Introduction

Qui a pu créer le Double, figure, image surgie d'on ne sait où, traversant d'étranges histoires foisonnant à partir du début du dix-neuvième siècle, passant les frontières, oscillant d'un monde à l'autre, entre imaginaire, fiction et un décor très réel? Vouloir arrêter cet insaisissable, lui trouver un lieu, un espace, des traits distinctifs, une parole, une histoire, n'est-ce pas tenter de fixer ce qui par définition ne peut apparaître qu'en filigrane, ou sur le bloc-notes magique de Freud, non pas en écriture noire, mais par différence, en écriture blanche?

Faut-il voir là un épisode littéraire caractéristique d'une époque travaillée par la science et son contre-point l'illuminisme, le magnétisme, l'hypnotisme, bercée par les drogues et les hallucinations, avec un modèle, Hoffmann, et ses avatars, copies appauvries et glissant dans une littérature dépréciée ou dans le merveilleux de ces livres qu'on dit "enfantins"? Dans un travail antérieur, nous avions étudié la figure du miroir et du non-écrit dans un roman trop peu connu de Lewis Carroll, Sylvie et Bruno , roman pour enfants. Passer du miroir à la figure du Double est sans doute une autre façon d'accéder à la même configuration. C'est toujours un voyage qui fait passer de l'autre côté de ce qu'on appelle le réel, et l'exploration de l'ailleurs renvoie le lecteur dans un hors-temps, menacé, prisonnier d'une autre forme de durée. Ce qui nous a intéressée, c'est aussi un voyage à la limite du non-écrit , de l'autre côté des mots, et à l'intérieur de nos représentations.

Le choix du corpus a été dicté par des butées temporelles ( 1813- 1855 ) permettant de circonscrire au dix-neuvième siècle un ensemble de textes mettant en scène des histoires de doubles d'Hoffmann ( 1813 ) à Aurélia de Gérard de Nerval ( 1855 ). Le choix de la première moitié du dix-neuvième siècle et la place privilégiée accordée aux textes d'Hoffmann correspondaient en fait au domaine traditionnellement reconnu comme celui du Double, thème de choix de l'histoire littéraire et de la littérature comparée. Ceux qui restent attachés à une certaine conception de la littérature et cherchent les sources européennes de tel ou tel mouvement délimitent ainsi un mouvement né avec le romantisme allemand et qui fait des textes français, américains ou russes, des textes fabriqués à partir du modèle allemand, c'est le cas de Théophile Gautier, d'Hawthorne, d'Edgar Allan Poe, de Dostoïevski et de Gogol. Les éditeurs ont l'habitude de regrouper ainsi les récits de Doubles. C'est ce que font Jacques Goimard et Roland Stragliati dans leur Grande Anthologie du Fantastique plaçant en tête du volume consacré aux Histoires de Doubles Adalbert von Chamisso, La merveilleuse histoire de Peter Schlemihl ou L'homme qui a perdu son Ombre suivie de E. T. A. Hoffmann, Les Aventures de La Nuit de La Saint-Sylvestre 2 .

Thème "vieux comme le monde", au même titre que la femme, l'eau, la peur, le double pourtant ne se laisse pas réduire à une image stéréotypée reprise mécaniquement.

L'étude de textes antérieurs à 1855 a écarté le développement de la fin du dix-neuvième siècle ( Maupassant). Il nous paraissait plus important de centrer notre travail sur Hoffmann, dans la mesure où il pouvait être considéré comme un modèle et une référence.

Un récit particulièrement bref de Hawthorne, La Mascarade de Howe (Howe's Masquerade ), nous renvoie l'image d'un fantôme de ce qui n'existe pas encore, sinon dans un espace de jeu. Le récit d'Achim d' Arnim, dont les Contes bizarres fascinaient André Breton comme Julien Gracq, fait des fantômes que Le Maître du Majorat aperçoit de l'autre côté de la rue prenant un thé funèbre avec son double, des figures dont le côté éclairé se détache seul, entre-deux-morts.

