1.3. Spécialisation hémisphérique

L'écriture fait intervenir la préférence manuelle et aborder le problème de la spécialisation hémisphérique.

Depuis les travaux de BROCA (1877) nous savons que chaque hémisphère cérébral possède des compétences qui lui sont propres. On parle très souvent encore d'hémisphère dominant et d'hémisphère mineur, l'hémisphère dominant étant le gauche, l'hémisphère mineur le droit, chez les droitiers, avec une organisation en miroir chez les gauchers. On attribue à l'hémisphère gauche les fonctions du langage et à l'hémisphère droit les fonctions spatiales, l'attention, l'émotion.

En fait chaque hémisphère est spécialisé pour des fonctions différentes certes, mais aussi pour des aspects différents d'une même fonction, les différents modules qui concourent à cette fonction pouvant se situer les uns dans l'hémisphère gauche, les autres dans l'hémisphère droit. Ainsi l'hémisphère gauche a la supériorité dans la reconnaissance des stimuli auditifs et visuels linguistiques et il traite les informations de manière analytique. La stratégie du traitement est basée sur l'accès à un code linguistique abstrait. L'hémisphère droit a un rôle essentiel dans la composante affective du langage, l'intonation et l'expression émotionnelle du discours ; par ailleurs il a la supériorité dans la reconnaissance des stimuli auditifs et visuels non linguistiques et les traitements synthétiques globaux qui interviennent dans la perception des formes ou de l'espace.

Des observations des lésions unilatérales droites dans la littérature, il ressort que la dominance cérébrale pour le langage, la préférence manuelle dans l'écriture, les activités gestuelles et les fonctions spatiales peuvent être dissociées. Il n'y a pas de relation directe et nécessaire entre la préférence manuelle et la représentation hémisphérique du langage. De même il peut y avoir une dissociation inter-hémisphérique entre le centre des activités gestuelles et le centre graphèmique. Le centre du langage oral étant du côté de l'un ou de l'autre .

L'ontogenèse de la spécialisation fonctionnelle hémisphérique fait intervenir les facteurs génétiques comme en témoigne probablement les asymétries morphologiques que l'on observe très tôt dès la vingt neuvième semaine de gestation .

Cependant, certains facteurs épigénétiques peuvent agir durant la vie intra-utérine et modifier le déroulement des processus déterminant le support morphologique que l'on reconnaît à la dominance cérébrale, en particulier les facteurs hormonaux, la testostérone notamment (Geschwind 1983) [76]. Certaines données semblent impliquer une période de la vie intra-utérine, vers le sixième mois de gestation, où les neurones ayant migré établissent leurs connexions synaptiques ; c’est dans cette période que pourraient agir divers facteurs épigénétiques, chimiques, hormonaux, immunitaires, susceptibles de modifier le déroulement des processus à l’origine de la dominance hémisphérique.

Il faut souligner enfin le rôle des facteurs dynamiques, les structures anatomiques génétiquement déterminées ne pouvant acquérir leurs capacités fonctionnelles qu'après exposition à des stimuli adéquats dans des temps opportuns.

Si les asymétries morphologiques et fonctionnelles du cerveau se retrouvent chez d'autres espèces animales, y compris les oiseaux et les mammifères aquatiques comme le dauphin, la forte préférence pour la main droite chez les humains ne se manifeste pas chez les primates non humains pour lesquels la nature des tâches, leur complexité, affecte la latéralisation manuelle, la préférence n'apparaissant que dans des situations exigeant les compétences spécifiques d'un hémisphère. Ainsi chez le singe, l'hémisphère droit est spécialisé pour des activités manuelles qui nécessitent des représentations élaborées des relations spatiales. (Fagot, Vauclair 1993) [60].

Par ailleurs, chez le singe comme chez l'Homme l'hémisphère droit est spécialisé dans la perception et la production de comportements émotionnels (Bryden 1982) [23] et, dans différentes espèces, la perception des cris à valeur de communication est sous la dépendance de l'hémisphère gauche comme la perception du langage chez l'homme. La spécialisation cérébrale n'est donc pas le propre de l'Homme. Certainement, elle possède une signification adaptative et contribue à l’évolution des espèces en permettant un enrichissement du répertoire comportemental.

