3 - Qui parle? Qui rêve?

Le fait qu'Hoffmann réunisse dans un même récit différents personnages, autour d'un bol de punch, fait circuler la parole d'un narrateur à l'autre, parole narrative-voix narrative qui livre un récit autour d'un feu mourant dans la cheminée, une bien vilaine nuit d'automne. La flamme éclaire les visages de reflets, et Maria elle-même se voit comme une sorte de reflet :

‘"Was ihr nur noch heute aus mir machen werdet", rief Maria mit heiterm Ton;"kaum habe ich die nächtlichen Fantasien und Erscheinungen überstanden, so findest du in mir selbst etwas Geheimnisvolles, und wenn ich auch weder an den fürchterlichen Major, noch sonst an irgend einen Doppelgänger mehr denke, so laufe ich doch Gefahr, mir selbst gespenstisch zu werden und vor meinem eigenen Bilde im Spiegel zu erschrecken."
-- Das wäre denn doch arg", sagte der Baron lachend, "wenn ein sechzehnjähriges Mädchen nicht mehr in den Spiegel sehen dürfte, ohne Gefahr ihr eigenes Bild für eine gespentische Erscheinung zu halten. Aber wie kommt es, dass wir heute von dem fantastischen Zeuge nicht loskommen können?" 50 (ZB, p. 66, 67)’

Le terme Doppelgänger , traduit par Albert Béguin par spectre , est employé par Jean Paul pour désigner le Double que nous appelons aussi ombre . C'est le terme retenu par Otto Rank pour son étude (voir plus haut). Le reflet dans le miroir, qui joue un grand rôle dans les récits liés au Double, Spiegelbild , peut se dresser menaçant, comme c'est le cas ici pour Maria, mais il peut aussi inquiéter par son absence : C'est le thème de la quatrième partie de Die Abenteuer der Silvester-Nacht Die Geschichte vom verlornen Spiegelbilde .

La crainte de Maria qui est passée de l'angoisse causée par le fantôme à la crainte du miroir, se rattache à l'influence persistante de l'interdit du miroir.51

Les conditions sont réunies, dans et par le discours, pour l'installation dans le fantastique. Il y a prolifération de récits, mais alors que les récits du baron et de Bickert mettaient en scène leurs propres souvenirs et leurs rêves, les récits qui suivent préparent, à l'arrière-plan, l'entrée d'Alban, qui sera le véritable centre de l'histoire, le magnétiseur, celui par qui tout arrive, avec Maria comme victime désignée : Was ihr nur noch heute aus mir machen werdet . "Qu'allez-vous faire de moi ce soir?" Ce que tous regardent, c'est celui qui manque à l'assemblée, mais qu'on sait dans la maison, absent/présent, à partir duquel le regard sur le merveilleux -wunderbar - s'est modifié. Le récit d'Ottmar, en fait, est un récit que lui a fait son ami Alban; Ottmar fait donc entrer Alban dans le récit, en servant lui-même d'écran et de "passeur" ou médiateur. Le récit écran à la fois cache et manifeste, comme peut le faire un miroir. Maria fait part de son inquiétude face aux récits d'Alban qui, s'ils ne causent pas une profonde terreur, provoquent une telle tension d'esprit, qu'on se sent pourtant épuisé ( man sich doch erschöpft fühlt ). L'épuisement de Maria reprend en reflet l'épuisement du Baron enfant (Erschöpfung ). Le vampirisme peut donc apparaître comme une variante de cette mise en péril qui passe de l'âme au corps.

Notes
50.

"Qu'allez-vous encore faire de moi ce soir? s'écria Marie plaisamment; à peine ai-je échappé aux apparitions et aux imaginations nocturnes, que tu vois en moi-même quelque chose de mystérieux, et que je cours encore risque, quand même je ne songerais plus au terrible major ni à aucun autre spectre de son espèce, de me prendre moi-même pour un fantôme, et d'avoir peur de ma propre image réfléchie dans une glace.-- Il serait vraiment fâcheux, dit le baron en riant qu'une jeune fille de seize ans fût réduite à ne plus pouvoir se regarder au miroir sans prendre sa propre image pour un fantôme; mais d'où vient donc qu'aujourd'hui nous ne pouvons nous débarrasser du fantastique?" (M1, p.111)

51.

C'est une coutume très répandue de couvrir les miroirs, ou de les tourner vers le mur quand un décès a lieu dans une maison. James George Frazer l'explique ainsi : "On craint que l'âme, projetée hors de la personne sous la forme de réflexion dans le miroir, ne soit ravie par l'ombre du défunt qui, on le suppose communément, doit errer à travers le logis jusqu'à son enterrement. La coutume forme ainsi un cas exactement parallèle à l'usage Aru de ne pas dormir dans une maison après un décès, de peur que l'âme, projetée hors du corps dans un rêve, ne rencontre l'esprit du mort et ne soit entraînée par lui. Dans l'Oldenbourg, on croit que si une personne voit son image reflétée dans un miroir après un décès, elle mourra aussi. On recouvre donc de linge blanc tous les miroirs de la maison.(...) De l'avis des Raskolniks, un miroir est un objet maudit inventé par le diable, peut-être parce qu'on lui attribue le pouvoir d'attirer l'âme qu'il réfléchit et de faciliter ainsi sa capture." J.G. FRAZER, Le Rameau d'or, Tabou et les périls de l'âme , Laffont, Bouquins,1981 (Taboo and the Perils of the Soul , Cambridge, 1911)