La troisième partie du corpus regroupe La Fée aux Miettes de Charles Nodier, le plus long des textes analysés ( 156 pages ), et Aurélia de Gérard de Nerval. La présence obsessionnelle des figures du double, double féminin, - retrouvé ou non dans un mariage mystique -, mais aussi figure de l'Autre, pose le problème de l'identité et de la constitution d'une unité. A quoi peut correspondre cette hallucination du Double qui ne peut être tolérée? Pour ces fous en quête de leur identité, qui cherchent à s'unir à la Reine de Saba dans une nuit mystique, il n'y a pas d'autre place que chez les lunatiques de Glasgow ou à la clinique du Docteur Blanche à Passy. Que peut leur apporter l'écriture?

Certains textes apparaissent en miroir, de l'autre côté d'autres textes qu'il faut traverser. Ils ne sont pas étudiés directement, mais au travers de l'étude qui leur est consacrée, démarche qui permet à la fois d'introduire des récits que les limites du choix avaient sacrifiés et surtout mise en évidence de la lecture critique comme réécriture et reprise, ce qu'on peut dire également de la traduction3 Au nombre de ces textes en reflet, William Wilson d'Edgar Allan Poe, auquel nous avions préféré Hawthorne, présent au travers de la lecture que lui a consacrée Marie Bonaparte, préfacée par Freud. Texte reflet, Le Double de Dostoievski qui donne lieu à l'analyse de Patterson, à la lumière de Fonction et champ de la parole et du langage de Lacan.

Quelle méthode appliquer pour travailler sur les objets d'étude retenus, des textes courts, qu'on appelle tour à tour récits, histoires, nouvelles, -- pour la constitution d'un recueil -- ? Le souci de garder la continuité et de repérer le parcours de la figure du Double nous avait fait, dès le départ, privilégier des textes brefs ( 7 pages pour le texte d'Hawthorne )4, 25 pages pour le conte le plus long d'Hoffmann, 71 pages pour Aurélia . D'autre part, nous avons tenu à garder la langue d'origine en regard de la traduction, chaque fois que c'était possible.

Dans la mesure où nous n'avions pas souhaité restreindre notre étude à la littérature, mais voulu l'étendre à la musique, à la peinture et au cinéma, l'utilisation de l'outil fourni par la sémiotique pouvait permettre la mise en place d'un dispositif unique que l'on retrouverait décliné dans chacun des domaines avec les variations nécessaires : analyse de l'espace et du temps, narrativité centrée sur la transformation et énonciation. L'attention au texte, quand nous analysons un texte et aux unités que nous pouvons dégager, doit nous permettre de lire le rôle thématique du Double, ce qu'il peut faire, ce qu'il ne veut pas faire et ce qu'il veut faire, sa place par rapport au sujet énonciateur, le centre de perspective. La mise en cause du sujet dans la problématique du Double prend une dimension particulière, puisque le Double entretient un rapport qui interfère avec le sujet. Définir la position de la figure du double, hostile, complémentaire, sentie comme étrangère, intériorisée ou extériorisée, obscure ou lumineuse, renvoie peut-être à figurer dans la littérature et dans l'art la destruction, ou la construction du sujet. Citons une fois encore Antonin Artaud lecteur traducteur de Lewis Carroll. ‘Lewis Carroll a vu son moi comme dans une glace mais il n'a pas cru en réalité à ce moi, et il a voulu voyager dans la glace afin de détruire le spectre du moi hors lui-même avant de le détruire dans son corps même, mais c'était en même temps en lui-même qu'il expurgeait le Double de ce moi’ . Le texte constitue une sorte d'écran et de révélateur, variation sur l'idée de miroir, sur lequel, ou derrière lequel apparaît et disparaît le Double.

