2 - Les doublures du peintre Bickert

Les histoires que racontent les personnages, chacun à leur tour après le vieux baron, le peintre Bickert, Ottmar, n'ont d'autre fonction que de mettre en scène, sur le devant de la scène, les rêves, le sommeil, en faisant planer ce que Freud appellera un sentiment d'inquiétante étrangeté (Das Unheimliche 42 ) . L'Unheimlich , c'est ce qui n'appartient pas à la maison, ce qui est étranger. Les récits font tous revivre des moments particuliers où les conteurs, directement ou indirectement, ont fait l'expérience de l'étrangement inquiétant, avec la toute puissance de la pensée, l'introduction dans le monde réel de forces obscures, la disparition des frontières qui séparent le monde des vivants et le monde des morts. Le Magnétiseur vise à prouver et à ranimer des croyances disparues, des craintes entretenues par les"contes de nourrices" chez l'enfant, refoulées ensuite.

Jean Paul souligne, dans sa préface aux Fantasiestücke , le caractère particulier de cette histoire où le magnétisme joue un rôle essentiel.

Le peintre Bickert accorde la priorité non pas à la vie intérieure dont le monde extérieur ne serait que le reflet, mais à la nature qui nous gouverne.

‘Unser sogenanntes intensives Leben wird von dem extensiven bedingt, es ist nur ein Reflex von diesem, in dem aber die Figuren und Bilder, wie in einem Hohlspiegel aufgefangen, sich oft in veränderten Verhältnissen und daher wunderlich und fremdartig darstellen, unerachtet auch wieder diese Karikaturen im Leben ihre Originale finden. Ich behaupte keck, dass niemals ein Mensch im Innern etwas gedacht oder geträumt hat, wozu sich nicht die Elemente in der Natur finden liessen; aus ihr heraus kann er nun einmal nicht.43 (ZB, p. 61)’

Le vocabulaire utilisé par Hoffmann et placé dans la bouche du peintre, l'artiste le mieux placé pour copier le "réel"met en place la réalité psychique comme Figuren und Bilder tirées du réel (vécu/fictif?), mais en constituant un Reflex sous l'effet d'une sorte de Hohlspiegel (miroir concave).

Dans le cadre qu'a posé Hoffmann, un échange sur les rêves, le sens est donné par la pluralité des voix. Pour le peintre 44, c'est à partir du vécu que notre esprit extrait ce qui constitue l'écume de nos rêves (Schaum des Traums ). Un travail volontaire modèle les rêves (Cf. textes de Baudelaire). Bickert prépare ses rêves de la nuit.

‘Ich, meinesteils, dessen gute Laune vorzüglich abends unverwüstlich ist, wie man mir einraümen wird, präpariere förmlich die Träume der Nacht, indem ich mir tausend närrische Dinge durch den Kopf laufen lasse, die mir dann nachts meine Fantasie in den lebendigsten Farben auf eine höchst ergötzliche Weise darstellt; am liebsten sind mir aber meine theatralischen Darstellungen.45(ZB, p. 61)’

Figures (et non "personnages" cf. la différence qu'établit Barthes), théâtre, dispositif optique, au travers du peintre, Hoffmann trace un portrait en rapport sans doute avec le dessinateur Callot, comme l'indique le titre, mais aussi avec sa propre création.

‘Wir sind (...) im Traum,(...) die herrlichsten Schauspieldichter und Schauspieler, indem wir jeden ausser uns liegenden Charakter mit allen seinen individuellsten Zügen richtig auffassen und mit der vollendesten Wahrheit darstellen. Darauf baue ich denn, und denke so manchmal an die vielfachen komischen Abenteuer auf meine Reisen, an manche komische Charaktere, mit denen ich lebte, und da gibt mir denn nachts meine Fantasie, indem sie diese Personen mit allen ihren närrischen Zügen und Albernheiten auftreten lässt, das ergötzlichste Schauspiel von der Welt. Es ist, als habe ich mir abends vorher nur den Cannevas, die Skizze des Stücks gegeben, und im Traum würde dann alles mit Feuer und Leben nach des Dichters Willen improvisiert. Ich trage die ganze Sacchische Truppe in mir, die das Gozzische Märchen mit allen aus dem Leben gegriffenen Nuancen so lebendig darstellt, dass das Publikum, welches ich auch wieder selbst repräsentiere, daran als etwas wahrhaftiges glaubt.46( ZB, p. 61, 62)’

C'est en pensant aux originaux rencontrés, aux lieux étranges ( le passage qui faisait communiquer l'hôtel avec le théâtre, à Bamberg ), aux nombreuses aventures de ses voyages, la nuit, que l'imagination de Bickert/Hoffmann se donne un spectacle florissant.

A lui seul, Bickert se dit valoir toute une troupe : le mimétisme du théâtre, (Commedia dell'Arte, gravures de Callot) permet de mettre en scène des doublures du Moi dans une construction qui est création : Darauf baue ich...

