la délocalisation des pouvoirs de décision et la place croissante des Régions dans la construction européenne. Il existerait un déplacement des dispositifs de décision politique avec un exercice du pouvoir localisé. Les sollicitations sans précédent du patrimoine – dont les multiples projets de valorisation en sont la preuve – mériteraient une analyse pour dégager les conditions de construction de cette politique patrimoniale locale, révélatrice de la manière dont les hommes veulent se mettre en scène, des savoirs et savoir-faire qu'ils souhaitent transmettre, à qui ils les destinent et les formes d'innovation qu'ils choisissent d'intégrer. Une étude fine des pratiques et des relations entre les acteurs impliqués permettrait de mettre en lumière les systèmes de représentations et la place du vivant au sein des communautés et de leurs projets collectifs.
L'exemple de la Semaine Européenne de la Science est significatif à cet égard. Cette manifestation rassemble encore essentiellement les sciences de la vie, les sciences physiques ou les sciences qui proposent des expérimentations ludiques aux visiteurs. Ces dernières années, différentes équipes de recherche ou associations se sont engagées dans cette manifestation pour faire connaître l'anthropologie à plus large public. C'est d'ailleurs pour cela que l'Association Rhône-Alpes d'Anthropologie a décidé cette année de s'investir avec d'autres partenaires des sciences humaines dans la Semaine Européenne de la Science, en proposant des animations sur des stands, en organisant un colloque, une conférence grand public, un concert, des projections de films ethnographiques. Le public est aussi à la source des demandes pour des études ethnologiques ; il est donc indispensable de faire valoir notre démarche et la spécificité de notre regard sur la société.
Extrait tiré du site Internet du Département des Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS.
Actuellement, les interprofessions fromagères de l'AFTAlp ont demandé au SUACI Montagne de travailler sur une étude de faisabilité d'une Route des fromages dans les Alpes du Nord. Cette étude est réalisée par des ingénieurs en agriculture ; l'ethnologue n'est pour l'instant sollicité que pour alimenter en partie le contenu de ce projet. Cette action n'a pas encore à notre sens la dimension d'un projet culturel, elle demeure centrée sur l'agricole.