1 - Un souvenir d'enfance du vieux baron : le terrible Major

Dans une atmosphère baignée par la nuit et l'approche du sommeil, le baron raconte un souvenir d'enfance à son fils Ottmar passionné par le merveilleux des rêves et à sa fille Maria, étroitement enveloppée dans un châle, les yeux mi-clos, cédant au sommeil‘." Nicht leugnen kann ich, dass mich gerade heute am neunten September eine Erinnerung aus meinen Jugendjahren befängt, die ich nicht los werden kann, und sollte ich euch das Abenteuer erzählen"’ 37

(p. 53, 54) Il s'agit par un récit d'exorciser, en quelque sorte une peur qui remonte à l'enfance (cf L'Homme au sable ).

‘Ihr wisst, dass ich meine militärische Bildung auf der Ritterakademie in B. erhielt. Unter den dort angestellten Lehrern befand sich nun ein Mann, der mir ewig unvergesslich bleiben wird; ja ich kann noch jetz an ihn nicht denken ohne innern Schauer, ohne Entsetzen, möcht ich sagen. Es ist mir oft, als würde er gespenstisch durch die Tür hineinschreiten.- Seine Riesengrösse wurde noch auffallender durch die Hagerkeit seines Körpers, der nur aus Muskeln und Nerven zu bestehen schien38(ZB, p.54)’

La description qu'Hoffmann met dans la bouche du vieux baron est une image réduite à ce qui peut inspirer l'effroi chez un enfant (la taille d'un géant, l'ardent regard de ses yeux noirs, un caractère mécanique), et aussi une certaine fascination. L'homme - il n'a pas de nom - exerce un pouvoir irrésistible, magique sur les élèves qui lui sont confiés. Eût- il imposé comme preuve d'obéissance, la mort la plus douloureuse, qu'ils l'auraient subie sur le champ sans murmurer. Certains jours, il ne se ressemble pas à lui-même. Le major est décrit comme habité par un Autre, double presque diabolique et menaçant. Une voix sourde, un accent ordinairement rude et courroucé, qui devient inexprimablement sonore certains jours.

‘Auf solche Tage folgte aber gewöhnlich ein schrecklicher Sturm, vor dem jeder sich verbergen oder flüchten musste. Dann zog er in aller Frühe seine rote dänische Staatsuniform an und lief mit Riesenschritten, gleichviel, war es Sommer oder Winter, in dem grossen Garten, der sich an das Palais der Ritterakademie anschloss, rastlos den ganzen Tag umher. Man hörte ihn mit schrecklicher Stimme und mit den heftigsten Gestikulationen dänisch sprechen - er zog den Degen - er schien es mit einem fürchterlichen Gegner zu tun zu haben - er empfing- er parierte Stösse - endlich war durch einen wohlberechneten Stoss der Gegner gefallen, und unter den grässlichen Flüchen und Verwünschungen schien er den Leichnam mit den Füssen zu zermalmen. Nun flüchtete er mit unglaublicher Schnelle durch die Alleen, er erkletterte die höchsten Bäume und lachte dann höhnisch herab, dass uns, die wir es bis in das Zimmer hören konnten, das Blut in den Adern erstarrte.39 ( ZB, p. 55, 56)’

Le double, tel qu'il est représenté ici, est bien une vision d'une scission du Moi, le Moi se divise, sans que le Moi puisse se voir multiplié. Il y a division, mais sans multiplication. Le double dans son altérité, sous cette forme, ne peut se voir lui-même, c'est l'enfant qui le regarde, la description faite est totalement extérieure, et souligne les signes extérieurs de la possession: caractère mécanique, modification de la voix, utilisation d'une autre langue. Le duel du major contre lui-même - duel qui devient une manifestation privilégiée de la lutte contre l'autre Moi - se passe sans miroir.

Extériorité (la scène se passe dans le jardin), éloignement (statut du major, adulte/enfant, distance dans le temps), mais présence persistante de la terreur et de l'angoisse.

Qu'il soit habité par le diable, le baron le laisse supposer, en mettant dans la bouche d'un vieil invalide, le récit d'un pacte avec le diable qu'aurait fait le major, lors d'une tempête en mer. Récits "improbables et ridicules", mais qui contribuent sans aucun doute à alimenter les terreurs de l'enfant.

La possession du major se double d'une possession de l'enfant assujetti à son maître.