Nous nous proposons de suivre le plan suivant :

  1. Le divin Hoffmann. L'itinéraire de notre recherche part d'une analyse de récits d'Hoffmann et des premières images connues chez lui du Double avec Le Chevalier Gluck suivi de Don Juan et du Magnétiseur . La définition que donne le Petit Robert de l'ombre paraît parfaitement convenir aux Doubles des deux premiers récits : 5 (1608) Dans certaines croyances, Apparence d'une personne qui survit après sa mort -- âme, double, fantôme, mânes. Le royaume des ombres . La littérature admet donc , au début, une vieille croyance, et incorpore ensuite, ce Double fantôme. Le fantôme, retrouvé et évoqué par la Parole du vieillard dans le rêve-cauchemar de l'enfant qu'il a été, prend corps dans une inquiétante figure démoniaque, hors du Temps.
    Les Aventures de La Nuit de la Saint Sylvestre ( Die Abenteuer der Sylvesternacht ), traduites partiellement par Gérard de Nerval en 1831, placent au premier plan un sujet qui n'est plus seulement celui qui raconte, mais devient lui-même le premier acteur d'un étrange théâtre nocturne. Les Doubles se multiplient. L'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl n'est reprise que pour être détournée et subvertie. Le Miroir Voilé laisse sans réponse une interrogation sur l'identité : Que reflète le Miroir? ou que réfléchit le Miroir?
    Il y a eu effacement, disparition du reflet, avec la perte de la bien aimée. Il reste au sujet à construire en dehors de lui l'image de son désir. Le Vide et le Plein , dans le dernier texte d'Hoffmann analysé, -- La Maison déserte ( Das öde Haus ) --, nous paraît figurer le regard du narrateur, à mesure que se met en place derrière le réel un autre espace, installant le sujet en position de voyeur.

  2. La mise en scène de la mort. L'entre-deux-morts. Le texte d'Achim von Arnim, - Les héritiers du Majorat ( Die Majoratsherren ) -- ouvre un autre champ que celui bien connu d'Hoffmann, avec la présence obsédante de l'Ange de la Mort. La femme, héritière de Lilith, nous fait passer de l'autre côté du versant judaïque. En filigrane du Double littéraire, le premier Double religieux, tel que les présente la Genèse dans la Bible, l'homme créé homme et femme à l'image de Dieu, puis la femme façonnée par Dieu à partir d'Adam. La confrontation de l'histoire deux fois contée par Hawthorne, La Mascarade de Howe ( Howe's Masquerade ) et du conte d'Achim von Arnim, nous permet de nous interroger sur la figuration de la Mort dans ses rapports avec le Double. Le geste de l'écriture peut-il représenter ce qui est irreprésentable, et quelle place, dans l'écriture et par l'écriture, assigner à l'entre-deux-morts, pour reprendre l'expression utilisée par Lacan à propos d'Antigone ?

  3. La métamorphose. Identités et identité dans La Fée aux Miettes et dans Aurélia . Cette troisième partie fait apparaître au travers de deux textes français des figures du Double qui ne sont pas de simples avatars, en utilisant la connotation péjorative du terme "avatar" dans son acception la plus courante, du modèle hoffmannien : Les doubles s'introduisent au coeur même du Sujet, mis à distance dans Nodier, sous le Voile et la parodie du conte de Fées, sur un mode tragique dans Nerval. Quel rapport peuvent entretenir fantaisie et fantasmes? La littérature est appelée à témoigner. Les oscillations entre Je et l'Autre posent la problématique de l'existence poétique de l'univers mental dans la fiction.

  4. Les chapitres 4, 5 et 6 tentent une approche du Double dans la musique, le cinéma et la peinture, à des dates qui nous font sortir des butées fixées pour la littérature, mais manifestent la permanence de la présence du Double. Otto Rank5 qui fait figure de référence obligée, même pour Freud, quand il s'agit du Double, accorde une place privilégiée à la musique (Don Juan ) et au cinéma. Des deux études qui ont été réunies sous un titre commun, il dit , en ouverture de son avant propos, qu'elles ont été inspirées, l'une par la projection d'un film, l'autre par une représentation à l'Opéra de Vienne. Sa recherche sur Le Double (parue en 1914) commence par la présentation du film muet L'Etudiant de Prague (1913 ), qu'il vient de voir à Paris.
    Interroger la Voix au travers de la musique, les images muettes du film et l'espace de l'écran, chercher les moyens spécifiques ou empruntés à la littérature, pouvait nous faire prendre conscience, par déplacement et décalage, du fonctionnement et des possibles d'une figure aussi répandue et multiforme que le Double.
    Comme nous avions des textes en miroir, nous retrouvons une sorte de composition en abîme avec Britten donnant voix et musique aux fantômes du Tour d'écrou d'Henry James (chapitre 4), Ewers écrivant un scénario hoffmannien pour L'Etudiant de Prague (chapitre 5), et enfin Francis Bacon peignant, sur l'espace envers de la toile, des figures privées de leur reflet dans le vide des miroirs.
    Il reste à définir, comme dans l'anamorphose, ce que peut être la Chose, au premier plan ou au fond du tableau, que tous regardent.

