1.4.3.2. Apports de l’étude réalisée à Bron en 1996, sur les composantes grapho-spatiales de l’écriture des Alzheimer.

L’étude que nous avons réalisée au Laboratoire de Neuropsychologie de l’Hôpital Neurologique de Bron en 96 concernait plus spécifiquement les modifications de l'aspect grapho-spatial et calligraphique de l'écriture, dans la maladie d'Alzheimer (Faure,1996, [64] [66], Croisile et al.,1998 [45]). Elle a permis une meilleure connaissance des paramètres de l’écriture, en relation avec différentes fonctions cognitives.

Nous fondant sur les travaux de Croisile et al. (1995) [42] et sur l'observation des familles ou des patients eux mêmes ayant remarqué un changement très tôt au niveau de l'écriture, bien avant qu'apparaissent des modifications du graphisme observables "cliniquement", nous nous sommes plus particulièrement intéressée à la calligraphie des patients, aux habiletés graphiques et à l'organisation spatiale de l'écriture.

Le but de notre étude était donc de tenter d'objectiver et, si possible, de quantifier ces modifications du graphisme qui portent sur la forme, la taille, la pression, la direction, la lisibilité, la continuité, l'ordonnance dans la page.

Figure 4. Ecriture d’un patient
Figure 4. Ecriture d’un patient Consultation du Dr. B. Croisile, service de Neuropsychologie, Hôpital Neurologique à Bron. au tout début de la maladie

Nous avons, avec des moyens informatiques et de numérisation d'images, cherché à repérer un ensemble de signes graphiques susceptibles de se retrouver plus fréquemment chez les patients Alzheimer, au début de la maladie, alors que l’écriture est peu perturbée, comme on le voit ci-dessus (figure 4) ; puis nous nous sommes efforcée d'établir quels pouvaient être les facteurs neuropsychologiques déterminants ou explicatifs de ces signes et nous avons recherché des corrélations avec les scores aux tests neuropsychologiques dont nous disposions pour ces patients, tests mesurant la sévérité de la démence, le langage, les praxies, la mémoire et l'attention.

Nous espérions pouvoir mettre en évidence certains signes ou la réunion de certains signes dans l'écriture, à des phases précoces de la maladie, ce qui constitue, en fait, l'intérêt majeur de la recherche des signes "infra cliniques" dans l'écriture.

Notre étude a porté sur un échantillon d'écritures de 58 patients répondant au diagnostic clinique de maladie d'Alzheimer probable, selon les critères du NINCDS-ADRDA 5 (Mac Khann et al., 1984) [100] et ceux de démence dégénérative primaire et de maladie d'Alzheimer du DSM 6 III-R ( American Psychiatric Association, 7 , 1987) [1]. Tous souffraient d'un déficit cognitif s'aggravant lentement avec des troubles de la mémoire et d'une autre sphère cognitive, le langage le plus souvent.

Le scanner pouvait montrer une atrophie corticale ou une dilatation modérée des ventricules, mais jamais de lésions focales.

Les patients étaient droitiers et de langue maternelle française. Il s'agissait de patients reçus en consultation à l'Hôpital Neurologique, à Bron, par le Dr. Bernard Croisile.

L'étude comporte en outre 27 témoins appariés pour l'âge, le niveau d'éducation et le sexe, et ne présentant pas d'affection neurologique ou psychiatrique.

Nous ne disposions pas, pour un même patient, de plusieurs échantillons, à des temps différents, mais seulement d'un échantillon, à un certain moment de l'évolution du patient. Nous avons procédé à des analyses de la variance entre les groupes et à des études des corrélations entre les paramètres de l'écriture que nous mesurions et les scores des patients aux tests neuropsychologiques :

La mesure des paramètres de l’écriture repose sur un test très simple, de manière à rendre possible le recueil des échantillons d'écriture très rapidement et très facilement à la consultation . Ce recueil a été effectué par le Dr. Croisile. Il comporte une dictée de phrases qui proviennent de la version française de la Boston Diagnostic Aphasia Evaluation :

Nous avons nous-mêmes réalisé l’analyse des paramètres graphiques et spatiaux accessibles par le traitement informatisé de l’image numérisée des échantillons d’écriture, selon la technique que nous utiliserons dans le présent travail et que nous décrirons plus loin, au chapitre méthodologie. Il s'agit de l'analyse d'une image statique.

L’étude s’appliquait également à deux paramètres issus de la géométrie fractale, en rapport avec la lisibilité en vision ordinaire ou en vision éloignée. Les mesures concernant la dimension fractale ont été effectuées dans le laboratoire de Reconnaissance des Formes et Vision de l'INSA de Lyon, avec la collaboration de Nicole Vincent.

La comparaison des Alzheimer avec les témoins montre que plusieurs paramètres différencient les Alzheimer, notamment les paramètres de pression, aussi bien la pression moyenne que la pression maximum, de même que les paramètres de pâtosité, de positionnement vertical du texte et de lisibilité, en rapport avec la dimension fractale :

Si on distingue deux groupes de patients en fonction de la sévérité de la maladie, ce que l'on peut faire du fait de l'effectif important de l'échantillon, on observe que la pression est significativement plus élevée même chez les patients les moins atteints, ceux ayant un score au MMS supérieur à 20. Cette augmentation de la pression dès le début de la maladie peut à elle seule être responsable des modifications fines du graphisme rapportées par les patients et leurs proches.

Par ailleurs, allant de pair avec une aggravation de la maladie, on observe :

On observe également une augmentation de la dimension du graphisme, qui distingue les deux sous groupes de patients, sans toutefois qu'il y ait une corrélation significative de ce paramètre avec le score au MMS (on peut faire la même remarqueconcernant la diminution de la différence entre les deux valeurs de la dimension fractale).