‘Es war, als würde ich von einem höhern Wesen gezwungen, treu an dem Mann zu halten, als würde ich der Augenblick des Aufhörens meiner Liebe auch der Augenblick des Unterganges sein. Erfüllte mich nun mein Beisammensein mit ihm auch mit einem gewissen Wohlbehagen, so war doch wieder eine gewisse Angst, das Gefühl eines unwiderstehlichen Zwanges, das mich auf eine unnatürliche Art spannte, ja das mich innerlich erbeben machte. War ich lange bei ihm gewesen, ja hatte er mich besonders freundlich behandelt und mir, wie er dann zu tun pflegte, mit starr auf mich geheftetem Blick meine Hand in der seinigen festhaltend, allerlei Seltsames erzählt, so konnte mich jene ganz eigne wunderbare Stimmung bis zur höchsten Erschöpfung treiben. Ich fühlte mich krank und matt zum Umsinken.40( ZB, p. 57)’

Lotte H. Eisner dans L'Ecran Démoniaque (Losfeld 1965), ouvrage consacré à l'histoire cinématographique de l'Allemagne, mettant en lumière dix ans de cinéma muet, de la naissance du cinéma à la veille de la première guerre mondiale aux années 1926-1927, souligne le singulier plaisir qu'éprouvent les enfants allemands à se délecter de contes d'horreur, tenus éveillés pendant des heures, à se représenter L'Homme sans mains, ou Le Marchand de Sable.

Le rêve joue un rôle privilégié, permettant de renforcer l'illusion, en lui donnant toute la force de la réalité. La scène rêvée double le réel en prenant au pied de la lettre "lire dans les pensées". Elle prolonge en l'accomplissant de façon corporelle, le rapport de soumission du major et de ses jeunes élèves.

‘Es war, wie ich mich genau erinnere, in der Nacht vom achten auf den neunten September im Jahre 17- als ich lebhaft, als geschähe es wirklich, träumte, der Major öffne leise meine Tür, käme langsam an mein Bett geschritten und lege , mich mit seinen hohlen schwarzen Augen auf furchtbare Weise anstarrend, die rechte Hand auf meine Stirn über die Augen , und doch könne ich vor mir stehen sehn. - Ich ächzte vor Beklemmung und Entsetzen - da sprach er mit dumpfer Stimme: "Armes Menschenkind, erkenne deinen Meister und Herrn! - Was krümmst und windest du dich in deiner Knechtschaft, die du vergebens abzuschütteln strebst? - Ich bin dein Gott, der dein Innerstes durchschaut, und alles was du darin jemals verborgen hast oder verbergen willst, liegt hell und klar vor mir. Damit du aber nicht wagst, an meiner Macht über dich, du Erdenwurm, zu zweifeln, will ich auf eine dir selbst sichtbarliche Weise in die geheimste Werkstatt deiner Gedanken eindringen. "- Plötzlich sah ich ein spitzes glühendes Instrument in seiner Hand, mit dem er in mein Gehirn fuhr. Uber den fürchterlichen Schrei des Entsetzens, den ich ausstiess, erwachte ich in Angstschweiss gebadet - ich war der Ohnmacht nahe.41(ZB, p. 57, 58)’

Le récit du rêve de l'enfant fait par le baron peut faire l'objet d'une pluralité de lectures, lecture psychanalytique du rêve, recherche d'un caractère autobiographique, analyse structurale, thème littéraire, rhétorique du rêve...

Dans la mesure où nous nous attachons aux figures du Double, ce qui peut retenir notre attention, c'est la signification du rêve, récit spéculaire dans Le Magnétiseur , et la place du magnétisme dans une analyse du Double.

L'enfant, à son réveil, au clair de lune, respirant l'air frais de la nuit, la fenêtre ouverte, voit - seconde apparition donnée comme réelle celle-là - le major sortir dans la campagne. Tout se passe comme si le jeune garçon ne se retrouvait pas dans ces scènes singulières qui ont en commun de le mettre en scène avec le major, et de provoquer la terreur (Angst ). En clôture du récit d'enfance, la mort du Major, ou plutôt la découverte du cadavre, en grand uniforme danois rouge, les lèvres bordées d'une écume sanguinolente, dans une chambre parfaitement close, dont il a fallu briser la porte.

Pas d'explication rationnelle, mais au contraire mise en évidence de signes de l'intrusion de l'irrationnel : le verrou de la chambre tiré à l'intérieur, la porte qui donne sur le jardin cadenassée comme la veille au soir. Pas de commentaire sur la double présence du major hors de la chambre, hors de son corps mortel, dans le rêve de l'enfant, et se dirigeant vers la campagne, en faisant claquer la grille du jardin.

Trois temps constituent l'histoire :

  • Le major pénètre dans la chambre fermée de l'enfant allongé sur son lit, et pénètre à l'intérieur de son cerveau ( chambre étouffante - oppression )

  • L'enfant croit entendre la voix du major qui l'appelle à plusieurs reprises par son prénom. ‘Es war mir, als höre ich die Stimme des Majors, der wie aus weiter Ferne, mich mehrmals bei dem Vornamen rief’ (p. 58). Il ouvre les fenêtres et voit, à la clarté de la lune, le major qui ouvre la grille et part dans la campagne.