Il existe plusieurs hypothèses pour expliquer le déterminisme de la latéralité manuelle. Le modèle d'Annett, [3] s'appuie sur la constatation de l'absence de préférence manuelle droite chez d'autres espèces animales et notamment les primates pour lesquelles on retient en ce qui concerne la préférence gauche, mixte ou droite des proportions d'environ 25, 50 et 25 % respectivement. Pour Annett, la latéralité manuelle est un effet du hasard chez l'ensemble des mammifères mais chez l'homme le hasard est "pondéré" dit-elle par un facteur qui augmente la probabilité de latéralisation vers la droite.

Son modèle a l'intérêt de ne pas considérer droiterie et gaucherie sous forme de dichotomie mais plutôt comme une variable continue distribuée selon une courbe normale qui, chez l'homme, a la particularité d'être déplacée vers l'utilisation de la main droite, ce qu'Annett appelle "Right Shift", sous la dépendance d'un facteur génétique présent chez la majorité des individus qui induirait une tendance à la droiterie. Les sujets RS+ auraient également une dominance hémisphérique gauche pour le langage. La tendance à la droiterie serait plus ou moins forte selon l'état homozygote ou hétérozygote du porteur. Les personnes RS- auraient une absence de tendance à la latéralisation manuelle et se distribueraient de manière aléatoire.

A la différence d'Annett, Geschwind suppose qu'il existe chez tous les humains une tendance à la prévalence de l'hémisphère gauche mais que, chez certains, diverses influences durant la vie fœtale ou la période néonatale diminuent le degré d'asymétrie et conduisent à une dominance aléatoire. Pour Geschwind la nature de la prévalence hémisphérique gauche est liée à une asymétrie fondamentale contenue dans l'œuf maternel mais sa théorie peut s'interpréter en admettant l'existence d'un facteur génétique prédisposant à l'asymétrie habituelle, présent chez la plupart des personnes mais dont l'expression pourrait être chez certains inhibée par des facteurs d'environnement, à un moment donné de la maturation du fœtus.

Le fait que le nombre d’enfants gauchers soit plus important quand les parents sont gauchers, paraît en faveur d’un facteur héréditaire, encore que le rôle des facteurs d’environnement ne puisse être éliminé. Des facteurs pathogènes semblent en cause puisqu’on constate un plus grand nombre de gauchers parmi les épileptiques et les personnes présentant un retard mental.

Nous verrons plus loin que l’étude des jumeaux, avec la constatation par la plupart des auteurs de taux de gaucherie plus importants que dans la population générale, sans différence marquée entre monozygotes et dizygotes, est en faveur de l’intervention, dans le déterminisme de la latéralité, de facteurs non génétiques, facteurs en rapport avec la situation gémellaire. Un de ces facteurs peut tenir à une éventuelle souffrance fœtale ou néonatale (Bakan, 1977) [6].

Pour Annett, chez les jumeaux l’expression du gêne RS+ est gênée, comme elle semble l’être également chez les garçons. Ceci serait lié aux rythmes de la maturation cérébrale en fin de grossesse.

Toutefois, si le cerveau des garçons est moins latéralisé en ce qui concerne la manualité, différents auteurs constatent dans l’ensemble une plus grande latéralisation chez le sujet masculin, notamment pour la fonction du langage (Bryden et al., 1983 [24] ; Habib et Galaburda, 1986 [81]).

En ce qui concerne la latéralisation du langage, on peut également considérer le degré de latéralité fonctionnelle cérébrale comme une variable continue allant de la latéralisation hémisphérique exclusivement gauche à la latéralisation hémisphérique exclusivement droite en passant par l'ambilatéralité cérébrale et ceci quelle que soit la préférence manuelle.

Le point sur cet axe, propre à chaque individu, dépend vraisemblablement de l'interaction de multiples facteurs, liés au bagage génétique et à l'environnement.

Il demeure cependant que, chez la plupart des individus (99% des droitiers), les centres du langage sont plus développés à gauche.

En ce qui concerne la préférence manuelle, on admet dans la population générale contemporaine occidentale, sexes confondus, une incidence de la gaucherie qui varie de 6 à 10% selon les études, sans pour autant préjuger de la localisation droite ou gauche du langage chez les gauchers.

Outre les aspects précédemment évoqués, il faut également retenir que la préférence manuelle peut avoir d’autres déterminants et il faut souligner, en premier lieu, le rôle de l’éducation et du milieu familial, comme de l’impact de la représentation collective.