Outre l'augmentation de la pression, on note donc, quand la maladie évolue, le fractionnement et l'effondrement des lettres allant de pair avec l'augmentation de la taille du graphisme et les difficultés d'organisation dans la page.

Les différentes corrélations entre ces paramètres et le score au MMS, ont permis de calculer, un coefficient de corrélation multiple, significatif et prédictif de la sévérité de la maladie avec un risque d'erreur inférieur à 1% (Faure, 1996) [64]. (tableau 1)

Tableau 1. Corrélation des paramètres avec la sévérité de la maladie (effectif de 58 patients)
PARAMETRES Coefficients de corrélation P
Nombre de levées -0.35 <0.05
Direction des lettres 0.34 <0.05
CCM (Coefficient de corrélation multiple) = 0.47 <0.01

On note par ailleurs qu'un grand nombre de paramètres corrèlent avec la durée d'évolution de la maladie et avec le score au Blessed A. Il s'agit d'un test plus global qui prend en compte les modifications de la personnalité et du comportement. Ce test corrèle assez bien avec la durée d'évolution mais pas avec la sévérité de la maladie qui apparaissent deux choses différentes.

Les paramètres qui corrèlent le mieux avec la durée ou le score au Blessed A sont:

  • le nombre de levées qui augmente,
  • la direction des lignes qui chutent,
  • l'importance des marges qui augmente,
  • celle des blancs dans le texte qui diminue.

Donc quand le temps d'évolution augmente, indépendamment de la sévérité, on constate une difficulté dans le maintien des lignes qui chutent le plus souvent, tandis que le texte occupe moins de place même si la dimension du graphisme augmente, ce qui laisse peu de place aux blancs à l'intérieur de la surface écrite.

Ces différents éléments ont également permis le calcul d'un coefficient de corrélation multiple relatif à la durée d'évolution, égal à 0.48 et significatif avec un risque d'erreur inférieur à 1%

Ce coefficient ne fait pas intervenir toutes les corrélations relatives à la durée d’évolution (tableau 2), du fait notamment d’inter-corrélations existant entre les variables.

Tableau 2 : Corrélation des paramètres avec la durée d’évolution (N=58)
PARAMETRES Coefficients de corrélation p
Importance des marges 0.31 <0.05
Pourcentage de blancs -0.35 <0.05
Direction des lignes -0.28 <0.05
Nombre de levées 0.33 <0.05
Différence entre la lisibilité en vision ordinaire et éloignée -0.35 <0.05

Il faut noter que les modifications qui accompagnent l'écriture des Alzheimer sont très différentes de celles liées à l'âge (Faure et Michel, 1996, [66]).

Nous avons étudié les effets de l'âge sur l'écriture des témoins (figure 5).

On constate que chez le sujet âgé :

  • l'écriture a tendance à devenir de plus en plus liée avec l'âge
  • la dimension du graphisme augmente mais avec une diminution des marges en parallèle
  • et surtout la pression diminue très rapidement quand l’âge augmente
Figure 5. Corrélation de la pression avec l’âge chez les témoins
Figure 5. Corrélation de la pression avec l’âge chez les témoins

Il semble donc difficile de mettre en rapport les différentes modifications que l'on observe chez les Alzheimer avec les processus de vieillissement normaux.

Nous avons recherché quelles étaient les dimensions neuropsychologiques qui expliquaient le mieux la variance des différents paramètres.

On note surtout la participation à la pression maximum des facteurs attentionnels et mnésiques.

Par ailleurs la dimension du langage intervient peu pour expliquer la variabilité des paramètres que nous avons pris en compte.

On retient la participation des praxies visuo-constructives (évaluées sur la copie d'une figure de Signoret) aux marges et à la lisibilité, estimée à travers la dimension fractale.

De l’ensemble de l’étude on pouvait retenir :

  • les différences entre les perturbations de l'écriture des Alzheimer et les perturbations dues à l'âge, différences qui distinguent à notre avis les processus du vieillissement de ceux en cause dans la maladie d'Alzheimer,
  • la participation des perturbations du système de gestion des ressources attentionnelles aux modifications graphiques que l'on remarque au début de la maladie, essentiellement en rapport avec des modifications de la pression
  • Par ailleurs, on n'est pas étonné de constater la participation de facteurs visuo-constructifs aux désordres apparaissant plus tardivement dans l'organisation grapho-spatiale.

Toutefois, aucune dimension explorée par les tests n’explique un très fort pourcentage de la variance des paramètres que nous avons pris en compte dans l’analyse de l’écriture (généralement, moins de 20%). Ceci laisse supposer que d'autres facteurs sont en cause. Notamment, on peut tout à fait imaginer que la dimension dépressive souvent rencontrée au début de la maladie soit à l'origine des perturbations des paramètres qui corrèlent avec la durée:

Il s'agit de :

  • la direction des lignes, qui chutent
  • l'augmentation des marges,
  • la diminution des blancs,

éléments interprétés en terme de pessimisme, de repli sur soi, d'humeur dépressive aussi bien par les graphologues que par les équipes qui ont travaillé sur l'écriture de patients psychiatriques, notamment l'équipe du Pr Volmat à Besançon.

Il est intéressant, en tout cas, de se demander quels sont les liens entre les signes observés au début de la maladie et la dépression.

Notes
4.

Consultation du Dr. B. Croisile, service de Neuropsychologie, Hôpital Neurologique à Bron.

5.

NINCDS : National Institute of Neurological and Communicative Disorders and Stroke.

ADRDA : Alzheimer’s Disease and Related Disorders Association.

6.

DSM : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.

7.