  • Retour en procession avec des flambeaux jusqu'à la chambre close. Le major est allongé mort sur le sol.

Le noyau de l'histoire n'est pas centré sur un personnage soudain aux prises avec une aventure, une rencontre/déchirure du quotidien (Le Chevalier Gluck , Don Juan ), mais sur une interrogation : Nos rêves sont-ils des mensonges, des faux semblants, ou annoncent-ils une réalité autre? Les récits se succèdent, s'entrecroisent, prennent leur sens une fois rapportés à la chaîne qui les relie.

Notes
37.

"Je ne puis dissimuler qu'aujourd'hui même , le 9 septembre, je suis vivement préoccupé d'un souvenir de ma jeunesse dont il m'est impossible de m'affranchir, et si je vous racontais cette aventure(...)"(p.102 vol.1, Contes fantastiques , Marabout. Traduction de Henri Egmont, revu par Madeleine Laval )

38.

"Vous savez que j'ai reçu mon éducation militaire à l'Académie équestre de Berlin. Parmi les maîtres qui y professaient, il se trouvait un homme que je ne saurais oublier de ma vie. A présent même, je ne puis penser à lui sans un secret frisson, je dirais presque sans horreur; il me semble souvent qu'il va ouvrir la porte et paraître devant moi tel un fantôme! Sa taille gigantesque paraissait encore plus haute à cause de son extrême maigreur; tout son corps semblait n'être qu'un assemblage d'os et de nerfs."(M1 p.102)

39.

"Mais ces jours-là étaient ordinairement suivis d'une tempête furieuse, qui forçait tout le monde à fuir ou à se cacher devant lui. Alors il endossait dès le matin son uniforme danois rouge et passait toute la journée, que ce fût l'été ou l'hiver, à courir à pas de géant dans le grand jardin attenant au palais de l'Académie. On l'entendait seul, en danois , avec une voix épouvantable et les gestes les plus frénétiques. Il tirait son épée et semblant avoir affaire à quelque redoutable adversaire, il donnait et parait des bottes, jusqu'à ce qu'un coup de sa main renversât son antagoniste imaginaire; alors il paraissait broyer de ses pieds le cadavre en proférant des jurons et des blasphèmes épouvantables; puis d'une course étonnamment rapide, il se sauvait à travers les allées, grimpait aux arbres les plus élevés et se livrait de là-haut aux bruyants éclats de rire ironique qui nous glaçait de terreur lorsque nous l'entendions de l'intérieur du logis."( M1, p.103)

40.

"Il me semblait, en effet qu'une puissance supérieure me contraignit à lui rester fidèlement dévoué, comme si l'instant où cesserait mon attachement dût être aussi celui de ma perte. Bien que sa présence me causât toujours une certaine satisfaction, j'éprouvais cependant, en même temps, une sorte d'inquiétude, de contrainte insurmontable, qui comprimait toutes mes facultés, et je frémissais malgré moi de cet étrange état. Quand j'étais resté longtemps près de lui, qu'il m'avait témoigné un redoublement d'amitié et que surtout, tenant le regard fixé sur moi et serrant étroitement ma main dans la sienne, il m'avait à son habitude entretenu de mainte histoire merveilleuse, il arrivait que cet état d'esprit si singulier me réduisît à l'épuisement le plus extrême. Je me sentis affaibli et abattu au point de défaillir."( M1, p.104)

41.

"C'était, je me le rappelle sans erreur possible, dans la nuit du 8 au 9 septembre de l'année 17... Je rêvai donc, et mon illusion avait toute la force de la réalité, que le major ouvrait doucement ma porte, qu'il s'approchait de mon lit à pas lents, et que fixant sur moi l'effrayant regard de ses yeux noirs et enfoncés, il posait sa main droite sur mon front et sur mes yeux, sans que cela m'empêchât de le voir debout devant moi. Le saisissement et la peur m'arrachèrent des gémissements. Il dit alors d'une voix sourde : "Misérable enfant de la terre, reconnais ton seigneur et maître! A quoi bon te raidir et te débattre sous un joug dont tu cherches en vain à t'affranchir? Ainsi que ton Dieu, je lis dans la profondeur la plus intime de ton être, et tout ce que tu as jamais tenu secret, tout ce que tu voudrais cacher encore, m'apparaît clairement. Mais pour que tu n'oses pas, misérable ver de terre, douter de ma puissance absolue sur toi, je veux pénétrer dans le sanctuaire de tes pensées d'une manière qui soit perceptible à tes sens." Soudain, je vis étinceler dans sa main un instrument pointu avec lequel il fouilla mon cerveau!... A l'horrible cri de terreur que je poussai je me réveillai, baigné de sueur d'angoisse et prêt à m'évanouir." ( M1, p.104, 105)