  5. Psyché. Pour traquer les figures du double dont l'absence se fait présence cachée au fond du tableau en quelque sorte, et débusquer le Sujet divisé sous les plis du texte, les variations de la musique, la division de l'écran, l'envers de la toile, nous avons recours dans le chapitre 7 à la psychanalyse. Il nous a semblé intéressant, dans une première partie, de revenir aux textes de Freud consacrés au Double, en les abordant chronologiquement. La reconnaissance du Double dans la littérature rencontre, pour Freud, la naissance de la psychanalyse. Avant de se placer dans la perspective d'une lecture psychanalytique du double, en utilisant les outils de la psychanalyse, encore faut-il comprendre en quoi la figure du Double, quand Freud se l'approprie au travers de sa culture littéraire, aide à la constitution de l'espace analytique, à partir de l'espace littéraire et lui permet de figurer son propre appareil psychique.
    La lecture de Marie Bonaparte, exemplaire pour Freud, est-elle encore pour nous aujourd'hui une ouverture sur d'autres lectures?
    Avec l'apparition des motifs dans les textes freudiens, on peut chercher à faire passer le Double à l'état de motif et voir si le repérage de points nodaux manifestes dans les histoires de doubles serait opératoire .
    La deuxième partie du chapitre, à partir de deux lectures qu'on peut dire psychanalytiques présente l'utilisation de notions-clefs de la psychanalyse freudienne, dans la lecture à partir des règles de Lacan du Double de Dostoievski, et l'étude par Didier Anzieu de l'image du miroir chez le peintre Francis Bacon. La question est double, comme si l'écriture essayait, pour finir, de mimer le double: La fiction, littéraire ou non, peut-elle permettre de mieux comprendre et de représenter la réalité psychique d'un sujet clivé(Freud ) ou divisé ( Lacan)? Et, d'autre part, la psychanalyse peut-elle, par sa Parole, analyser autrement l'Autre du texte et de la fiction?

Notes
2.

"Voici pour commencer la plus connue des histoires de doubles, et sans doute aussi le conte le plus universellement célèbre de la littérature allemande. Il s'imposait dans ce recueil(...). Non que ce soit le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre; mais elle a fait, si l'on peut dire, jurisprudence, et tous les doubles fantastiques créés depuis s'en sont inspirés. (...) Peter Schlemihl donne un traitement exemplaire, canonique, à l'histoire du double perdu, qui est la forme traditionnelle du thème. Le double, c'est l'âme (ou son symbole); perdre son double, c'est perdre son âme. "

La quatrième de couverture, avec une citation de Maupassant et une citation de Poe souligne l'effet recherché par l'anthologie avec les récits de Doubles: Une vaste glace se dressait là où je n'en avais pas vu trace auparavant; et, comme je marchais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image, mais avec une face pâle et barbouillée de sang, s'avança à ma rencontre d'un pas vacillant. (Edgar Poe) La Grande Anthologie du Fantastique , Histoires de Doubles, Presses Pocket, 1977

3.

Antonin Artaud, traduisant Lewis Caroll à Rodez en 1943, à la demande du docteur Ferdière, parle d'une adaptation-variation, et d'une lecture au travers du miroir.

4.

La littérature du Double comporte une majorité de textes courts

5.

Otto Rank, au départ de notre étude, a constitué une sorte de guide ou de passeur, avec son ouvrage Don Juan et Le Double repris dans la Petite Bibliothèque Payot