4 - Le Double animal

Le chien Berganza s'inscrit dans l'intertextualité, puisque Hoffmann s'amuse à réécrire/écrire des variations sur une nouvelle de Cervantes, en indiquant de façon précise la référence, histoire de doubles dans le monde animal. Berganza se voit dédoublé, et quand les épouvantables sorcières le frottent de leurs mains crochues, il décrit un état singulier qui le partage en deux Berganza aux prises l'un avec l'autre. Le dialogue, dialogue du chien avec son double, dialogue avec "JE" qui lui-même dialogue avec Theodor, divise et désorganise la continuité du récit. Les sorcières sont responsables d'une métamorphose qui ferait du chien un jeune homme. Le jour fatal de la rencontre des sorcières, Berganza devient tout autre. Tout se déforme et vacille, des sentiments nouveaux l'oppressent et l'angoissent. Il en arrive à être un homme et à avoir honte d'avoir été chien.

Le chien noir double de façon cocasse et caricaturale sa maîtresse : La maîtresse et le chien se retrouvent face à face, tous deux déguisés en sphinx avec une coiffure égyptienne! Le Double prend dans le récit d'Hoffmann jouant Cervantes une extravagance grotesque qui le distingue des figures inquiétantes et des images d'épouvante des autres récits. Ce n'est pas l'animal qui fait rire, mais le visage ou l'image corporelle de l'animal, renvoyée à l'homme comme par un miroir.31 Hoffmann montre, comme dans La Princesse Brambilla , que la fantaisie est inhérente à la réalité. "‘Peut-être, ô mon lecteur, en viendras-tu à penser qu'il n'y a rien de plus extraordinaire ni de plus fou que la vie réelle."’

Le terme français "Fantaisie" suggère une activité désordonnée et capricieuse de l'esprit, qui n'engage pas tout l'être. Il correspondrait assez bien, semble-t-il, aux jeux multiples du chien Berganza.32 Ces jeux rappellent le côté théâtral de la mise en scène sociale tel qu'ont pu le dénoncer Marivaux et Diderot dans Le Neveu. La maîtresse de Berganza travaille ses attitudes devant la glace, et répète mille et mille fois en travaillant à partir de tableaux et de dessins. Ce que plante là Hoffmann, (peut-être à partir de Callot), c'est le décor qui sera celui de La Princesse Brambilla ; n'y manque pas un vieillard ridicule modelé sur Pantalon.

Berganza finit chien de théâtre, qui danse au son de la flûte enchantée de Papageno.

La référence d'Hoffmann au Neveu de Rameau , l'éloge de Tieck, La Motte Fouqué, la présence de la Fleur bleue de Novalis définissent la véritable qualité de la poésie et le sens artistique profond. Aux vrais poètes, Berganza, complètement noir, oppose, avec une violente haine, ceux qu'il appelle "les mouchetés", et leurs arlequinades.

Ce qui intéresse Hoffmann dans le Double animal, qu'on retrouve avec le chat Murr, c'est la métamorphose, devenir homme pour l'animal, doublé du devenir animal de l'homme. Deleuze dit du devenir-animal qu'il ‘"est un voyage immobile et sur place, qui ne peut se vivre ou se comprendre qu'en intensité (franchir des seuils d'intensité)’ 33."

L'issue n'est pas la mort, en fait il n'y a pas de clôture de la nouvelle, mais l'ouverture sur une fuite dans l'imaginaire, et le désordre.

‘Moi aussi, cette nuit-là, j'ai ri plus follement que jamais; je me sentais justement enclin à faire toutes les folies du monde. J'aurais voulu, comme l'esprit Droll lui-même, aggraver encore la confusion et brouiller plus irrémédiablement les cartes..."Eh bien! m'écriai-je d'une voix terrible, que tout s'achève dans un affreux désordre!"34
Notes
31.

cf. Les Caprices de Goya.

32.

En allemand, le terme Phantasie ne se limite pas à une activité facilement dévalorisée de l'esprit, mais désigne l'imagination ,"non pas tant la faculté d'imaginer au sens philosophique du terme (Einbildungskraft ) , que le monde imaginaire, ses contenus, l'activité créatrice qui l'anime (das Phantasieren ) . Freud a repris ces différents usages de la langue allemande."( article Fantasme dans J.Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, PUF, 1967 )

33.

G.Deleuze, F.Guattari, Kafka Pour une littérature mineure , Les Editions de Minuit, 1975 p.65

34.

Le Chat Murr traduit par Albert Béguin, Gallimard