A côté de ces rêves volontaires et provoqués, - on pense à Rimbaud dans Les Illuminations -, chacun peut trouver dans le rêve une explication fantastique à un événement réel. Ce que le rêveur peut voir en rêve, c'est son double, mais un double abimé, humilié, se présentant sans culotte chez la princesse Almadasongi, ou encore réduit à l'inexistence d'une ombre.

‘"War ich nicht bei der Prinzessin von Amaldasongi zum Tee eingeladen? hatte ich nicht den herrlichsten Tressenrock an mit gestickter Weste? sprach ich nicht das reinste Italienisch lingua toscana in bocca romana?- war ich nicht verliebt in die herrliche Frau (...) als ein zufällig abwärts gerichteter Blick mich zu meinem Entsetzen wahrnehmen liess, dass ich mich zwar auf das sorfältigste hofmässig eingekleidet, aber das Beinkleid vergessen hatte? "47 (p. 63)’

Le baron, avec son rêve d'enfant qui avait suscité angoisse et épouvante, a fait émerger dans la soirée le sentiment d'inquiétante étrangeté. Le peintre entrecroise à ce premier thème, comme en contrepoint, sur un mode ludique, des figures morcelées, auxquelles il manque quelque chose (pièce de vêtement, morceau du corps), figures dérisoires et grotesques, sous le signe de l'illusion et du jeu, mais un jeu qui pourrait devenir tragique. Dans son rêve, Bickert se voit contraint, pour entrer dans le salon de ses grandes espérances, alors qu'il a retourné son vieil habit afin de lui donner un air de fraîcheur, de passer par "l'étroit coulisseau d'un poêle"(ein kleines Ofenloch ). On est passé de l'arrangement et des constructions féériques des rêves à volonté à une fantaisie cruelle qui torture et angoisse‘: "den grässlichen Traum, der mich gestern nacht geängstiget und gefoldert hat "’. ( ZB, p. 64)

‘Ach!- ich war ein Bogen Kavalierpapier, ich sass recht in der Mitte als Wasserzeichen, und jemand -es war ja eigentlich ein weltbekannter Satan von Dichter, aber mag's bei jemand bleiben - dieser Jemand hatte also eine unmenschlich lange, übel-zweispaltig--zahnichtgeschnittene Truthahnsfeder und kratzte auf mir Armen herum, indem er diabolische holperichte Verse niederschrieb. Hat nicht ein andere anatomischer Satan mich einmal zu seiner Lust, wie eine Gliederpuppe, auseinandergenommen, und nun allerlei teuflische Versuche angestellt?- z.B. wie es wohl aussehen würde, wenn mir aus dem Nacken ein Fuss wüchse, oder der rechte Arm sich zum linken Bein gesellte?48

En filigrane, ou comme dans un jeu de transparents, la figure de l'écrivain, un enragé de poète, quelqu'un qui n'est pas nommé, mais qui est bien un double de Hoffmann, réduit à une silhouette, sans épaisseur. La deuxième partie du rêve le met en scène sous forme de poupée articulée, désarticulée et soumise à la torture, ce qu'Hoffmann reprendra avec la poupée Olimpia. Dans ce qu'on peut considérer comme le premier état de la poupée Olimpia, c'est "JE" qui se voit dans le corps de la poupée, entre les mains d'un Satan anatomiste. La poupée Olimpia, c'est donc Hoffmann. La poupée Olimpia, poupée inanimée de bois, créée par Coppelius, ou son double Spalanzani, est le personnage principal de L'Homme au Sable ( Der Sandmann commencé à Berlin le 16 novembre 1815). Elle est reprise par Offenbach pour figurer dans Les Contes d'Hoffmann (1881). Hans Bellmer, comme Coppelius et Spalanzani, décide en 1934, de construire une poupée articulée à l'anatomie impossible dont il photographie les positions.49 La photographie joue un rôle semblable à celui du miroir. Le cinéaste David Cronenberg, dans Faux semblants (Dead Ringers , 1988), privilégie les instruments chirurgicaux qui permettent aux jumeaux de déformer et fouiller le corps de la femme.

Le vécu trouve sa consécration dans la zone du rêve. Le rêve se donne comme la mise en scène qui n'est plus contrôlée de ce qui va s'appeler l'inconscient. Il s'agit dans les deux récits, récit du baron et récit de Bickert, d'un rêve nocturne, sans fonction prophétique, même si dans le rêve/souvenir d'enfance du baron, l'apparition fantomatique du major dans le rêve coïncide avec sa mort.

Qu'il y ait possibilité d'interprétation analytique, dans ces récits qui datent des "temps préanalytiques", le travail de Freud le prouve. Freud toutefois, quand il travaille sur une matière littéraire (par exemple dans son étude de L'Homme au sable ), le fait souvent à la lumière de cas rencontrés chez ses patients.

Le texte du rêve trouve sa légitimation dans le reste du récit, où il est inséré : il contribue à ouvrir un espace à la création qui va se donner à voir, avec ce qui la fonde, un noyau fantastique ou fantasmatique originaire. C'est le contexte qui fournit les clés de la lecture.

Le rêve à côté ou derrière la vie stable, déterminée montre qu'il y a un envers, et l'évocation du rêve/souvenir (le vieux baron), la construction du rêve, constituent un pas sur le chemin de l'écriture, ou de la création.

Notes
42.

Le titre allemand a été traduit ainsi par Marie Bonaparte L'inquiétante étrangeté. Les textes ont été traduits par Marie Bonaparte en 1933, dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard. L'article de Freud Das Unheimliche est paru en 1919. (Imago ). On trouve, avec le même titre, une nouvelle traduction chez Gallimard (B. Féron) : L'inquiétante étrangeté et autres essais , 1985.

43.

"La vie que vous nommez intensive est déterminée par notre vie expansive, dont elle est pour ainsi dire le reflet. Mais ce reflet nous apparaît comme recueilli dans un miroir concave, de sorte qu'images et figures se présentent sous d'autres proportions et offrent par conséquent des formes bizarres et inconnues, bien qu'elles ne soient que les caricatures d'originaux vraiment existants. Je soutiens hardiment que jamais un homme n'a imaginé ni rêvé aucune chose dont les éléments ne pussent se retrouver dans la nature à laquelle nous ne pouvons jamais nous soustraire." (M1, p.107)

44.

Barthes dans S/Z , souligne la prééminence au 19°siècle du code pictural dans la mimesis littéraire." Où , quand cette prééminence du code pictural dans la mimesis littéraire a-t-elle commencé? Pourquoi a-t-elle disparu? Pourquoi le rêve de peinture des écrivains est-il mort? Par quoi a-t-il été remplacé?" R. Barthes, S/Z , Editions du Seuil, Points, 1970, p.62

45.

"Quant à moi qui manifeste, surtout le soir, comme on voudra bien me l'accorder, une bonne humeur à toute épreuve, je prépare à la lettre mes rêves de la nuit en me faisant passer par la tête mille folies qu'ensuite mon imagination reproduit, durant mon sommeil, avec les plus vives couleurs et de la manière récréative; mais je préfère à toutes les autres mes imaginations dramatiques" (M1, p.107)

46.

"Nous devenons en rêvant auteurs dramatiques et acteurs par excellence dans la mesure où nous saisissons avec précision et dans leurs moindres détails des individualités étrangères qui se présentent à notre esprit avec une parfaite vérité. Eh bien, c'est la base de mon système : je pense parfois aux nombreuses aventures plaisantes de mes voyages, à maints originaux que j'ai rencontrés dans le monde, et mon imagination, en ressuscitant la nuit ces divers personnages avec tous leurs ridicules et leurs traits comiques, me donne le spectacle le plus divertissant du monde. Il me semble alors que je n'ai eu devant moi, durant la soirée, que le canevas, le croquis de la pièce à laquelle le rêve, docile pour ainsi dire à la volonté du poète, vient communiquer la chaleur et la vie. Je vaux à moi seul la troupe entière de Sacchi, qui joue la farce de Gozzi, peinte et nuancée d'après nature, avec une telle puissance d'illusion que le public, représenté lui aussi par ma personne, y croit ni plus ni moins qu'à la réalité." (M1, p.107,108)

47.

"Ne me suis-je pas présenté chez la princesse Almadasongi, qui m'avait invité à venir prendre le thé, dans le plus magnifique habit galonné par-dessus une veste richement brodée, et parlant l'italien le plus pur,-lingua toscana in bocca romana? N'étais-je pas épris pour cette beauté ravissante d'un amour passionné tel qu'il sied à un artiste (...), quand je m'aperçus, à ma profonde consternation, que je m'étais bien habillé en tenue de cour et avec la dernière recherche, mais que j'avais oublié la culotte!" (vol 1 p.108)

48.

"Ha!... J'étais devenu une feuille de papier cavalier, ma silhouette figurait juste au milieu en guise de marque filigranée; et quelqu'un... c'était en fait, un enragé de poète bien connu de tout le monde, mais disons quelqu'un... ce quelqu'un était armé d'une plume de dindon, démesurément longue, mal fendue et dentelée, avec laquelle, tandis qu'il composait des vers raboteux et barbaresques, il griffonnait sur moi, pauvre infortuné, et me lacérait dans tous les sens. Une autre fois , un démon d'anatomiste ne s'est-il pas amusé à me démonter comme une poupée articulée et à torturer mes membres par toutes sortes d'essais diaboliques, voulant voir, par exemple, quel effet produirait un de mes pieds planté au milieu du dos, ou bien mon bras droit fixé dans le prolongement de ma jambe gauche?..." (vol 1 p.109)

49.

" Le corps, il est comparable à une phrase qui nous inviterait à la désarticuler, pour que se recomposent à travers une série d'anagrammes sans fin, ses contenus véritables" cité dans Bellmer , Cnacarchives, 1971, p. 94